Thierry Nouel
Militant du cinéma (1967-1974)
« Ne laissons personne parler à notre place », Kristin Ross 1
1 – Images perdues à Paris
Dans les premiers jours du mois de mai 68, je suivais à la radio la montée de la tension en France. Je vivais à Bruxelles depuis septembre 67, ayant été reçu à l’INSAS, l’école belge de cinéma. Au matin du 11 mai, après la « nuit des barricades » dont j’avais écouté le son depuis ma chambre (manifestation, négociations, assaut), je partais en stop pour Paris et débarquais dans le quartier latin en pleine ébullition. Des incidents sporadiques avaient lieu entre manifestants et policiers. Sur le boulevard Saint-Germain, je fis quelques photos avec ma Rétinette Kodak. Le lendemain, je prêtais cet appareil à un ami qui ne me le rendit jamais. Sur le moment, je ne m’en préoccupais pas, c’est dire si les choses avaient perdu alors leur importance. Aussi, n’ai-je jamais vu mes images de Mai 68.
Le 13 mai, dans l’immense manifestation qui s’étendait de la gare de l’Est à Denfert, je cherchais mes anciens camarades de la classe préparatoire à l’IDHEC, suivie l’année précédente au Lycée Voltaire, mais je ne retrouvais personne. Je tentais alors de voir Viva l’Italia ! de Rossellini, mais me heurtais à la grille fermée du cinéma. Même le simple acte cinéphilique (voir un film quoiqu’il arrive) n’était plus possible. J’avais défilé, accompli les nouveaux rituels (lever le poing, scander en chœur « Le pouvoir est dans la rue ! »), je faisais partie d’un mouvement immense et irrépressible. Mais où aller quand tout était sens dessus dessous ? Devant la façade close du cinéma — « Fermée pour cause de grève » —, je décidai de repartir à Bruxelles.
Ce court passage dans l’ébullition parisienne et ce retour sur mes pas enclenchèrent une démarche en forme de prise de conscience, un premier écart vis-à-vis du cinéma dominant (industriel ou de fiction) qui imprégnait encore majoritairement les cours. J’entamais ma propre (r)évolution, fit le premiers pas d’une démarche personnelle, à mi-chemin entre le cinéma et le monde.
2 – Sans autre trace que mes souvenirs à Bruxelles
De retour à Bruxelles, je me laissais glisser dans l’agitation qui avait également gagné la Belgique. Des assemblées générales se tenaient à l’ΙΝSAS, et bientôt les cours furent interrompus. L’Université se mit en grève, la classe ouvrière grondait. J’essayais d’appréhender la situation belge, tout en ayant un œil aux journaux et une oreille à la radio pour suivre le tourbillon français.
Un jour, une action se prépara. L’objectif : s’emparer du matériel de l’école, caméras et magnétophones, afin de mettre en place ce cinéma révolutionnaire que nos AG évoquaient. Dans la nuit, nous avons parcouru Bruxelles pour réveiller les insurgés. « Ta gueule, je dors ! » répondirent la plupart, entrouvrant leur volet. À l’aube, au café, nous étions bien peu pour constater que nous devions remettre le Grand Jour à plus tard, faute de combattants. Même en force, cela n’aurait pas été facile, l’école se trouvant dans une ancienne banque (du Congo belge) et les caméras convoitées… dans des coffres, à l’abri d’une immense porte blindée.
Et puis ce fut juin, le repli. La France allait voter massivement à droite, dans la peur, sous l’aile d’un général pas tout à fait mort. Mon ami Alain Laguarda avait quitté l’école et était à Cléon où il filmait les ouvriers de Renault occupant leur usine, (Mai 68 à Cléon) 2. Et si là-bas les caméras tournaient, pour nous, ici, c’était les examens. Une réunion de notre classe décida, dans l’enthousiasme, que nous passerions « collectivement » ce résidu d’un système de sélection bourgeois. Quelques jours plus tard, nous n’étions plus que quatre irréductibles à ne pas avoir cédé aux menaces de zéros et autres « punitions ». Nous avons tenu bon, et avons réussi notre passage en seconde année.
3 – Un film retrouvé
Quarante ans plus tard, je découvre enfin Collectif C4 sur une table de montage, à la Cinémathèque Royale de Belgique. Ce film, tourné en février-mars 68, raconte le parcours de quatre étudiants d’une école de cinéma (l’INSAS !) qu’ils font sauter au moment où ils passent en conseil de discipline — Boooom ! le bâtiment en ruine, les profs en haillons — accusés d’avoir inscrit sur les murs des graffitis politiques. Cette histoire était inspirée de faits réels survenus l’année précédente à des élèves exclus de l’école (pour inscription de slogans comme « Vous avez la boîte, nous avons le feu », mais non suivie d’effet, ni de bombe bien sûr).
