Claudie Jouandon
« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse. », Aimé Césaire 1
Un rapide coup d’œil sur les espaces réservés aux spectacles, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, nous donne l’impression que petit à petit on est passé de ces grandioses architectures, « moulées » dans le relief des paysages, à des lieux plus modestes, presque exclusivement circonscrits à l’intérieur d’un bâtiment (évolution tendancielle qui a traversé en premier lieu, l’histoire du théâtre et de tout le spectacle vivant, et qui à l’heure actuelle se poursuit par la diffusion de spectacles virtuels sur écrans domestiques). Cette transformation a conduit le spectateur de la lumière naturelle en pleine nature à l’enfermement dans l’obscurité d’une salle. C’est à cette disparition dans l’ombre que fait allusion l’idée de « spectre-acteur ». Il est évident que le cinéma a largement contribué à l’adoption de cette posture compte tenu de la nécessité de l’obscurité pour permettre aux images de mieux apparaître sur l’écran lumineux. À noter également que la projection cinématographique a renforcé la coupure avec le monde réel, puisque ces paysages, même en couleur, et ces personnages, même en mouvement, ne sont plus que virtuels. Dans ce curieux spectacle où le vivant disparaît, dans l’ombre ou la lumière, que devient le corps du spectateur ? Quelle place accepte-t-il d’occuper dans ce dispositif ? Quelles sont ses motivations et quel rôle peut-il prétendre jouer ? Enfin qu’en est-il de cette double entité de « spectre-acteur » ?
Ce regard, qui portera sur le cinéma en général, avec entre autres, des détours par des exemples de peinture et de télévision, se propose ainsi de nourrir la réflexion sur le documentaire.
Se faire une place à l’ombre
Nous constatons donc que, de nos jours, dans la plupart des cas encore, le spectateur de cinéma (pour ne parler que de lui) est cette silhouette anonyme, grise et passive, immobilisée dans son fauteuil parmi tant d’autres. En effet, celui qui décide d’entrer dans une salle de cinéma semble s’absenter du monde et de lui-même : il accepte la perte de ses repères spatio-temporels de l’ici et du maintenant (pour entrer dans le temps et l’espace du film), ainsi que la perte de son identité (pour pouvoir s’identifier à un personnage ou une situation dans des rapports au monde invisibles et intangibles, liés aux procédés techniques mis à sa disposition).
Ce changement de lieu, du ciel ouvert à la salle obscure, qui a métamorphosé le citoyen (représentant d’une hiérarchie sociale) en spectre anonyme, a aussi modifié le comportement du spectateur. À la manifestation extériorisée de réactions d’enthousiasme ou de déception s’est substituée une intériorisation du ressenti qui fait entrer plus intensément le spectateur, entièrement mobilisé par la perception et l’imagination, dans l’intimité de son regard et de ses réactions. Cependant, selon que pour lui, la salle représentera un cocon, une cavité utérine, une caverne, une cabine d’aéronef ou un heu de méditation, le « spectre » se révélera différemment du fait de cette posture de départ qui indique déjà des horizons d’attente divers.
En effet, s’il donne l’impression d’être bien protégé dans son cocon, le spectateur, plongé dans une obscurité sécurisante, paraît être à la recherche d’un plaisir intense et immédiat, prêt à accepter les sensations les plus fortes que lui feront vivre par procuration les aventures les plus inouïes, sans prendre aucun risque !
S’il se love comme dans une cavité utérine, on le sentira, dans cette position régressive, plus réceptif à l’affect, capable de s’abandonner aux émotions les plus profondes, se laissant submerger par des sentiments d’empathie ou de répulsion tranchés. Il n’hésitera pas à pleurer chaudement, se ronger les ongles, souffler d’aise… et passer par toutes les joies, tous les tourments du corps et de l’âme que procure l’affectif.
S’il vient se réfugier comme dans une caverne, c’est qu’il veut découvrir un tout autre monde, perdre pied avec la réalité, s’engouffrer pour de bon dans l’imaginaire, le rêve et l’illusion… Les ombres de la caverne lui suffisent, ce qu’elles cachent ne l’intéresse pas du tout !
