Le rêve américain

Entretien avec Barbara Kopple

Sylvie Thouard

Barbara Kopple et son nouveau film American Dream seront à Lussas. En avant-programme, voici ce que nous a envoyé de New York notre collègue Sylvie Thouard. L’interview est daté du 19 juin 1991.

Barbara Kopple vient de recevoir l’Oscar du meilleur documentaire pour American Dream, le Grand Prix du jury et les Prix du Public et des Réalisateurs à Sundance, le Golden Gate Award du Festival de San Francisco, etc. En 1976, elle avait déjà reçu un Oscar pour Harlan County USA, Variety avait alors classé le film parmi les tops 50 aux côtés de King Kong et Marathon Man. Il vient d’être nommé par le Congrès « American Film Classic », une sorte de trésor national. Il n’empêche que la production d’American Dream a été un casse-tête financier, et l’est encore.

American Dream se passe à Austin, une petite ville ouvrière du Minnesota. En 1984 la Hormel company, entreprise de conditionnement de viande, décide de réduire les salaires horaires de $10,69 à $8,25. Les 1500 ouvriers de l’usine d’Austin se mettent en grève et font appel à Ray Rogers, le fondateur de Corporate Campaign dont la spécialité est de renforcer l’efficacité des luttes ouvrières en gagnant l’attention des médias. La section syndicale d’Austin, Local P9, se retrouve en lutte non seulement contre Hormel, mais contre les responsables nationaux du syndicat, United Food and Commercial Workers, opposés à la grève. À la fin du film, la UFCW exclut les responsables de P9 et négocie directement avec Hormel un contrat qui ne garantit pas le réemploi de ceux qui ont honoré les piquets de grève. Un peu plus tard, Hormel sous-traite la moitié de l’usine à une nouvelle société, qui embauche à $6,50 de l’heure.

Le film documente la lente détérioration des relations syndicales, de la grève, des vies de ceux qui la font, et les déchirements de ceux qui choisissent de ne plus la faire. Il oscille entre le micro et le macroscopique de l’Amérique des années 80.

Après Harlan County, vous avez choisi de documenter un autre conflit du travail.

Barbara Kopple: J’ai fait d’autres films entre-temps. Mais Harlan County et American Dream sont mes deux grands projets, ceux dans lesquels j’ai investi le plus de temps, de passion.

Il semble que vous combliez un vide. On produit ici très peu de documentaires sur ces sujets.

On en produisait beaucoup. Mais c’est très dur, épuisant. Il est très difficile maintenant de trouver de l’argent pour ce type de sujet… et pour n’importe quel documentaire. Ça limite ce qu’on peut faire. Je fais des films sur des ouvriers parce que ce sont vraiment eux qui font ce pays, et qu’ils sont peu représentés. Et je le fais aussi par ce que j’aime ça. J’aime vivre dans leurs villes, faire partie de leur communauté, vivre entre New York et une petite ville où tout le monde vous connaît. Quand j’ai commencé à filmer, personne ne me parlait. Et puis ils se sont rendus compte pourquoi j’étais là et les gens venaient s’asseoir avec moi au café : « c’est vous qui faîtes un film ? » et ils me racontaient leurs vies. Ça leur paraissait incroyable que quelqu’un s’intéresse à eux, à leur histoire.

Cela répond en partie à la question: « comment arrivez-vous à filmer tous les habitants d’une petite ville, en particulier quand certains choisissent de briser la grève et de reprendre le travail ? »

Parce que ces décisions étaient importantes pour eux et qu’ils voulaient en parler pour qu’on les comprenne. De plus la réalité a pris le dessus, je n’ai joué aucun rôle dans leur décision. Et puis je suis restée si longtemps là-bas que je faisais partie des meubles !

Vous avez pu filmer aussi les désaccords des responsables syndicaux de l’UFCW, la section locale P9, les dissidents de P9, les responsables nationaux, et même le meeting où ils font scission.

Ils m’ont laissée filmer à cause de ma persévérance. Et peut-être parce que je suis une femme. Je leur faisais probablement moins peur qu’un homme. Et là encore je crois qu’ils comprenaient l’importance de parler de cette période difficile, et ils sentaient que j’avais de la sympathie pour tous. Au fond leurs différences étaient essentiellement stratégiques et tactiques. Lewie Anderson, responsable national, pensait que P9 avait tort parce que leurs salaires étaient plus élevés qu’ailleurs, et qu’on n’attaque pas l’entreprise qui paie le plus, on fait augmenter les salaires des autres. Jim Guyette, de P9, pensait : « on nous a promis de ne pas diminuer nos salaires, on nous trahit et nous allons nous battre ».