Je replonge dans le noir et blanc de ce qui fut notre univers, dans les décors et l’ambiance qui nous environnaient : cours de maniement de la caméra les yeux bandés, comme s’il s’agissait d’une arme (quelle fascination pour la guerre 3 !) Nos combats s’y succèdent, enregistrés à chaud : Vietnam, affaire Langlois, contestation de l’enseignement. Nos espoirs fous resurgissent : refaire le monde et l’art, aller à la rencontre la classe ouvrière, se révolter sans rien concéder. Et voilà les profs et leur doucereuse parole : « Vous êtes intelligents, vous êtes sincères. Pourquoi cette impatience ? ». Et nous, dans nos costumes, nos tics et nos certitudes, nos mots d’ordre : « Nous refusons de vivre par procuration ! ». Et mon camarade B. dans le rôle du plus radical des rebelles, se révèle un magnifique acteur : « Que tout saute ! » profère-t-il, à la fois arrogant et désespéré.
Je me souviens des débats à l’INSAS, de la « motion du 22 mai 68 votée à l’unanimité » déclarant « remettre totalement en question l’Institut et son enseignement, transformer le bâtiment en un centre de création collective, pour un combat critique et politique ». Je me souviens de l’équipe de ce Collectif C4 déboulant en Assemblée Générale, affrontant directeur et profs avec des propos incendiaires, racontant leur film, en cours de montage, qui sentait le souffre et qu’on était impatient de découvrir 4. Annie Goldmann écrira en 1971, à propos de ce film : « Il est surprenant de voir, quelques mois avant 1968, à quel point les problèmes qui éclatèrent alors au grand jour existaient d’une façon latente dans le milieu étudiant […]. On y trouve déjà la rupture avec l’enseignement prodigué, le refus de l’intégration à la société, le durcissement vis-à-vis de tout essai de récupération, le violence enfin, la solitude et l’échec » 5.
Les cours reprirent. Je fis une belle lettre au directeur pour tenter de négocier un accord qui ratifierait ma transformation d’après Mai, ne me sentant plus capable de me retrouver dans la peau d’un élève : qu’il me laisse m’immerger caméra au poing dans la réalité sociale et je continuerais simultanément à suivre les cours. Il me répondit par le Règlement de présence. Je quittais l’école.
4 – Le détour
Le cinéma politique fut-il ouverture ou renoncement, force ou impuissance ? Avais-je eu le courage d’un saut dans le vide ou peur d’affronter l’inconnu ? Ai-je fui le monde du cinéma ou voulu le changer ? Ce refus de la fiction, de la pure création, de l’art pour l’art, ce besoin de plonger dans le collectif et le réel venaient-ils d’une angoisse d’être, d’une défiance envers l’Imaginaire ? D’une crainte de dire Je ou d’un besoin d’être soi 6 ? Je dirai aujourd’hui que cela marque de façon claire et visible le moment où j’ai fait un détour. Je me suis détourné d’un chemin tracé, d’un destin convenu, d’une vie programmée. Comme les étudiants de Nanterre firent le détour dans leur trajet, entre la gare et l’Université, par les bidonvilles. Comme les sorbonnards et normaliens qui s’établirent à l’usine, renonçant — un temps, pour certains — à faire partie de l’élite. Comme les ouvriers, chemin inverse, qui osèrent entrer dans les Universités pour devenir intellectuels.
Ce fut mon geste décisif 7 de Mai 68. J’avais un désir pas seulement de cinéma et de son pouvoir, mais aussi de réel et de son intensité. Et c’est par ce renoncement que je pouvais l’atteindre. Ce chemin de traverse tendait vers une utopie. Mais était-ce bien celle de la Révolution ? Certes, nous truffions nos textes de ce terme magique. Mais est-ce qu’elle était vraiment ma visée ? Ne cherchais-je pas plutôt une abolition des différences, rêve encore plus lointain et poétique. Et pour atteindre cette égalité, comment fabriquer une image au-delà des idéologies ?