S’il se croit dans un aéronef, c’est qu’il est là pour mieux voir et de plus haut… Sa curiosité capte le maximum de détails, même techniques ! Son appétit de tout voir est infatigable et jamais déçu.
S’il s’imagine entrer dans un heu de méditation, ne vous attendez pas à le voir retirer ses chaussures et prendre la position du lotus, tout au plus réajustera-t-il ses lunettes, s’il en a… Mais pour lui, c’est vrai, ce lieu a quelque chose de sacré, le faire disparaître serait un sacrilège ! Il est dans un temple de l’art ! Tout autre lieu d’exposition lui semblerait porter gravement atteinte à une bonne qualité de réception. Il se considérerait amputé de ce temps de repli, propice à l’épanouissement des sens et de la réflexion, ainsi que de ce moment indispensable de partage avec les autres spectateurs (même si les échanges réels sont parfois inexistants !).
Ce tableau un peu caricatural n’a pas pour objectif de figer les spectateurs dans des catégories (d’autant qu’au cours d’une projection, il est tellement facile d’en changer), mais plutôt de chercher à rendre compte, d’une façon imagée, de ce que notre corps et notre esprit nous prédisposent à ressentir, à comprendre et à partager… Cette esquisse est donc plutôt l’objet d’un questionnement : entre divertissement, ouverture, repli, identification, observation, catharsis… que savons-nous de nos attentes ? Comment mobilisons-nous notre attention ? Quelle incidence sur notre regard et ses conséquences en retour ?
Partir dans un tramway nommé désir
Pour l’anecdote, ces observations m’ont été inspirées à l’origine par le reproche d’un parent à l’encontre du petit groupe d’adolescents que nous formions alors, au moment où nous nous apprêtions à partir au cinéma : « Vous feriez mieux de vous trouver une activité intelligente plutôt que d’aller vous affaler sans rien faire à vous gaver d’images qui vont vous engluer la vue et les oreilles ! Vous finirez par tuer votre imagination et croire aux contes de fées ! Mais aucune fée ne viendra vous délivrer quand vous serez figés et muets comme des statues ».
« Figés et muets comme des statues », certes, nous donnions l’impression de l’être pendant la projection… Mais avant, nous étions plutôt comme des lucioles attirées par la lumière ! Et si notre agitation externe cessait dès que saisie par le noir, l’intérieur restait mobilisé et se tenait en éveil, les yeux grands ouverts dans un état de réceptivité maximale. Nous nous sentions plus vivants que lorsque nous étions dehors, soutenus par une excitation joyeuse et fébrile comme au départ d’une aventure prometteuse ! Nous étions déterminés à accéder à la réalité du monde, le vrai, celui dont les hiérarchies, les conventions, les interdits semblaient nous limiter l’accès. Loin d’avoir l’impression de nous relâcher, nous nous sentions plutôt au paroxysme de la tension ! Paradoxalement, à la fois sous hypnose, le corps entièrement captivé par l’écran sur lequel se concentrait toute notre attention désirante, nous n’étions toutefois pas prêts à nous en laisser conter, nous avions, du moins le prétendions-nous, l’esprit critique en alerte !
Au premier abord, il paraît peu compatible qu’un spectateur « hypnotisé » puisse être en capacité de conserver la pleine puissance de son esprit critique. C’est Raymond Bellour qui, dans son livre intitulé Le Corps du cinéma 2, a donné une importance particulière à ce rapprochement entre hypnose et cinéma. Sur un plan historique, il montre comment l’engouement populaire pour l’hypnose a joué un rôle majeur dans le succès rapide et quasi unanime pour ce nouveau dispositif, dont le procédé s’apparente à celui de l’hypnose : capter le regard pour agir sur le mental.
