Le réel médiatisé

Sur la télévision américaine…

Sylvie Thouard

Aux États-Unis, royaume de la télé, on ne peut s’étonner du développement d’un cinéma du réel médiatisé – par la télé. Si l’on veut bien admettre que la télévision est « réelle », la vieille question de la représentation se déplace-t-elle ? Peut-être faut-il commencer par se poser des questions simples : comment cadrer les images télévisées ? Les montrer telles quelles, se placer à leur réception et inclure l’objet téléviseur, ou bien filmer les coulisses de leur fabrication ? Et que faire de toutes ces heures sur toutes les chaînes ? L’importance du montage n’en devient que plus évidente, et celle de la prise de position du documentariste dans la mise à jour de l’organisation de ce champ immense. Aujourd’hui, il y a chez certains un sentiment d’urgence, comme un choix moral inévitable, à parler de l’aujourd’hui télévisé. Mais si leur ton se fait trop accusateur, s’ils ne prennent pas les gants des formes documentaires moulées au « packaging » télé, alors leurs films ne passent pas. Et ce n’est pas dû à des manques à la « qualité », l’image de marque de la télévision publique, puisque les exemples que j’ai choisis ont tous été « salués par la critique ».

La tradition du questionnement de l’archive-film se poursuit et s’étire vers l’archive télévisuelle : en 1987, dans Ethnic Notions, Marlon Riggs examinait, commentaires et interviews à l’appui, les représentations des Noirs américains dans les films d’Hollywood, les cartoons, et, à la fin de son panorama, à la télé. Aujourd’hui, ce sont les représentations télévisuelles qu’il questionne dans Color Adjustment : alors que défilent des extraits de sitcoms vantant la famille noire des classes moyennes, des titres apparaissent, Beware, Is this positive ? qui soulèvent la question de l’impact de la télévision sur son audience. mais pour l’essentiel, ses décorticages de stéréotypes, voire de self-représentations (Bill Cosby), sont ancrés dans une tradition académique, sont politiquement corrects, et diffusés par la télévision publique, PBS. Par contre, soit dit en passant, Tongues Untied, un beau détour expérimental par sa propre représentation des homosexuels noirs américains, a soulevé d’énormes problèmes lors de sa diffusion.

C’est justement un problème que pose The Panama Deception : recevant l’Oscar du meilleur documentaire 1993, sa réalisatrice Barbara Trent, annonce aux millions de téléspectateurs des Acadamy Awards que PBS refuse la diffusion du film. On se demande quel peut bien être son plus grand péché : la mise à nu des méthodes et objectifs de l’administration Reagan-Bush au Panama (annuler le traité Carter qui stipule le retrait des troupes américaines en l’an 2000), ou ses accusations impertinentes. Il y a bien longtemps qu’on n’a pas entendu une voix si clairement accusatrice tout au long d’un film. Elle accuse : la télé servirait le pouvoir en place. Tandis que les militaires empêchent les journalistes de filmer – presque pas de vidéos des trois premiers jours de l’invasion – dans leurs studios, les présentateurs stars diffusent les versions officielles qui minimisent le nombre des victimes (la presse américaine parle de centaines, les Européens de milliers). Montant côte à côte les informations des principaux networks (qui apparaissent alors plus semblables que différents), elle accuse la télévision de mal dire, et de non dire (les condamnations internationales, les vrais motifs de Bush ). Et en contrepoint, sa caméra part filmer ce que la télé, peu encline à la prise de conscience, ne montre pas : interviews des victimes, séquences dans les camps de réfugiés, Panama après l’invasion. La documentariste s’engage dans un double processus de connaissance, du réel télévisuel, et du réel que la télévision ne montre pas. Et dans une problématique de la preuve.

Les preuves du non-dit

Il faut substancier l’accusation de non-dit. Pour les réalisateurs de Manufacturing Consent, les preuves du non-dit (par les mass media en général) ont été apportées par Chomsky : il leur reste à filmer (et ce n’est pas si simple) les 1175 pouces de texte dévolus par le New York Times au Cambodge de Pol Pot, à côté des 70 pouces consacrés au Timor Oriental. Quant à l’absence de Chomsky lui-même de la télévision américaine (comment filmer l’absence), elle est révélée par sa présence sur de multiples télévisions étrangères ou alternatives. Mais l’absence, dans le célèbre magazine d’information Nightline, des femmes et des minorités raciales, est dite par les données du rapport FAIR (92% des invités sont blancs, 89% sont mâles – comme Chomsky). Est-ce dire que ces documentaristes accusent la télévision d’être consciemment au service du pouvoir ? Non. Parfois le pouvoir empêche les journalistes de filmer (au Panama), mais surtout ils ont absorbé ses valeurs. La réalité télévisuelle est présentée comme une absorption/transmission de l’idéologie dominante, sa force d’inertie.

Force d’inertie

La preuve, encore, de cette force d’inertie, est apportée par David Shulman dans Counterfeit Coverage, un documentaire sur la préparation télévisuelle de la Guerre du Golfe. Des sondages déterminent quels éléments manquent pour convaincre le citoyen-téléspectateur de la nécessité de la guerre (images, par exemple, de la résistance koweitienne). Et les télévisions reçoivent des documents vidéos filmés et prémontés par une agence de relations publiques au service du Koweit. Shulman compare les vidéos reçues par les chaînes et l’usage qu’elles en font – et elles en usent largement. Au-delà de la question de la guerre du Golfe (le documentaire s’arrête quand elle commence, soutenue par la majorité des Américains), au-delà de la nouvelle utilisation de vidéos offertes aux télévisions par des agences de relations publiques, c’est bien sûr une question d’éthique qui est posée (la télévision se rassurerait à ce sujet en posant au pouvoir des questions sans pertinence).