La question qui allait se poser à moi était alors celle d’un usage autre des outils. Technique sophistiquée du cinéma et pouvoir des images, au service de qui pouvais-je les mettre ? Se soumettre à un parti ? Dépendre des masses ? Cela me semblait bien abstrait, ou déjà usé, ou même menaçant. Je distinguais vaguement une voie étroite, union possible entre faiseurs d’images et rêveurs d’un monde autre. — D’autres facteurs ont orienté mon choix : une réflexion sur le cinéma lui-même, avec en particulier, le choc qu’a été Pierrot le fou de Godard, vu en 1965, à 17 ans, puis ses films suivants. Et donc la conception d’un cinéma qui invente, qui pense, qui fait du réel et du processus de fabrication un élément interne de la création, tout cela a orienté ma décision. Ainsi que le besoin de vivre les choses pour les filmer.
5 – Sabotages de ciné-clubs
Je revins à Rouen, ma ville natale et m’inscrivis à la Faculté de lettres, en philosophie. Je retrouvai mon camarade B. Nous étions tous deux décidés à reprendre les activités de ciné-club, interrompues pendant quelques mois par la déferlante des événements et avions en commun l’acquisition, à toute vitesse, d’une solide culture cinématographique, ainsi que l’expérience politique de Mai. Ce qui nous soudait était la conviction que le cinéma était aussi un lieu de transformation sociale et un engagement suffisants pour nous proclamer militants du cinéma, sans envisager de nous laisser encarter.
Nos interventions furent assez radicales : invités par un ciné-club de banlieue à une projection de Jules et Jim, plutôt que de le présenter, nous avons brandi une caméra 16 mm (une Paillard 16 mm ou la Bell&Howell mythique à tourelle de Robert Capa et Joris Ivens, je ne me souviens plus) et avons lancé, pour la première fois, notre appel à la formation de « Groupes d’Action cinématographique ». On ne nous réinvita pas.
Une autre de nos actions fut plus audacieuse : lors d’une conférence donnée à la salle des Sociétés savantes par Robert Enrico, nous nous sommes introduits dans la cabine de projection avec un projecteur 16 mm. La séance entamée et le public subjugué par le réalisateur, nous avons brusquement ouvert le rideau, éteint la lumière et lancé la projection du film Le Message du Che. La logique aurait voulu que nous décampions à toute vitesse. Mais nous sommes restés dans la cabine, peut-être pour récupérer le matériel ou pour contempler les effets de notre provocation. Les organisateurs d’abord interloqués (c’étaient mes anciens professeurs de lycée, ceux qui m’initièrent au cinéma) tentèrent d’enfoncer la porte, et, pensant avoir affaire à de dangereux gauchistes, se préparèrent à un combat héroïque. Nous avons ouvert tranquillement, et, à leur grande surprise, ils se trouvèrent nez à nez avec leurs anciens élèves. L’un des profs appela la police. Nous avons passé une nuit au poste, et avons été libérés le lendemain matin, après un interrogatoire en règle.
Si cette opération attaquait de façon radicale et spectaculaire le cinéma aliénant que nous rejetions, son déroulement opérationnel me paraît aujourd’hui un modèle de stupidité : comment avons-nous pu organiser une action aussi bêtement conçue et qui nous précipiterait inévitablement vers de sérieux ennuis ? (Nous avons eu bien de la chance de récupérer au commissariat projecteur et film). Pourtant, si je la ressentis sur le moment comme manquée – et j’ai longtemps traîné, à y repenser, une certaine honte — elle eut des effets politiques positifs. Outre de nous doter d’un certain prestige dans la communauté des groupuscules (ainsi des coups pouvaient être perpétrés de façon autonome par des intellectuels, généralement perçus comme manquant d’audace), outre de nous guérir d’un activisme mal préparé, je découvris 35 ans plus tard (!) que nous avions finalement frappé juste. Car cette interruption surprise d’une conférence ronronnante avait fait réfléchir l’un de mes ex-professeurs sur Mai 68. En effet, il me remercia chaleureusement de lui avoir fait prendre conscience, ce soir-là, des enjeux politiques du cinéma, à côté desquels il était passé tout au long des événements.
6 – D’une avant-garde à l’autre
Notre soif de pratiquer un cinéma politique se cherchait des lieux d’implantation. B., à Paris, avait le contact avec les États généraux du cinéma. De mon côté, j’avais rencontré, dans la banlieue de Rouen, un enthousiaste directeur prêt à nous accueillir, séduit par l’idée de confier une caméra aux membres de son Foyer de jeunes travailleurs. B. obtint Un Film comme les autres, récemment sorti de la salle de montage, avec en prime la venue de son réalisateur Jean-Luc Godard, tandis que j’assurais la logistique (salle, matériel, publicité). Ce fut sans doute l’une des premières projections publiques du cinéma militant de Godard hors de Paris 8. Le but n’était évidemment pas de faire une avant-première mondaine, mais de lancer notre projet de « constitution de Groupes d’Action cinématographique », comme le mentionne le tract distribué qui n’indique même pas le titre du film, mais seulement : « Des cinéastes seront présents (Jean-Luc Godard…). Il y aura projection de films ».