Ne pas dépasser les doses prescrites
En référence aux différentes conceptions de Freud, Lacan, Deleuze… il ravive l’intérêt pour ce phénomène hypnotique et en affine la compréhension des modalités en le transposant dans le cadre du cinéma. Sur le modèle de la relation hypnotiseur / hypnotisé, il s’intéresse à ce va-et-vient incessant qui s’opère entre les profondeurs intimes du spectateur et la matière du film, comprise comme un organisme vivant, avec sa présence, ses mouvements et ses respirations.
A travers l’histoire du cinéma et sa propre expérience de cinéphile, Raymond Bellour fait la démonstration de la puissance de ce dispositif qui peut réveiller des émotions dissimulées par la conscience, raviver des souvenirs oubliés, déclencher une intensité visuelle et cognitive inimaginée, faire surgir une vérité de soi méconnue, libérer plus vigoureusement l’imaginaire, car totalement déconnecté des contraintes du réel… Si ce lieu de rencontre entre le corps du spectateur et celui du film, qu’il appelle « le corps du cinéma », est un heu virtuel, en revanche les conséquences générées dans les esprits et sur les comportements sont, elles, bien réelles, avec des répercussions effectives et tangibles dans la réalité.
Comme l’hypnotiseur, le film semble apporter avec lui, pour le meilleur et pour le pire, les ferments de cette expérimentation en provoquant ou renforçant des formes de soumission, d’addiction, de peurs, d’obsessions… ou au contraire, en jouant un rôle de révélateur, d’émancipateur, de libérateur, voire de guérisseur. De ce fait, à son contact, l’hypnotisé, en fonction du contexte et de sa structure psychique, altère ou renforce ses résistances, améliore ou dégrade ses représentations et son comportement. Cela peut le conduire, soit à l’ouverture de sa personnalité au monde et aux autres, soit à la stagnation de sa conscience dans un état de régression et d’inhibition, avec tous les degrés intermédiaires. Il en résulte donc qu’il peut être détourné, démobilisé, voire halluciné, égaré par le médium, avec pour conséquence une perte de volonté et d’initiative et un enfermement dans la passivité et l’apathie. Mais à l’opposé, il peut aussi y puiser un regain d’énergie, des ressources critiques et des motivations pour agir.
Au regard de cette analyse, contrairement à une idée très répandue, ce phénomène hypnotique du cinéma semble avoir des conséquences autres que négatives. Conçu habituellement comme une forme de conditionnement et de dépendance, il peut au contraire permettre un réveil de la conscience, un regain d’aptitude à la maîtrise de soi, et se révéler comme un moyen de libération émancipatrice. La question se pose alors de savoir dans quelles conditions et selon quelles modalités cette expérience devient positive ou négative ?
De manière générale, on s’en prend d’abord au médium ! Il y a les bons et mauvais média. Dans le contexte actuel, il semble que ce soit les mauvais qui dominent ! Mais en réalité, de manière indirecte, ne s’en prend-on pas ainsi aux spectateurs ? Car en définitive, le mauvais médium n’aurait-il pas pour cible les mauvais spectateurs : les immatures, les crédules et les ignorants ? Ceux-ci, à la recherche de plaisirs faciles, se laisseraient divertir à bon compte en n’opposant aucune résistance. Ainsi, ils se laisseraient complètement décerveler et facilement transformer en voyeurs, drogués et consommateurs dociles… Ces aliénés perdraient tout sens du lien social, et leur atomisation les rendrait efficacement soumis, sans aucune autre perspective d’avenir… Il n’y aurait donc plus qu’une autre soumission, oh pardon !… qu’une autre solution : Il faut que quelqu’un les amène à se retourner et à sortir de la caverne pour qu’ils se rendent compte que ce ne sont que des images qui défilent sur les parois et qu’il faut quitter la caverne pour voir la réalité, rappelle Jean-Jacques Wunenburger en citant Platon, dans Divertir pour dominer 3.
