Le rêve en éveil

Patrice Lumumba la mort du prophète de Raoul Peck

Marie-Christine Peyrière

« Au pays des hommes intègres », le Burkina-Faso, en 1985 : dans la moiteur des salles du Fespaco (festival panafricain du cinéma) patronné par Thomas Sankara, le révolutionnaire qui fascinait l’Afrique, on projetait le court-métrage de Severin Akando, Béninois qui revenait d’Union Soviétique. Il nous racontait « l’histoire d’une vie », celle de Patrice Lumumba, le fondateur du mouvement national congolais belge, prédicateur de l’unité du pays, assassiné à l’aube des Indépendances africaines. Le jeune cinéaste nous en suggérait le charisme immortel et le festival bruissait des rumeurs des mythologies au travail d’une histoire de l’Afrique en mouvement.

En 1991, Raoul Peck, cinéaste haïtien qui vit en Europe, auteur du long-métrage Haitian corner , reprend l’image de Lumumba. Son film, Lumumba – la mort du prophète, assume sobrement le deuil du messianisme. L’ironie du sort veut qu’au Festival du Réel 1992, Raoul Peck ait reçu le prix de la Procirep, prix rendu au producteur, lui qui a eu toutes les difficultés pour financer son film (1,3 million de F), grâce à de multiples apports (neuf co-producteurs) dont ses fonds personnels et l’aide d’un producteur allemand (Velvet Film).

L’histoire de Lumumba, « son calvaire » comme le dépeignent au Zaïre les peintres des rues, se résume à trois moments-clé: son discours lors de la déclaration d’indépendance du Congo, le 30 juin 1960, (il est premier ministre), son arrestation le 27 novembre et son assassinat par la garde de Mobutu, avec la complicité belge, le 17 janvier 1961, à trente-cinq ans. Raoul Peck arrive en Afrique en 1962. Il a huit ans. Son père, expert en agriculture, fait partie d’un contingent de cadres haïtiens recrutés pour le Congo. Sa mère est la secrétaire du premier bourgmestre de Léopoldville. Son enfance se déroule dans le climat fiévreux de la décolonisation.

À l’origine le cinéaste avait songé faire un film de fiction sur la vie de Lumumba. Les difficultés financières ont entraîné l’annulation du projet. Pourtant, le documentaire n’a pas été une simple solution de repli. Raoul Peck s’est intéressé à ce type de film comme expérimentation d’une forme. Comment aborder un travail sur la mémoire si ce n’est en jouant de l’entrecroisement des vies, de l’entrelacs des souvenirs intimes et des témoignages, du brassage des matériaux, (photos, films en super-huit), de l’implication du commentaire, et de la manipulation assumée du montage ?

D’emblée, Raoul Peck se détourne du ton purement informatif, journalistique pour orienter son film vers une réflexion personnelle sur l’image comme document, l’histoire politique et sa transmission avec pour gageure l’évocation d’un récit oublié par les Occidentaux, idéalisé par les Africains.

Tout documentaire interroge les représentations. Avec Lumumba revient la force de la parole, éruptive, incontrôlée, manifeste lors de son intervention le jour de l’indépendance. Le cérémonial politique a été bouleversé par cette parole hors cadre, (l’intervention n’était pas prévue par le protocole), qui dit ce qu’on tait à savoir que l’indépendance n’est rien sans dignité et sans contrôle économique. Or les Belges refusent de céder leurs possessions minières du Katanga. Sa subversion consiste à faire rupture là ou la passation d’un pouvoir colonial à un régime indépendant s’affirme en termes de continuité. Raoul Peck permet de réentendre le fameux discours, s’arrête sur le document, regarde les personnages. Il confronte les témoignages, redonne vie et chair au « rhéteur » catholique, à son destin « christique », prophète qui se leurre sur son entourage (il n’a pas su prévenir la trahison de Mobutu), commet des erreurs politiques (la demande de protection de l’Onu contre les émeutes dans le Nord du pays).

« Les Africains ne connaissent pas le mythe », analyse sans humour un journaliste belge, « ils aiment trop la vie ». Qui pourrait oublier qu’en Afrique, la culture repose sur le culte des ancêtres et des morts ? Mais comment enterrer un corps qui a disparu (il n’y a pas de trace de Lumumba) ? Il ne reste qu’une image, juste une image pour faire le deuil. Une image, Lumumba torturé, filmé comme un vulgaire malfrat, vue sans être regardée.

Un film d’actualité, rythmé par la légèreté des voix off de l’époque.

Le commentaire invite à réfléchir aux lieux de mémoire. Les traces audiovisuelles n’existent qu’en Occident impliqué dans l’effacement du corps de Lumumba, l’accès aux archives est onéreux, (3000 dollars la minute à la British Movietown) et celles-ci sont mal conservées. L’Afrique est interdite de questionnement pour cause de services secrets zaïrois au service d’une dictature avec à sa tête Mobutu, complice de « la mort du prophète ». Le filmage, lui, ne gomme rien de cette recherche. Il la met en scène (« noir » de l’image, cinéaste errant dans un aéroport…), car il récuse le vol de la mémoire. Raoul Peck filme aujourd’hui dans Bruxelles, des visages, à hauteur d’être. Il parle avec émotion du « géant du Katanga ».

Par le montage, ses effets d’écho impertinents (la parole de Lumumba sur l’injustice et Mobutu qui lui s’arroge d’être la justice), la construction en miroir, (d’un visage à un autre, blanc ou noir, anonymes à pied d’égalité), le film-essai prend forme, sans linéarité, scandé par les poèmes d’Henri Lopes. Récit fragmentaire, la voix off affiche pleinement sa subjectivité, réhabilite le point de vue, engagé et retenu, combinant mémoire personnelle (de mère à fils, de père à fille), et mémoire collective qui à travers un assassinat, prend en charge d’autres crimes de l’humanité.

Dans un portrait de Cinéastes de notre temps, l’émission de André Labarthe, le réalisateur malien Souleymane Cissé évoquait l’importance de l’image de Lumumba dans son désir de faire du cinéma. Le pari de Raoul Peck est de nous montrer Lumumba, comme un visage qui appartient au septième art. Un visage à la Falconetti, la Jeanne d’Arc de Dreyer, à qui l’on rend les salutations traditionnelles : « Je vous dis honneur, vous me dites respect », lui glisse Raoul Peck comme à tous ces morts oubliés.

De fait, en enterrant le prophète, ce cinéaste caribéen, élevé en Afrique et rompu à la culture occidentale réveille le souvenir du meurtre politique de Thomas Sankara, laisse se profiler la figure haïtienne du Père Aristide, destitué et qui continue de parler. Il sort de l’oubli la parole dite prophétique. Il pose sans répondre la question de sa nature. Son film se révèle douloureux, tactile, risqué. On cherche d’autres clés, un cadre plus historique. Ni chagrin, ni pitié: on a l’émotion, sans amertume. Le deuil du messianisme n’entraîne pas la fin des rêves mais le début d’un autre pour les prochaines générations, le commencement du possible de l’histoire. Une image-temps.


  • Lumumba, la mort du prophète
    1991 | France, Suisse, Allemagne, Haïti | 1h10 | 16 mm
    Réalisation : Raoul Peck

Publiée dans La Revue Documentaires n°6 – Histoire et mémoire (page 99, 1992)