La célébrité de Godard et l’annonce implicite de son dernier opus, l’affiche alléchante d’un brûlot gauchiste propulsé en pleine banlieue rouge circulèrent de bouche à oreille à Rouen et garantirent le succès. La salle était pleine, composée de quatre catégories de spectateurs : quelques jeunes travailleurs habitués du foyer, des cinéphiles attirés par le nom de cet auteur fameux, des militants politiques d’extrême-gauche (principalement trotskistes) décidés à en découdre dans ce fief du PC et enfin quelques permanents de la CGT et des cadres du Parti communiste venus défendre leur territoire, dans cette municipalité communiste. Sentant l’importance de l’événement, nous avions installé deux magnétophones pour enregistrer les interventions de la soirée.
Comme prévu, le débat fut très animé. Nous sommes parvenus à ce que la parole circule, même s’il y eut quelques cris et invectives. Les lendemains chantèrent moins : Le directeur de la Maison des Jeunes fut licencié trois mois plus tard, pour avoir introduit les loups gauchistes dans la bergerie. Et l’enregistrement sonore principal disparut, mystérieusement effacé (?) par une censure très stalinienne, malgré des déclarations très « démocratiques » affichées sur le moment. Heureusement, l’autre magnéto garda trace du débat, ce qui nous permet d’en prendre connaissance aujourd’hui (voir transcription ci-dessous). Quant à nous, il ne fut plus question de remettre les pieds dans cet endroit.
Aujourd’hui, à l’écoute de ce son lointain, je retrouve le contenu vivant de ce que nous faisions : un travail de terrain, au contact de la réalité. Action politique et intervention culturelle, classe ouvrière, usine, cinéma militant, contradictions au sein du peuple, liaison avec les masses, nous en vivions la matière, ce soir-là. Comme s’en réjouit Godard, dans son échange vif avec les membres du Parti communiste : « Ici, dit-il, on peut avoir une discussion politique ». Car, dans cet espace de confrontation que nous avions littéralement mis en scène, pouvait s’engager un débat fait de divergences fondées sur l’action. Et notre action, Godard la soutenait. Je me souviens encore du plaisir que nous procura sa protection déclarée haut et fort : « La chose intéressante, c’est qu’eux, ici, ont envie de faire des films un peu différemment.[…] Pourquoi vous êtes contre le fait que des gens ont envie de faire des films ? ».
Les ouvriers ou jeunes travailleurs, véritable enjeu de cette séance, parlèrent peu. Cependant, en un geste spectaculaire et pour immortaliser l’événement, on confia notre Paillard 16 mm à l’un d’entre eux, anonyme prolétaire qui fit les images de la soirée, en incarnant le fameux rêve de « la caméra aux ouvriers ». Il reste donc quelques minutes de 16 mm muet, en souvenir de cette séance historique (mais où n’apparaît pas Godard, car il refusait alors qu’on le filme). Je n’ai pas oublié le sentiment que j’eus confusément alors : qu’une transmission tentait de s’effectuer, ce soir-là, d’une avant-garde à l’autre, entre la Nouvelle Vague (avec son représentant le plus engagé) et la recherche balbutiante d’un nouveau cinéma politique dont nous voulions ouvrir le champ, en tournant, bien maladroitement, quelques séquences et en archivant ces premiers sons. Déplacement de l’avant-garde sur laquelle Godard surenchérit encore, en évoquant les possibilités de fabriquer la « télévision chez soi ».
Le film se termine par des images prises le lendemain matin devant l’usine Renault-Cléon. Il s’agit de quelques plans, archives de nos éphémères Groupes d’Action cinématographique, où l’on devine quelques silhouettes de cette mythique classe ouvrière, qui occupait tant nos discours et notre imaginaire, images vacillantes, prises au travers de la grille, infranchissable seuil si symbolique de Mai 9.