Ne pas se tromper de trompe-l’œil
« Voir la réalité » serait le maître mot salvateur de notre temps depuis que la production industrielle inonde « démocratiquement » nos sociétés d’outils à produire et à diffuser de dangereuses images virtuelles ! Mais n’a-t-on jamais pensé à dénoncer, dans les mêmes proportions, les méfaits que pouvait représenter l’arrivée du stylo à bille entre les mains de chaque citoyen quant à la possible dégradation de l’écriture et de la pensée… Non, parce qu’effectivement ce ne fut pas considéré comme un réel danger… sauf peut-être celui d’avoir enrichi le baron Bic ! Est-ce de cette réalité-là qu’il s’agit ?
A propos d’une réalité qui en cache une autre, je me souviens d’avoir lu quelque part que Bertolt Brecht avait fait remarquer, concernant une photo des usines Krupp, qu’elle ne permettait pas de comprendre le mode de fonctionnement de ces usines (on pourrait dire la même chose du film Sortie d’usine des frères Lumière)… Certes, mais celui qui passerait « in vivo » devant ces usines, serait-il plus à même d’en comprendre le fonctionnement ? N’est-ce pas une illusion (que d’ailleurs Bertolt Brecht dénonce) de croire que d’avoir les deux pieds dans la réalité permet de mieux voir et comprendre, et qu’une relation avec la réalité est toujours plus juste qu’avec les objets qui la miment ? Par ailleurs, la référence à Platon semble indiquer que cet aveuglement ne daterait pas d’aujourd’hui ! Comment les Grecs, ces spectateurs en plein air, ne regardant que des spectacles vivants, sans publicité autour, pouvaient-il perdre pied avec la réalité ?… Mais d’où peut bien venir cette maladie mentale qui contraindrait la plupart des hommes à se laisser piéger par « les ombres de la caverne » au point d’être incapables d’en sortir tout seuls !
Le fait qu’aujourd’hui, nous focalisons notre analyse sur la dangerosité de ces nouvelles images, si performantes à fabriquer une réalité virtuelle – tellement ressemblante à la vraie, qu’elle perturberait gravement nos esprits – n’est peut-être pas une explication suffisante. J’opposerai à cette réflexion le tableau de Magritte qui porte cette inscription : « Ceci n’est pas une pipe ». Pourtant, pour qui connaît ce tableau, il est impossible de ne pas y reconnaître une pipe… À un ami qui, lui aussi, ne voyait désespérément qu’une pipe, je suggérai : « Est-ce que tu crois qu’on nous la laisserait prendre un instant pour la fumer ? » Cette expérience montre bien que la méprise n’est pas tant entre la réalité et l’illusion (la vraie et la fausse pipe), mais plutôt entre la réalité et sa représentation (l’objet concret et sa traduction dans un autre registre de matière et de signes).
Cette indistinction est le fait de l’apparente transparence du média qui masque les liens à construire avec le visible à travers un questionnement sur le comment et le pourquoi. Ne serait-ce pas de cette confusion que naît principalement l’illusion qui nous poursuit de siècle en siècle ?
La difficulté à percevoir aisément cette dissociation et ses conséquences vient de ce que la caractéristique propre à l’humanité est de ne pouvoir établir de rapports avec le monde que par médiation : image et mise en mots (ceux-ci pouvant d’ailleurs eux-mêmes évoquer des images). Ainsi, la spécificité de notre espèce est celle d’être traducteur : traducteur de choses en choses, de choses en signes et de signes en signes. Ce que Jacques Rancière, dans son livre Le Destin des images, traduit ainsi : Éléments visuels et textuels sont saisis ensemble, enlacés les uns aux autres (…) les formes visibles parlent et les mots ont le poids des réalités visibles, les signes et les formes relancent mutuellement leurs pouvoirs de présentation sensible et de signification 4.