Mais il était clair que pour les corporations il s’agissait seulement d’augmenter les profits.

Avez-vous penché vers l’une ou l’autre des différentes stratégies syndicales ?

Non, bien sûr j’aurais aimé que les membres de P9 retrouvent leur salaire de départ, mais je n’ai pas voulu prendre parti entre eux et Lewie Anderson. J’ai voulu dire: « tous ces gens veulent aider le mouvement ouvrier, travaillent dur, et sont dans une situation épouvantable ». J’ai essayé de me servir de P9 pour montrer en microcosme ce dont beaucoup font l’expérience, non seulement ici mais dans d’autres pays. J’ai voulu montrer tous les côtés. Je n’ai pas voulu faire un film de propagande syndicale parce que cela aurait nui aux syndicats eux-mêmes. Il est temps qu’ils examinent ce qui ne va pas et en fassent quelque chose. J’ai aussi parlé le plus possible des corporations pour que, pour la première fois peut-être, nous puissions entrer dans leur façon de penser.

L’Amérique-Reagan

Quand je vous ai rencontrée en 89, vous montiez encore le film. Vous m’avez dit qu’il caractériserait la situation des syndicats dans les années 80, l’ère Reagan. Le saviez-vous au début du tournage ?

Non, quand j’avais fait Harlan County, on pouvait voir les choses en noir et blanc. Dans l’ensemble il y avait des sentiments pro-syndicaux dans ce pays. Dans American Dream tout est gris. J’ai commencé à tourner à Worthington dans le Minnesota, à 80 miles au nord d’Austin. J’avais entendu dire qu’une usine Armour allait fermer. Elle a été reprise par Swift (toutes deux des meat packing companies, sociétés de conditionnement de la viande) et les salaires sont tombés à $6,50 de l’heure de leur niveau précédent : $10,69. Seulement 11% des salariés ont été réembauchés. Ils ont pris de jeunes fermiers à leur place. J’ai filmé tous ces gens qui se sentaient coupables, qui pensaient : « je ne comprends pas, j’ai toujours travaillé dur, je n’ai pas manqué un seul jour » comme si c’était de leur faute. Ils se sentaient totalement impuissants.

Je trouvais cela très déprimant et je me demandais ce qui avait changé depuis l’époque d’Harlan County où les gens avaient l’énergie de se battre. J’ai filmé toute l’histoire. À la fin, on voyait cet homme déménager avec toute sa famille pour aller chercher du travail au Texas, un peu une image des Raisins de la Colère. Et soudain j’entends à la radio – nous sommes au Minnesota – qu’à Austin les ouvriers disent « ça suffit », « we’re not going to take it ». En réalité ils écoutaient cette chanson des Twisted Sisters, We’re not going to take it.

Immédiatement je suis allé à Austin et j’ai trouvé des gens prêts à se battre. Worthington était révélateur des années 80, de l’ère Reagan, avec PATCO (syndicat des aiguilleurs du ciel, brisé par Reagan dans les premiers mois de sa présidence), les aiguilleurs du ciel dont la grève s’est soldée par des « remplacements permanents ». Mais Austin était un symbole de militantisme dans un contexte de fermetures d’usines et de réductions de salaire.

Donc finalement vous décidez d’inclure une séquence au début du film qui présente les attaques anti-syndicales des années 80 ?

Oui. Pendant longtemps j’ai essayé de placer la séquence de Worthington au début pour dire : « voici le contexte, mais les travailleurs ne sont pas sans pouvoir et voici maintenant ces gens très militants qui vont contre-attaquer ». En fait, je n’ai pas pu me servir de cette séquence. Nous avons essayé. Elle est passée de vingt minutes à dix minutes puis cinq, et nous l’avons finalement enlevée. C’était un matériau merveilleux, mais c’était un autre film.

Montage, musique et engagement

Vous avez filmé beaucoup. Comment s’est passé le montage ? Il semble que Lewie Anderson joue un rôle essentiel parce qu’il est coincé entre P9, les responsables nationaux, sa propre analyse de l’économie en général.

