Michel Fano
Il faudrait d’abord rappeler qu’une quelconque volonté de travailler le son dans les films documentaires n’a été possible qu’à l’apparition du support magnétique et surtout des enregistreurs autonomes tels que Nagra et Perfectone. La légèreté de ces matériels autorisait des prises de son très variées, synchrones par surcroît, et le montage du son magnétique s’est trouvé très facilité par rapport au son optique.
A-t-on, à l’époque, exploré ces possibilités ? Je crois plutôt que, dans bien des cas, on a cédé aux mêmes facilités qu’à l’apparition du “parlant” en 1930. Non pas faire parler l’image mais parler sur l’image.
Dans son admirable livre sur le cinéma, Le Temps scellé, Tarkovski dit du son qu’il doit faire résonner l’image.
Bien sûr, Vigo, Franju, Resnais, Marker, parmi d’autres, ont élevé le commentaire à une dignité rare, particulièrement quand ils ont fait appel à de grands auteurs (Cayrol, Queneau, pour Resnais, par exemple)..
Il s’agit alors de textes de grande qualité littéraire qui laissent peu de place à une dialectique sonore (musicale ou non).
Bien sûr : des exceptions.
En particulier, dans le musée d’Hiroshima mon amour l’extraordinaire tissage du texte de Duras sur une musique sautillante et joviale qui vient buter contre la brutalité des images représentées et la détresse du texte.
Un écart se crée qui produit ce que Roland Barthes appelle la “signifiance”. Qu’il décrit comme… “Un ailleurs où le signifié se noie dans une efflorescence d’associations et d’énergies”.
Ce “troisième sens” dont il dit “… qu’il vient en trop comme un supplément que l’intellection ne parvient pas bien à absorber, à la fois têtu et fuyant, lisse et échappé..” et qu’il propose d’appeler “le sens obtus”. 1
Une production personnelle du spectateur qui enveloppe ce qui lui est proposé.
Mais on peut imaginer la même confrontation entre un son, apparemment non lié à l’image à laquelle il est associé et qui peut dévoiler ce “sens obtus”, laissant ainsi au spectateur l’opportunité de construire son émotion.
Il est bien évident que cette notion ne saurait s’appliquer au documentaire didactique. Celui qui doit expliquer, démontrer, faire passer un message. C’est alors la forme même du film qui doit être conçue comme un éclaircissement du propos ; au même titre qu’une mise en scène d’opéra se doit impérativement de faire entrer le spectateur dans la profondeur de la musique.
J’aimerais prendre comme exemple le film Le Territoire des autres que j’ai co-réalisé avec François Bel et Gérard Vienne.
Son histoire est tout à fait singulière.
En Mai 1968 (!) je suis mis en relation par l’intermédiaire de Jean-Daniel Pollet (avec qui je travaillais à l’époque) avec François Bel, aujourd’hui malheureusement disparu.
A la tête de 45.000 mètres d’images exceptionnelles tournées avec Gérard Vienne sur une période de sept ans, et concernant des animaux d’Europe, François me demanda alors de réfléchir sur le film que l’on pourrait en tirer.
Nous fûmes tout de suite d’accord pour écarter le principe d’un documentaire au sens habituel du mot ; d’autant qu’un commentaire explicatif impliquant une voix humaine nous paraissait incompatible avec la beauté des sons animaliers enregistrés sur place par François.
Le premier titre du film était d’ailleurs La Parole des autres.
Alors : un long métrage animalier sans aucun texte ?
Je visionnais pendant plusieurs semaines, et jusqu’à la saturation, l’ensemble des images.
Ces images étaient si fortes qu’il m’apparut très vite qu’elles ne se laisseraient pas facilement asservir à un schéma pré-établi mais que c’étaient elles qui devaient déterminer une structure.
Et cette structure devrait s’appuyer sur une bande sonore sans paroles (!) J’imaginais alors une forme musicale ; une symphonie en sept mouvements précédés d’une ouverture et suivis d’une coda.
Sept mouvements d’allures différentes (Moderato, Largo, Presto, etc..) liés à des “comportements” (Naissance, Nourrissages, Sexualité, Mort, etc.) et non à des espèces regroupées.
Le but n’était pas d’expliquer mais seulement de montrer, laissant au spectateur le soin de construire son propre film aidé en cela par de nombreux effets de “signifiance” entre image et son.
Pour cette écriture nouvelle, il fallait inventer une méthode de travail spécifique.
Avec Jacqueline Lecompte, la monteuse du film, nous choisissions un plan-phare autour duquel (avant, après) se déployait une constellation d’autres plans dans une visée essentiellement poétique.
Je m’emparais alors de la séquence ainsi construite pour travailler le son destiné à la faire “résonner” et dont le matériau de base était toujours la “parole” des animaux.
C’est le son alors qui pouvait alors conduire à certains ajustements de l’image ; et un va-et-vient s’établit jusqu’à satisfaction des deux parties(!). Lorsqu’un certain nombre de séquences constituaient un “mouvement”, ce mouvement prenait sa place dans la “symphonie”.
Il fallait la générosité, la patience et l’obstination de François Bel, à la fois opérateur, co-réalisateur, et producteur du film pour que cette expérience aboutisse au bout de neuf mois de travail.
Peut-on la qualifier de “documentaire” ?
- Roland Barthes, “Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S.M. Eisenstein”, Les Cahiers du Cinéma, n° 220/221, « Russie années vingt », mai/juin 1970. (NDLR)
Publiée dans La Revue Documentaires n°21 – Le son documenté (page 175, 3e trimestre 2007)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.021.0175, accès libre)