Une autre caractéristique, qui explique peut-être en partie la précédente, est que, dans notre cerveau, nos sensations et émotions se transportent sous forme d’images mentales que nous mémorisons et qui façonnent ce que l’on appelle notre image corporelle (notre représentation de soi dans le monde) – cette incorporation passant principalement par notre imaginaire et notre inconscient, avec comme vecteur l’affectif. En perpétuelle recherche d’adaptation face aux événements, nous activons, dans ces tuyauteries complexes, la circulation de ces couches d’images virtuelles mémorisées pour trouver un équilibre – avec plus ou moins de défense, de conscience, et en conséquence, de capacité à s’ouvrir à des expériences nouvelles, qu’elles soient de l’ordre du sensible, de l’émotionnel ou de l’intellect. Pour Descartes, c’était une raison suffisante de se méfier de la vision : … à cause que c’est l’âme qui voit et non pas l’œil et qu’elle ne voit immédiatement que par l’entremise du cerveau 5… Et dans L’Homme unidimensionnel, Marcuse disait : Nous sommes possédés par nos images 6.
Comme illustration de ce phénomène, le film de Godard, Histoire(s) du cinéma 7, me paraît être assez exemplaire. En effet, le film se présente explicitement comme un parcours à travers un stock d’images et de paroles qui, fragmentées, déplacées, ré-agencées, constituent les éléments à partir desquels le réalisateur construit son propre regard et discours – sur et dans notre réalité – nous rappelant ainsi clairement que le réel auquel nous accédons est toujours déjà représenté (cf. l’épisode : “Des signes parmi nous”), et que l’homme y passe à travers des forêts de symboles… comme l’exprime Baudelaire dans son poème, Correspondances.
D’une manière plus explicite, Lacan nous avait avertis que nous n’accédons que rarement au réel, seulement dans le cas d’expériences limites. J’ai vécu une fois, de manière très intense, une de ces expériences limites en regardant le film expérimental de Dwoskin, intitulé Trixi 8 : devant la caméra s’exhibe le corps d’une jeune femme dans des postures de style pornographique au rythme d’une bande sonore qui n’est constituée que de la répétition de son nom. Le spectateur se trouve placé dans une position inconfortable du fait de ce dispositif (impression d’avoir l’œil collé à l’objectif et d’être brutalement remis en cause sur la question de son regard et de son désir de vouloir tout voir) qui ne lui permet pas de s’aménager durablement un alibi (un « je ne suis pas là où l’on voudrait que je sois ! »). Sans doute, ayant cherché refuge dans la bande son… d’un seul coup, comme dans ce jeu d’enfant où l’on s’amuse à répéter un mot devant une glace, l’image et le nom se sont vidés de leur signification. En ne percevant plus que leur matière brute, je me suis soudain sentie plongée dans un vide incommensurable… Une expérience du néant qui me fit brusquement prendre conscience de ce à quoi tenait notre fragile équilibre : à une nécessité fondamentale de s’accrocher à certaines illusions, comme celle de croire aux liens rédhibitoires entre les sons articulés du langage, les choses et leur signification (même quand on joue sur leurs écarts). Croyance vitale, afin d’éviter d’outrepasser les limites au-delà desquelles nous entrons dans la folie ! Par ailleurs, cette expérience me permit de percevoir sans équivoque possible la différence entre réel et réalité, et de bien saisir ce que l’on désignait par réalité en la définissant comme une mise en représentation du réel.
Éviter les sens uniques
L’amie qui m’accompagnait, elle, concluait cette séance par un soupir de soulagement et par ces quelques mots : « Quelle délivrance ! » Elle ne fit allusion ni à la crudité des images, ni aux effets de la répétitivité du son et de certaines scènes, ni à l’absence de narration… Cette projection avait pris pour elle un sens « réel » : elle avait vu la projection de « son mal » sur l’écran… « Et comme par enchantement, me dit-elle, le nom et l’image, collés au fond de mon cerveau, et qui, depuis si longtemps, m’obsédaient, perdirent toute leur intensité douloureuse… comme désactivés… Incroyable ! ». D’autres par contre, n’avaient pas pu rester jusqu’à la fin du film, car ils l’avaient trouvé complètement débile ou du moins sans aucun intérêt ! Cependant, tous se passionnèrent autour de nos interprétations !