B.K.: Ce que nous avons surtout cherché à filmer c’est l’histoire d’Austin. Les rôles de Jim Guyette, Ray Rogers et Lewie Anderson étaient moins importants au départ. Nous avons d’abord choisi ce que nous aimions dans tout ce matériel, y compris dans les séquences de Worthington et d’autres usines que j’avais filmées, tout ce qui caractérisait les années 80 en utilisant l’industrie du conditionnement de la viande comme microcosme. En fait, le personnage de Lewie Anderson s’est développé en cours de montage. J’ai pensé qu’il pourrait jouer un rôle de catalyseur dans le film. Il est celui qui dit : « Tout se casse la gueule ici. Qu’est-ce que vous imaginez ? » pour que les gens de P9 répondent : « Écoute, ça se casse peut-être la gueule pour toi, mais nous voyons ce qui se passe chez nous et nous voulons nous battre ».

Le film a pris beaucoup de formes différentes, ça fait partie de cet incroyable puzzle mental qu’est le montage. Mais l’essentiel a toujours été l’histoire d’Austin.

Et la musique ? Dans Harlan County vous utilisiez des folk songs qui servaient aussi de commentaire.

Dans les régions minières les gens écrivaient des chansons parce qu’ils étaient isolés géographiquement. Quelqu’un du Kentucky ne savait pas ce qui se passait dans le Colorado. La musique était et est toujours une tradition chez les mineurs du charbon. Ce n’est pas le cas dans l’industrie de conditionnement de la viande. J’aurais pu me servir de Bruce Springsteen, My Home Town par exemple, mais ce n’est pas vraiment eux, ni ce qu’ils écoutent. Il m’a semblé qu’il était plus important d’utiliser la musique comme un support. Par exemple dans les scènes de manifestations, j’avais une bonne bande son, des cris, toutes sortes de sons. Mais ça se passe à un moment de la grève où nous disons aux spectateurs : « Nous ne voulons plus que vous vous laissiez absorber par ce genre de scènes. En fait ils ne vont pas gagner, pourquoi vous laisser entendre leurs cris et leurs protestations. Nous voulons que vous réfléchissiez et regardiez ces gens avec un peu de distance. nous mettons un peu de son synchrone et de la musique pour que vous vous détachiez d’eux et réfléchissiez à ce que vous avez vu avant, ou à autre chose ». Donc la musique est une sorte de support pour faire comprendre au public ce que nous pensons, nous qui faisons le film.

Il y a d’autres moments où vous intervenez dans le film. Votre commentaire est plutôt fonctionnel, mais dans un titre comme « les profits d’Hormel continuent d’augmenter », ou dans la séquence « news » de la période Reagan au début du film, on sent plus votre engagement.

Je voulais situer où nous étions. Je ne sais pas si c’était ma vision, c’était ma réalité. Reagan a fait tout ce qu’il a pu pour détruire les syndicats. Il a encouragé l’idée des « remplacements permanents ». Un des thèmes du film est le déclin de la démocratie; ainsi vous avez le droit de faire grève, mais vous n’avez pas le droit de la gagner parce que vous pouvez être remplacé. Je ne sais pas si c’est ma vision: ce sont des thèmes qui imprègnent la classe ouvrière des années 80. Moi, je veux les rendre accessibles au public. Je ne fais pas des films seulement pour ceux qui pensent comme moi, j’essaye de les faire pour le grand public.

Distribution et financement

Avez-vous montré le film dans le Minnesota, à Austin ?

Il y a trois semaines, fin mai. J’avais très peur. J’ai montré le film pour la première fois au New York Film Festival, et Ray, Jim et Lewie ont participé au débat qui s’ensuivit. C’était comme s’ils étaient descendus de l’écran: ils s’engueulaient, criaient. Le public s’en est mêlé, il huait, sifflait l’un ou l’autre. Rien n’avait changé. Les gens d’Austin en ont eu des échos divers et j’avais très peur de leur réaction. Le soir de la séance, il y avait deux mille personnes, silencieuses – quelquefois certains huaient la compagnie – mais la plupart du temps ils restaient silencieux. À la fin ils ont tous applaudi debout. Je crois que le film les a aidé à cicatriser. C’était une ville déchirée. Au frère qui arrête la grève pour retravailler, les gens ont dit : « tu es le vrai héros. Regarde tout ce que tu as sacrifié ». Le film leur a donné une meilleure compréhension de ce qui s’était passé. Ça a été la projection la plus importante pour moi.