7 – Un genre cinématographique nouveau et en rupture : le cinétract
Dans la même période, fin octobre 68, nous avons organisé une séance de tournage de cinétracts. Nous étions cinq, réunis en raison de notre intérêt à la fois pour le cinéma et pour sa possibilité d’expression politique : deux journalistes, un étudiant, ainsi que B. et moi. Chacun apporta un ou deux projets qui furent aussitôt mis en chantier. Sept cinétracts furent tournés au cours de cette journée. Les moyens étaient simples (un banc-titre, une caméra 16 mm). Les négatifs, récupérés sur un stock de la télévision régionale (ORTF), furent envoyés chez Slon (ancêtre de la société Iskra) qui les tira et nous renvoya une copie.
Le cinétract est le genre cinématographique créé en Mai 68. Jusqu’à récemment, son originalité et son impact avaient été peu analysés alors que l’irruption d’un genre nouveau est si peu fréquente. De facture très modeste, il remet en question à peu près toute la structure instituée du cinéma : mode de production et d’écriture, rapport texte-image, interaction immédiate avec l’actualité et contre-information, statut de l’auteur, relation professionnels-amateurs, producteur d’images et spectateurs, mode de diffusion et de réception.
Nos cinétracts rouennais, tournés en octobre 1968 prirent des libertés avec les directives parisiennes, utilisant des objets, ou même faisant intervenir des personnages (R 104 Je suis un flic). Ils ont été à ma connaissance parmi les seuls tournés en province, loin des organisations parisiennes de Mai (États Généraux du cinéma) 10. Ils circulèrent dans la région rouennaise, de fin Mai 68 à début 69, souvent présentés en introduction d’un film de Mai (La Reprise du travail aux usines Wonder) ou militant (A bientôt j’espère).
En mars 1969, un nouveau tournage fut organisé, cette fois avec deux lycéens, membres du CAL — Comité d’Action lycéen— du Lycée Jeanne d’Arc à Rouen. Ce cinétract, R 109 Publicité-Vietnam-Droit à la parole-droit à l’amour, annonce déjà les thèmes de lutte de l’après-Mai. Le débat qui suivit, dont le son a été enregistré par les lycéens eux-mêmes, illustre une prise en main des moyens techniques par les militants eux-mêmes.
Le but espéré de ces projections était de mobiliser et éventuellement de provoquer le tournage de nouveaux films, avec le rêve de la naissance d’un autre cinéma qui tenterait de prolonger l’effervescence de Mai.
8 – Diffuser les films militants : l’impossible réseau
De 69 à 74, projections, tournages et interventions se succédèrent, en utilisant diverses structures. Nous avions été exclus du ciné-club que nous animions depuis deux ans (Ciné-Ligue), les permanents étant en total désaccord avec nos actions coups de poing. Je pris la responsabilité des Amis de la Cinémathèque française à Rouen, ce qui occasionna quelques rencontres mémorables avec Henri Langlois. Il détecta immédiatement notre goût prononcé pour le film politique et griffonna avec nous un projet sur un coin de son bureau, rue de Courcelles. Le programme faisait alterner les classiques (Fièvre sur Anatahan de Sternberg ou les burlesques Keaton et Langdon) avec une histoire du cinéma politique ou d’avant-garde : Vertov, Eisenstein, Dovjenko, Poudovkine, ainsi que Khule Wampe (Ventres glacés) de Brecht et Dudow ou L’Âge d’or de Buñuel. On projeta aussi des films de l’avant-garde américaine, ou avec d’autres associations, Eldrige Cleaver, Black panther, Camarades, Ice, ainsi que l’opéra L’Orient rouge, après avoir été reçus à l’ambassade de Chine (sans doute pour qu’on y vérifie notre pureté idéologique qui, à vrai dire, n’était pas très nette).
Côté théorie, je suivais les débats entre les Cahiers du Cinéma et Cinéthique et pris parti pour le second en participant à la création de Cinéfront, association rouennaise qui ne comprendra que… trois membres. Je contribuais activement à l’organisation des projections (L’Homme à la caméra, Enthousiasme de Dziga Vertov, etc.).
Alors qu’un certain nombre d’organisations parisiennes souhaitaient développer une diffusion décentralisée, les groupes militants de province tentèrent de se fédérer entre eux. Des publications comme Pour un cinéma militant rassemblèrent, sur le papier, les moyens et les projets des différents groupes. C’est ainsi que des relations s’établirent notamment entre Rouen et Le Mans, ce qui donna lieu à une réunion avec projection de cinétracts, suivie d’une discussion mouvementée. Mais ces tentatives ne survécurent pas à la retombée progressive du nombre de productions à présenter et à l’articulation difficile entre action politique et action culturelle.