Nos fins de séances d’antan se terminaient aussi par d’interminables discussions où chacun donnait une description du film qui n’avait rien à voir avec celle de son voisin, à croire qu’il ne s’agissait pas du même film… Il fallait fermement argumenter pour placer son interprétation à un rang honorable ! Malgré nos oppositions radicales, face aux objections des parents ou des professeurs, nous puisions sans scrupule dans les meilleures idées des autres, soit pour faire admettre un exemple de film dans une dissertation, soit pour obtenir la permission sans sommation d’aller au cinéma. Notre réalité prenait forme au milieu de cette communication intense où nous faisions converger tous nos savoirs, nos expériences, nos habiletés, instinctivement conscients de développer ainsi au mieux nos intelligences et nos stratégies pour atteindre nos objectifs.
Quelle jeunesse formidable nous étions ! Mais à dire vrai, cet enthousiasme irréprochable cachait peut-être une autre réalité… En effet, ces rendez-vous de ciné-club ne nous permettaient-ils pas des rencontres, et qui plus est… admises sans objection et dans le noir… ? C’était formidable ! En réalité, nos appétits de connaissances et de curiosités ne masquaient-ils pas d’autres tentations ! Nul n’est effectivement parfait ! Et les sensations, les émotions, les idées… ne nous venaient pas toutes de la qualité de la pellicule !
Est-ce à dire que la qualité des films importe peu ? Non, bien sûr, mais le cadre dans lequel le spectateur les regarde a aussi une importance majeure… Dans l’exemple précédent, il est clair que nos compétences cinématographiques et autres se sont développées plus efficacement dans un cadre propice, dans lequel nous pouvions nous réserver un espace propre à donner sens et sensations à nos actions et interprétations, dans l’allégresse des échanges avec les autres. Cette dynamique heureuse a aidé, pendant un temps, à faire naître chez nous une certaine vigilance en maintenant l’œil et l’oreille en alerte pour prévenir tout risque de subordination manifeste et préserver notre précieux territoire.
Savoir tirer son épingle du cadre
Parfois le cadre peut même changer radicalement les conditions de réception. Je me souviens de m’être plantée devant la télévision des heures entières pendant des vacances, après avoir lu des analyses de Serge Daney 9 sur la télévision. J’y appris à voir, à comprendre et à exercer mon esprit critique très efficacement sans me sentir devenir, comme Daney je suppose, « gaga » et « accro » le moins du monde ! Évidemment, ce n’était pas le cadre d’un téléspectateur ordinaire… Autre exemple caractéristique de changement de cadre : un ami m’annonce un soir qu’il souhaite voir un film de série B… Comme je ne cache pas ma surprise, il rétorque : « Tu n’es donc pas au courant de la rétrospective de ces films des années ’50 à la Cinémathèque ! « À la Cinémathèque ! Évidemment, le regard sera différent ! Dans le même ordre d’idée, à propos de photographie, Susan Sontag 10 faisait remarquer que le temps finit par mettre presque toutes les photographies, même les moins professionnelles, au niveau de l’art … Autre temps, autre cadre…
Pourtant parfois, Le temps ne fait rien à l’affaire…, comme le chantait Georges Brassens… Prenons, par exemple, le cas des fresques de Michel-Ange sur le plafond de la chapelle Sixtine : ne contribuent-elles pas, aujourd’hui comme hier, à fasciner les “paroissiens” en leur rendant plus crédible ce monde virtuel que l’on promet aux hommes sans péchés et que l’on nomme « Paradis » ? Peut-on imaginer qu’un habile détournement de leur cadre habituel puisse ébranler un jour la dévotion des plus fervents ?… Mieux vaut d’emblée se rendre à l’évidence, le cadre extérieur a ses limites d’influence quand celui de l’intérieur lui oppose (fort heureusement !) une inébranlable résistance…
N’oublions pas que ce qui est observé est toujours lié à la puissance du désir de celui qui observe. D’ailleurs, Marie-José Mondzain fait remarquer que : La pensée ne se meut qu’à partir d’un état passionnel qui n’est que tension vers un voir impossible 11. En cas d’opposition flagrante avec la raison, celle-ci a beaucoup de mal à faire accepter son arbitrage et faire admettre un recadrage. La rationalité et la transitivité directe sont de l’ordre du discours, mais ne sont pas, avec la même radicalité, transposables au niveau des réactions humaines. Comme l’explique Jacques Rancière dans son livre Le Spectateur émancipé : On suppose que l’art nous rend révoltés en nous montrant des choses révoltantes… On pose toujours comme évident le passage de la cause à l’effet, de l’intention au résultat 12. D’une autre manière, dans Le Commerce des regards, Marie-José Mondzain, relève que : Ce qui donne soif donne plus que ce qui abreuve 13.