Inscrivant une problématique de l’éthique, le documentariste s’y confronte. Shulman avait réalisé Race Against Prime Time en 1984, montrant les « newsrooms » des télévisions locales et les informations télévisées qui en sortaient lors de violentes émeutes raciales en Floride ; dans la dernière partie de son documentaire il « s’est senti obligé » de filmer lui-même les quartiers concernés. L’engagement consiste à ne pas seulement démonter l’organisation du « réel télévision », mais à en sortir, à dire autrement. Ceci ouvre la porte à de nombreux films, mais je voudrais parler, trop brièvement, de Far From Poland : comme le titre l’indique, sa réalisatrice Jill Godmilow ne va pas en Pologne, et accompagne sa présentation de Solidarité d’une réflexion sur sa pratique de documentariste et des codes narratifs documentaires. Quelques exemples : l’annonce, en cours de film, du nom des acteurs d’interviews re-créés, de leur date et lieu de parution dans la presse écrite, leur évidente mise en scène, fait penser à une critique implicite et active du reality show. Quant à la simple question « comment cadrer la télé ? » , elle la complique beaucoup, puisqu’elle fait diverses installations sur des téléviseurs – fruits, faucille et marteau, etc. ou se met en scène regardant la télé. La question de l’éthique est retournée, de la télévision vers le documentariste.

Alliance

Et puis, il y a aussi les documentaires qui ne sont pas contre, mais « tout contre » la télé. Ou pour mieux parler, qui ne semblent pas prendre de distance critique par rapport à la réalité télévisée, mais plutôt faire alliance avec elle, ou du moins s’en servir. Je parle encore des multiples usages de l’archive-télé qui apparaît, de-ci, de-là, dans de nombreux films. Cependant, dans certains d’entre eux, elle occupe une place si importante qu’elle force à voir le « réel médiatisé » en tant que tel. Who Killed Vincent Chin, est a priori un film sur la justice américaine: après une altercation dans un bar de Detroit, des OS de l’industrie automobile tuent un Chinois-américain à coups de batte de baseball, le croyant Japonais ; ils ne feront pas un jour de prison. Les archives télé sont omniprésentes – les procès durent plus de deux ans, et les informations en rendent compte régulièrement. Mal transférées en 16 mm avec barre et clignotements vidéo – un choix de la réalisatrice Chris Choy –, elle produit cet « effet de réel » si particulier à la télé. En fait, les interviews des témoins et protagonistes, calmement filmées a posteriori, ont l’air d’être « mises en scène ». Les archives télé servent aussi à dater les étapes de l’histoire, tiennent lieu de « journal ». Mais c’est bien plus qu’une chronologie qu’elles procurent : le tournage commença en cours de procès, et pourtant elles apparaissent tout au long du film. C’est que les infos-télé parlent au présent, toujours. Elles sont la dramatisation de l’événement, au présent. D’où une trouble relation au documentaire : partenaires et différents.

Enfin, il y a l’approche « mieux vaut en rire ». La parodie Michael Moore en use dans Pet or Meat, sa suite à Roger and me. En début de film, il s’amuse non seulement à se montrer dans toute sa gloire médiatique, objet de nombreuses interviews après son succès, mais aussi à parodier le documentaire « bon chic, bon genre » de la télévision publique. Cette approche, drôle, vient d’être récompensée. (La parodie : critique, tribut ?) Une des chaînes commerciales, NBC, vient de lui laisser réaliser une parodie des magazines d’information traditionnels et l’a diffusée au mois de juin. NBC envisagerait même de confier à Michael Moore une heure hebdomadaire, situation qu’il qualifie de « sorte de rêve bizarre ».

Ce n’est un mystère pour personne que la plupart des documentaires sont produits, du moins en partie, par la télévision. Aux États-Unis, une production indépendante est difficile mais possible grâce aux financements d’agences d’État, ou de fondations privées. Cela dit, The Panama Deception, malgré son Oscar, n’a été diffusé que par la station PBS de San Francisco et par une station locale câblée, et malgré les six semaines où il a tenu l’affiche dans un cinéma à New York, Manufacturing Consent est un film canadien, et bien que David Shulman soit américain, Counterfeit Coverage fut commandité par Channel 4 (Royaume-Uni), et distribué beaucoup plus tard, en « extraits » aux États-Unis. La télévision américaine fait une petite place à l’auto-critique, derrière celle très large accordée à l’auto-satisfaction des rétrospectives du genre Dix ans de Télévision. C’est dans cet espace, si mince soit-il, que peuvent s’inscrire les films interrogeant le monde médiatique. Ces dernières années, ceux qu’on appelle ici les « néo-conservateur » , ont dénoncé assidûment les journalistes « libéraux » et restreint plus encore la place étroite accordée à la dissidence. On ne peut que souhaiter que les documentaristes jouent au maximum de leur marge de manœuvre limitée, et même la débordent. Mais, ici comme ailleurs, un cinéma du réel médiatisé – par la télé – soulève nécessairement la question de son indépendance à la production et à la diffusion.


  • Manufacturing Consent
    1992 | 2h47 | 16 mm
    Réalisation : Mark Achbar, Peter Wintonick
    Production : ONF, Necessary Illusions

Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 103, 1er trimestre 1994)