9 – De la lutte armée
En 1973, Tobias Engels, qui avait réalisé No Pincha, en Guinée Bissau, préparait un film sur le FRELIMO (Front de Libération du Mozambique) et ne pouvait se rendre en Tanzanie pour y rencontrer ses responsables. Avec Jean-Louis Perrier, nous avons préparé un voyage, destiné à cette prise de contact. Nous en profiterions pour tourner un court métrage sur l’école secondaire du maquis qui se trouvait replié à une soixantaine de kilomètres de Dar-Es-Salaam. Je filmais avec ma Bell&Howell les élèves de l’école de Bagamoyo (ce qui signifie Cœur brisé, car c’est de cette plage de l’Afrique de l’Est que partaient les esclaves pour l’Amérique). Nous étions pilotés par des dirigeants du Front qui nous posaient de multiples questions sur notre engagement, et notre organisation. J’avais parfois l’impression d’une imposture de notre part, en imaginant les risques pris par ces combattants et le courage des élèves dont les vacances consistaient à passer trois mois au Mozambique en pleine lutte armée, comparés à nos actions bien peu dangereuses menées par ce Cinéfront aux troupes faméliques.
Le soir, après le tournage, élèves et professeurs s’étaient rassemblés autour d’un projecteur alimenté par groupe électrogène. Nous avions apporté une copie de No pincha et les jeunes spectateurs commentèrent bruyamment chaque scène, tout comme le faisaient les collégiens pour qui j’organisais des séances de ciné-club. Mais ce n’étaient pas des rires devant les gags de Chaplin, ou des murmures en découvrant le baiser d’Une Partie de campagne de Renoir. C’étaient des chuchotements qui accompagnaient chaque arme, chaque tir, chaque action de guérilla, parfois des exclamations pour une arme lourde, comme d’autres enfants le feraient pour un beau dribble au football.
Au retour, une divergence apparut : entre mon désir de fonder le montage sur ce que j’avais vu et senti derrière l’œilleton, et la volonté de mon camarade de faire un film qui s’inscrive dans la ligne politique de Cinéthique. Désaccord entre suivre des mots d’ordre ou tenir compte de ce que ce tournage avait transformé en nous. C’est la ligne qui me paraissait très dogmatique qui l’emportera. Aussi, je quittais le film qui s’appellera, selon l’un des slogans du FRELIMO, Étudier, produire, combattre.
10 – Faire politiquement des films ?
D’autres films et d’autres alliances allaient mobiliser mon énergie. Avec une association de jazz (Rouen Jazz Action), nous allions organiser une série de projections des films du Groupe Dziga Vertov, d’abord en petit comité, puis à la Faculté des Lettres de Rouen. Vent d’est, Luttes en Italie et Tout va bien seront débattus dans les amphis. L’autre ensemble de films que nous avons diffusés étaient ceux réalisés par Christian Zarifian et Vincent Pinel au sein de l’Unité Cinéma de la Maison de la Culture du Havre : On voit bien qu’c’est pas toi, À suivre et Moi j’dis que c’est bien (que l’on appelait les « films du Havre »). Nous allions les présenter dans les lycées ou en séance publique, provoquant des réactions passionnées sur les formes d’un cinéma hors norme, issu de jeunes d’origine ouvrière — ou plus aisés — mais qui faisaient sauter les codes de la représentation cinématographique, travaillant en particulier frontalement la question du qui parle.
Cependant, le changement radical du monde, que nous attendions, ne venait pas. Et le temps finit par créer des conflits insolubles, auxquels Cinéfront n’échappa pas. De ce lendemain de fête qui se prolongea, puis se termina inexorablement, il est difficile de ne pas se souvenir sans tristesse, de ne pas être saisi par l’amertume devant l’ampleur de la déception et même parfois de ressentir, quand reviennent en mémoire nos déchirements peu glorieux, de la honte 11. C’était la fin d’une époque. Je terminais une licence de philosophie, je travaillais pour payer mes études, je m’étais marié, j’avais un enfant et bientôt deux. Il me fallait songer à avoir un vrai métier et pour cela traverser une épreuve classique : celle du rêveur d’un monde meilleur qui se réveille et doit affronter l’entrée dans la normalité. Je vivais les angoisses du militant dans la phase de retombée des luttes, situation déroutante, qui en perturba plus d’un, en tua quelques-uns. L’action culturelle et l’audiovisuel étaient en pleine expansion, portés par un besoin de changement dans la société. Je faisais de l’animation depuis de nombreuses années à titre bénévole, j’y avais acquis une expérience et quelques diplômes, j’ai donc passé un concours de formation professionnelle du ministère de la Culture. Je fus envoyé en stage à Annecy où Bruno Muel et Antoine Bonfanti tournaient un film de commande sur la Résistance en Haute-Savoie avec Pierre Todeschini. J’y rencontrais des résistants FTP qui m’ont fait mesurer, en quelques nuits de discussion bien arrosées dans un chalet de la vallée d’Abondance, la dimension et les enjeux d’une guerre de libération.