Nous voilà bien avancés !… Nous ne sommes plus seulement dans le noir, mais dans un labyrinthe…
Retrouver le fil d’Ariane
Le fameux « spectre » de la salle de cinéma n’est donc pas une pure entité diaphane qui se laisserait traverser sans obstacle. Il est lui-même porteur d’une multitude d’images (images-sensations, images-émotions, images-idées, images-sonores…), plus inconscientes que maîtrisées, qu’il projette aussi sur l’écran, et qui se superposent, se heurtent, s’altèrent et se complètent avec celles qui lui sont envoyées. Comme dans un jeu d’échecs, ces déplacements sont le résultat d’une stratégie, dont l’utilisateur ignore presque tout de ses fondements. Ce qui est sûr, c’est que la partie s’arrête quand la sauvegarde de son équilibre est en jeu. Sans doute par crainte d’en arriver là, il adopte le plus souvent la position la plus confortable, celle de choisir des images qui se juxtaposent aux siennes en rejetant les autres. Claude Bailblé en ce sens écrit : Alors que la réalité est par nature contradictoire, le spectateur cherche plutôt à unifier ses propres idées (et non à les diviser), à se reconnaître positivement dans les personnages ou les situations, ou alors à s’en démarquer totalement, simplement parce que le propos lui paraît excessif, exagéré, manichéen ou en tout cas, non représentatifs de ses idéalités, croyances ou présupposés (toujours plus ou moins reliés à de souterraines angoisses) 14. De fait, au-delà du refus de se mettre en danger ou de vouloir affirmer ses choix, c’est une tendance naturelle que de plutôt chercher à se conforter à travers des modèles qui nous sécurisent – d’autant que c’est ainsi que nous nous sommes constitués. Utile réflexe de protection et moyen de consolidation de l’ego, c’est aussi une menace d’enfermement sur soi, une perte de vigilance et de réactivité. Captif de ses propres images, on devient facilement la cible et la proie de manipulations. En conséquence, il est indispensable que le spectateur apprenne aussi à prendre le risque d’être remis en cause, voire déstabilisé. Il doit pouvoir s’enrichir du fait que le film l’amène à une reconsidération de ses connaissances et de ses représentations communément acquises, observe Claude Bailblé 15. Et cette fonction est peut-être plus particulièrement dévolue au documentaire, qui par ses différentes façons d’aborder la réalité, peut permettre aux spectateurs de la mettre à distance au lieu de la subir.
Pour ce faire, un acte politique – celui de prendre sa place dans la cité et faire l’apprentissage de la présence de l’autre – est nécessaire comme le souligne Marie-José Mondzain : Décider de ce qu’on voit, de ce qu’on aime voir et de ce qu’on ne peut pas voir, de ce qu’on donne à voir, est affaire de paroles partagées dans l’espace commun d’un sens à construire (…)
Le partage exige les opérations de la parole, l’appel et le renvoi des regards 16. Dans une même perspective, Marcel Martinet conseille : Il faut que nous ayons le sentiment que nous n’entreprenons pas seuls et pour nous seuls, mais que notre travail réponde à une pensée et une espérance commune 17. C’est pourquoi, il faut guetter la sortie du « spectre » pour s’assurer de sa renaissance en « acteur », comme garant de la circulation de la parole et des regards. La place du spectateur est définie par le hors-champ, son mouvement, conclut Marie-José Mondzain 18. Questionnons-nous alors, comme le suggère Annie Vacelet : Aujourd’hui, qu’en est-il du désir de partager de nouvelles façons de voir ? Avons-nous les lieux à partir desquels expérimenter ces nouvelles façons de voir, d’être, de respirer 19 ? Il faudrait donc pouvoir construire son être, sa pensée et l’organisation du monde dans un espace de paroles et de jeu des regards audacieux et triangulaires (entre voir, être vu et faire voir). Plus spécifiquement, ce travail sur le regard, enjeu primordial de notre liberté, rend vital cet arrêt sur l’image qui permet de nous interroger sur les représentations et les moyens mobilisés pour en rendre compte. Ainsi, aiguisés, nos sens mis en alerte nous permettent de mieux nous engager dans des décisions et donc… dans des actions !
