Michelle Gales
L’association des thèmes de l’enseignement et du cinéma documentaire a provoqué des réactions divergentes. Dans l’éducation, l’intérêt pour l’image a longtemps tenu, au sein des institutions comme le CNDP et le CNRS, ainsi que pour une partie des travaux de l’APTE, son rôle de véhicule de la connaissance. Aussi l’enseignement des œuvres en tant que telles a-t-il longtemps été bloqué par des problèmes de droit d’auteur. Mais, actuellement, le cinéma existe en tant que matière dans plusieurs lycées pilotes et il y eu une floraison d’initiatives pour introduire une pratique de la vidéo à l’école et dans les centres de loisir, dans plusieurs villes de France.
L’enjeu est important; il s’agit pour tout spectateur de notre société d’être capable de lire et d’analyser les images, de la même façon que nous avons besoin de lire et d’écrire pour avoir accès aux connaissances. À ses débuts, le cinéma a été accueilli avec enthousiasme, précisément parce qu’il est compris à un certain niveau par tout spectateur, à quelques nuances près. Ainsi était-il acclamé par des critiques comme Béla Belázs comme un langage universel. Par la suite nous avons vu ce médium développer ses propres conventions. Il suffit de voir des films d’une autre époque ou d’un autre pays pour en être convaincu. Et parallèlement le fait de voir les films qui ne respectent pas les conventions que nous connaissons nous révèle celles que nous prenions pour acquises ainsi que celles que nous découvrons.
À l’arrivée de chaque nouvelle technologie dans la production des images (la vidéo, puis la gestion par l’informatique et dernièrement le signal numérique et le traitement de l’image) est de plus en plus réduite la place laissée à l’étude de l’histoire du langage et du sens de l’image et du son. L’évolution de ces codes et conventions, leur signification actuelle, leurs possibilités de modification sont le plus souvent negligées. Ou pire, dans certains cursus de « communication » sont enseignés d’une façon réductrice, un jargon dogmatique et une série de formules de grilles de lecture.
Une philosophie de l’éducation se généralise dans l’ensemble des matières et aux âges de plus en plus jeunes, et s’applique déjà dans la formation des adultes : il y a trop de choses à apprendre, ciblons ce qui est « utile », ce qui nous aidera à devenir « performant », à pouvoir mieux nous vendre sur le « marché de travail ». Quelques « résistants » essaient de défendre un autre projet pédagogique – celui de l’épanouissement de l’individu – mais ils sont de plus en plus isolés dans l’enseignement public et encore plus dans l’éducation permanente.
Parfois, l’enseignement du cinéma comme matière est défendu pour des raisons douteuses : il y aura de plus en plus d’emplois dans la « communication », d’où l’utilité de cette matière. D’autres contestent l’opportunité de cet enseignement, ou le préconisent dans les lycées pilotes seulement, selon le même raisonnement à l’envers : est-ce bien d’éveiller le désir – de réaliser des images, de travailler dans ce métier –, pour beaucoup d’élèves dont la plupart seront déçus de ne pas y réussir ?
D’autres résistances semblent venir des doutes sur les compétences des enseignants. Dans la mise en place de la formation des enseignants sont apparus les mêmes désaccords importants sur les méthodes, théoriques et pratiques, de l’enseignement de l’analyse du cinéma ou des média.
Le rôle de la pratique est aussi au centre du problème.
Aujourd’hui une grande partie du public prétend ne pas être dupe des manipulations des média, mais ce scepticisme envers les média et envers la société n’est pas suffisant pour construire une critique ni des média ni de la société.
Nous, qui aimons le documentaire et qui voulons faire et faire voir les films documentaires, sommes conscients de notre besoin d’un public critique.
Pour que ce public existe, nous devons avancer dans la recherche, l’expérimentation, l’innovation et résister à la pression actuelle qui tend à produire le documentaire selon des formules, des modèles pré-établis. Nous devons aussi reconnaître que le documentaire que nous aimons ne peut pas être défendu d’une façon isolée, mais qu’il faut défendre comme un droit accessible à tous, à l’école, l’ensemble des formes d’expression artistique.
Qu’on n’attende pas, du présent numéro, un panorama exhaustif des situations de formation au et par le documentaire; notre propos n’est pas de constituer un dossier informatif, mais, par une série de questionnements partiels, de pointer quelques aspects qui nous semblent majeurs d’une problématique.
Une idée apparaît commune à presque tous ces textes : celle d’un rôle critique de l’enseignement. Il semblerait que, concernant l’image, l’éducation ait pour vocation de lutter, non contre sa première ennemie historique, l’ignorance, mais contre un autre type de formation, celui que la fréquentation quotidienne des media nous induit, à tous âges, à accepter : des modèles d’expression, d’information, de communication qui, réitérés, s’imposent comme des évidences « naturelles » ; des thèmes, censés nous concerner plus que d’autres; et l’assignation d’une place de « sujet spectatoriel », dans laquelle nous aurions à nous mouler. L’éducation, des lors, serait une trans-formation.
Nous espérons avoir, tôt ou tard, l’occasion de revenir là-dessus.
Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 5, 1997)