Victoire et défaite de la vidéo légère (ou l’utopie réalisée) (1975-1990)
« L’art vidéo est resté en marge, bien qu’il soit en fait le plus important moyen d’expression culturelle des années soixante-dix. », Sherry Millner 12
1 – L’histoire d’une autonomie
En 1975, je tournai avec un groupe de collégiens mon premier film en collectif, Montévidéo, sur magnétoscope Akaï quart-de-pouce, petit bijou de maniabilité. Le matériel vidéo était alors au point, on pouvait enfin tourner, monter et diffuser des films de façon plus libre et pour pas cher. Pendant plusieurs mois, j’avais écrit avec ces collégiens un scénario sur leur vie et leurs rêves, à Petit-Quevilly, dans la banlieue ouvrière de Rouen. Je le présentais à un organisme (Vidéo Promotion Jeunesse) qui proposait des moyens de formation et de tournage. Le projet fut accepté.
Ce que j’appellerai « l’aventure de la vidéo légère » commençait. Légère au sens où elle se voulait, dans la mesure du possible, libre, indépendante et autonome, physiquement et dans une certaine mesure idéologiquement. Elle s’opposait à la vidéo lourde de la télévision et aux contraintes corporatistes du cinéma. —Nous étions alors, les vidéastes, méprisés par la télévision qui trouvait notre signal « instable » (et donc nous rejetait pour des raisons prétendument techniques) et par le cinéma qui qualifiait nos images de « merdiques » (donc les dédaignait pour des raisons soi-disant esthétiques). Ce double rejet (qui masquait les aspects politiques de ce contrôle) s’est soudain estompé à l’apparition du numérique. Mais une censure plus discrète s’exerce toujours : sur les films qui n’obéissent pas au formatage et sur ceux qui restent fidèles, dans leur forme et leur contenu, à l’écriture libre de la vidéo des premiers temps.
Ces matériels étaient si récents que nous en étions les pionniers, des défricheurs aussi bien techniques que stylistiques. Être à l’avant-garde technologique nous donna, pendant une dizaine d’années, une formidable avance pour éviter les emprises exagérément hiérarchiques et une certaine latitude pour déjouer les tentatives de mainmise politique. Avec ces unités de production assez insaisissables, nous pouvions courir, courir, le vieux monde avait toujours quelques trames de retard.
Leur faible coût relatif favorisait une large dissémination géographique et un éparpillement institutionnel qui rompait avec le centralisme parisien. Cette décentralisation audiovisuelle suivait de vingt ans l’élan qui, après-guerre, avait permis au théâtre d’essaimer aux quatre coins de la France (la fameuse décentralisation des théâtres subventionnés et Centres dramatiques). Institutionnellement inscrite dans le mouvement des Maisons de la Culture et Centres d’Action Culturelle, notre implantation audiovisuelle fut soutenue un temps par le pouvoir, tant que celui-ci ne réalisa pas que la maîtrise des images risquait, en partie, de lui échapper et tant que nos images gardaient un caractère local.
Car nous étions à la croisée de deux demandes : celle d’en haut, plus ou moins claire, qui souhaitait encourager (et éventuellement encadrer) la nécessaire modernisation de la société. Elle était prête à libérer l’expression, après l’explosion de 68, pour écouter et rendre visible cette société qui avait craqué de partout. Mais nous répondions aussi au besoin d’expression de la base, voulant accéder à de nouveaux canaux dans les domaines qui avaient surgi du volcan de Mai : parole libre, culture pour tous, nouvelles écritures audiovisuelles, et, dans sa version militante, saisir des moyens pour refléter les luttes.
De ce progrès technologique et de cette avancée politico-esthétique, trois catégories de vidéastes s’emparèrent très vite : les animateurs (culturels ou socio-culturels), les artistes et les militants. Tous participaient du mouvement social et la plupart des projets étaient en recherche d’une nouvelle esthétique, dans une distance plus ou moins grande avec les institutions (administrations culturelles, cinéma, musée). En donnant accès à la caméra à de nouvelles catégories, nous transmettions le Pouvoir des images, et nous réalisions en pratique cette fameuse jonction intellectuels-manuels. La « liaison avec les masses » qui restait souvent un vœu pieux en Mai, devenait visible, avec nos film vidéos co-écrits, co-réalisés, montés à plusieurs. Elle s’incarnait sur nos écrans, réalisant le rêve d’une culture à la fois populaire et savante : proximité avec la vie et technologie neuve, apparition d’un cinéma démocratique cherchant des modes nouveaux de récit, en rupture avec le point de vue bourgeois. Cela se passait dans un coin perdu du territoire, sur une petite bande vidéo bricolée à quelques-uns, sans se préoccuper d’en recueillir un grand prestige.