Car en réalité, la maîtrise de la médiation globale échappe au contrôle du spectateur. Il n’est qu’un élément d’un ensemble qui fonctionne sans lui. Les outils et les décisions, appropriés par le pouvoir (aujourd’hui, spécifiquement celui de l’argent), sont détournés vers d’autres objectifs (rentabilité, production de masse, exploitation du tiers monde, déclenchement de guerre notamment pour les matières premières…). Le spectateur n’est plus qu’un simple utilisateur, frustré ou nanti, selon les largesses et le bon vouloir des maîtres, qui en ont profité pour réduire La République de Platon à un « bide » ou un succès commercial. Dans ces conditions, la place du spectateur n’est plus que celle d’un consommateur et d’un voyeur qui paye pour satisfaire son plaisir de voir. Il devient un pion que l’on comptabilise pour donner de la « valeur » aux films, et justifier leur temps d’exposition. Jusqu’à ce jour, rien n’a réussi à enrayer ce phénomène… Sans doute, n’avons-nous pas trouvé les armes… alors, nous avons laissé faire… Cette remarque réaliste ne doit pourtant pas nous rendre pessimiste. Nous ne sommes pas sortis de la caverne, certes ! Mais surtout, il ne faudrait pas nous laisser déposséder de notre patrimoine imaginatif et créatif sans lequel aucune reconquête ne sera possible. Nous devons donc continuer à alimenter et consolider notre corps de spectre-acteur pour élargir et protéger l’espace commun de la circulation de la parole et des regards, et renforcer ainsi nos résistances.
- Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1939), rééd. Présence africaine, 2001.
- Raymond Bellour, Le Corps du cinéma, P.O.L., 2009.
- Jean-Jacques Wunenburger, entretien avec Cédric Biagini, « L’Age de la télévision », dans Divertir pour dominer, L’Échappée, 2010.
- Jacques Rancière, Le Destin des images, La Fabrique, 2003.
- René Descartes, La Dioptrique, 1637.
- Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel (1964), tr. Monique Wittig, Editions de Minuit, 1968, rééd. Seuil, coll. « Points », 1970.
- Jean-Luc Godard, dernier épisode : “Des Signes parmi nous”, dans Histoire(s) du cinéma, 1988-98, sortie en dvd, 2007.
- Stephen Dwoskin, Trixi, 1969.
- Serge Daney, Le Salaire du zappeur, Ramsey, 1998, rééd. P.O.L., 1993.
- Susan Sontag, « Les Objets mélancholiques », dans Sur la Photographie (1973), tr. Philippe Blanchard, Seuil, 1979, rééd. Christian Bourgois, 2008.
- Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2003.
- Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique, 2008.
- Marie-José Mondzain, ibid.
- Claude Bailblé, Documents pédagogiques, Université Paris VIII, 2010.
- Claude Bailblé, ibid.
- Marie-José Mondzain, ibid.
- Marcel Martinet, Culture prolétarienne, (1935), rééd. Agone, coll. « Mémoires sociales », 2004 — cité par Charles Jacquier dans dans Divertir pour dominer, L’Echappée, 2010.
- Marie-José Mondzain, ibid.
- Annie Vacelet, La Délimitation d’un corps, By Tarika, 2008.
Publiée dans La Revue Documentaires n°24 – D’un corps à l’autre (page 5, Août 2011)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.024.0005, accès libre)