Quelle distribution envisagez-vous ?

Le film va probablement être distribué dans des salles commerciales en automne, après à la télévision…

Est-ce que votre premier Oscar pour Harlan County vous a aidée à trouver des fonds ?

Oui et non. Parce que lorsque je sollicitais des fonds ou des services auprès des fondations et des églises, ils avaient cette réaction: « Oh Barbara Kopple, elle peut trouver de l’argent. Donnons le à quelqu’un d’autre ». Ils ne se doutent pas le moins du monde que je suis dans la situation la plus épouvantable qu’on puisse imaginer. Je me suis endettée jusqu’au cou pour faire ce film. Tous les jours on me téléphone : « Quand allez-vous nous payer ? Nous vous imposons des intérêts ». etc. Juste pour garder ces bureaux ouverts (le vieil appartement qui sert de bureau et de salle de montage) – je dois faire de la prise de son pour d’autres films, ou d’autres petits travaux. C’est très dur. Non, le premier Oscar ne m’a pas aidé.

On voit au générique une co-production avec Channel Four en Angleterre, mais pas avec les télévisions américaines. Était-ce un choix de votre part ?

Oui. Je voulais montrer le film dans des salles commerciales. Si j’investis tant dans des films comme celui-ci et Harlan County, c’est que je crois qu’il doit y avoir au cinéma une alternative à Terminator II qu’on puisse aussi y voir des gens réels. Si j’avais vendu à une télévision ici, les distributeurs ne l’auraient pas pris. Ils auraient dit : « vous avez déjà vendu le film à la télé, les gens ne vont pas faire la queue pour aller le voir. Nous devons faire un gonflage 35 mm, des copies, de la publicité, tout ça coûte plusieurs centaines de milliers de dollars. Comment allons-nous récupérer cet argent ? » Nous avons donc essayé de garder les droits de distribution ouverts aux États-Unis et au Canada.

Avez-vous refusé des offres de financement ?

Oui. La Corporation for Public Broadcasting (organe central du Public Broadcasting System ) m’a donné $75000 que je n’ai toujours pas pris parce que je voulais une distribution en salle. Et j’ai fait la même chose avec Home Box Office (une chaine de télévision câble).

Et le rêve ?

Espérez-vous que le film aura un impact sur le public ?

J’espère qu’ils vont vraiment regarder la société dans laquelle nous vivons. Si ces gens qui travaillent très dur ne peuvent pas gagner leur vie, quelle société allons-nous devenir ? Plus nous informons, plus nous comprenons le genre d’impasse dans lequel se trouve ce pays, mieux nous sommes équipés pour le changer.

Est-ce pour cela que vous avez choisi le titre American Dream ?

Oui. Je ne voulais pas qu’on y voit juste un film sur une grève de travailleurs syndiqués. Ce sont des gens qui croyaient au rêve américain et en l’éthique du travail. Qui pensaient qu’en travaillant dur ils auraient 2 semaines de vacances, un logement, qu’ils pourraient laisser leurs enfants à l’école. Et tout cela a été détruit. Je voulais donc un titre plus large pour qu’on voie les différents thèmes et valeurs traditionnels que le film traite.

Il semble qu’ils perdent en cours de route, non seulement travail et salaire, mais aussi la certitude que certaines valeurs paient, comme la solidarité, le courage, la ténacité…

Oui. Ces gens qui ont dû choisir de briser la grève avaient des pères et des grands-pères syndiqués qui n’auraient jamais fait une chose pareille. Et leurs fils sont forcés de se demander: « est-ce que je continue à gagner le pain de ma famille, ou bien est-ce que je vais à l’encontre de tout ce que je crois, et cesse la grève ? » C’est un choix horrible, que personne ne devrait être obligé de faire.

Sylvie Thouard à New York


  • American Dream
    1990 | États-Unis, Royaume-Uni | 1h40
    Réalisation : Barbara Kopple
    Production : Arthur Cohn
  • Harlan County USA
    1977 | 1h43
    Réalisation : Barbara Kopple

Publiée dans Documentaires n°4 (page 5, Août 1991)