Le théoricien empiriste

Séverin Blanchet

Pierre Baudry a rejoint les ateliers Varan très vite, peut-être deux ans après leur création en 1981. C’était la première fois qu’un « théoricien » — même s’il était aussi scénariste et réalisateur — nous rejoignait.

À Varan notre marque de fabrique était de pratiquer l’apprentissage dans l’action. Faire, passer à l’acte, apprendre de ses erreurs dans un esprit d’atelier étaient les maîtres mots. Le pragmatisme était notre religion. Nous nous réclamions du cinéma direct, mais nous ne théorisions pas beaucoup autour de notre style.

Faire nous paraissait plus urgent que penser sur.

Pierre s’est très vite intégré au groupe, et il n’a pas mis en avant tout de suite ses talents de théoricien. Il a d’abord surtout participé à la marche des ateliers en intervenant dans les stages comme nous tous. Bien sûr, lorsqu’il fallait analyser un film, c’est souvent lui qui était sollicité.

Pour affirmer que cinéma documentaire et de fiction ne font qu’un, nous projetions toujours au moins une fiction aux stagiaires. Je me souviens avoir vu avec lui peut-être dix fois L’inconnu du Nord Express de Hitchcock, avec un plaisir toujours renouvelé.

Et puis petit à petit, au gré des nécessités, lorsque nous éprouvions le besoin de mettre en mots l’état de notre réflexion sur nos pratiques, Pierre s’est mis à écrire sur et pour les ateliers Varan.

Toujours avec modestie — il interrogeait chacun avant d’écrire — et avec clarté.

Son premier texte bilan sur ce qu’étaient les Ateliers Varan, il ne l’a écrit qu’au début des années 90 pour Ciném’action. Cela s’appelait « Une expérience unique au monde : les Ateliers Varan », rien de moins. À l’époque c’était encore vrai.

Il revenait alors de l’atelier de Tromsø en Norvège et son texte était truffé de proverbes Sâme, dont l’indispensable Vuolgget dal gal maid galgasi, arvali currukge, go bikki darwani. « Il vaut mieux que je m’en aille maintenant, pense la mouche, qui s’était pris les pattes dans le goudron. »

Mais il affirmait aussi « Si un documentaire est susceptible de produire et de transmettre de la connaissance, c’est à la manière d’un mythe. » Belle définition du documentaire tel que nous l’envisageons.

Et il concluait en parlant de Varan : « Nous sommes des empiristes : immergeant nos étudiants dès le début dans une attitude pratique, nous ne passons pas beaucoup de temps (peut-être pas assez…) à nous interroger sur le documentaire tel qu’il est et tel qu’il devrait être. »

La boucle était bouclée, joli paradoxe du théoricien devenu un chantre du pragmatisme.

Pierre a apporté à Varan sa réflexion sur le cinéma, nous a aidés à investir (un peu) le champ théorique, en même temps que lui-même a su partager notre goût de l’empirisme et du passage à l’acte.

Merci Pierre.


Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 159, Juin 2005)