2 – Sur le terrain : l’utopie, le nous et le je
En 1975, je commençais donc un voyage qui m’a fait passer par plusieurs régions de France et traverser de nombreux milieux socio-professionnels. Après la Normandie (Montévidéo avec des jeunes de banlieue), et la région parisienne (sur la question de la marginalité avec À ma zone), je partais en Lorraine, dans le bassin houiller (sur la mémoire collective, puis avec un film d’histoire locale, Acht sous un keine prune). Enfin, je restai cinq ans en Haute-Savoie où je naviguais, au sein du Centre d’Action Culturelle, de film en film, de groupe en groupe. Inoubliable circulation dans les paysages et les vies, d’une commune rurale de moyenne montagne à un hôpital (Chroniques Ivégiennes sur les questions de contraception et d’avortement), de musiciens en immigrés (La Construction d’une mosquée), des conflits sociaux à la paix des alpages. Difficile de résumer en quelques mots les problématiques posées par chaque film et les innombrables négociations, conflits, tentatives de contrôle, censures de l’institution, qu’ils ont provoqués, ou d’évoquer en trois lignes tous les moments forts, projections et multiples passages dans les festivals (jusqu’à celui de Cannes avec Couverture).
J’ai fondé mon travail sur quelques principes : écriture collective par aller-retour, puis synthèse rédigée sous forme de scénario, tournage en partie assuré par des membres du groupe suivant les compétences et le degré de formation possible, montage à plusieurs, ou du moins défini après des visionnements successifs devant les intéressés. Les participants vivaient une expérience qui dépassait la simple participation à une production d’images. Ils en sortaient souvent transformés dans leur vie même. De cette époque, je retiendrais un souvenir emblématique : après plusieurs mois de travail dans le village d’Arbusigny, nous avons réalisé trois films (L’Hiver, De notre temps, La Pieuvre dans le trou), avec différentes catégories de la population. Nous les avons projetés dans l’école et la Mairie, transformées en multisalles vidéo. Une grande partie de la population s’y est retrouvée, avec des spectateurs venus de loin, pour regarder notre étrange télévision. Ce brassage des diverses catégories sociales dans une commune rurale, autour d’un outil technologique nouveau, pris en main par les gens eux-mêmes, était l’aboutissement du rêve, en quelque sorte l’utopie de 68 enfin réalisée.
On était dans une période charnière, entre la fin des grands emballements totalisants (Utopie, Grand soir et Monde radieux) et le début de l’individualisme forcené de la décennie suivante. La signature des films devenait un problème et trancher entre le nous et le je délicat et complexe. Tout devait-il être collectif ? À quel point, en tant que porteur du projet, devait-on se fondre dans le groupe ? Le nom du réalisateur devait-il encore apparaître ou disparaître comme absorbé par ce collectif ? Je pensais qu’il fallait maintenir l’équilibre, affirmer le groupe Et signer de son nom. Sinon, cela masquait notre rôle par rapport à celui-ci et l’effacement total aurait laissé le champ libre aux récupérations, souvent menaçantes, de l’institution. Avec ces objets étranges que nous fabriquions, les mots eux-mêmes se cherchaient : était-ce notre film, mon film, est-ce même un film ?
Dans un esprit d’ouverture (qui semble à des années-lumière des cloisonnements d’aujourd’hui), la structure qui centralisait notre réflexion, la SACEA 13, organisa deux grandes manifestations qui réunirent tous les types de production vidéo : en 1979 avec Les Assises du cinéma et de l’Audiovisuel à Chaillot, et en 1981 à Cergy avec Vidéo du jour. Ces réunions non sectaires des bandes et de leurs auteurs permirent une présentation de toute la production vidéo du moment et une rencontre des réalisateurs. Ce fut le bouquet final d’une période d’expérimentation avant que ne se referme ce désir d’inventer avec les gens d’autres modes de fabrication des films.
3 – Arrêt brutal et effacement
J’ai été licencié en septembre 1983 du CAC d’Annecy. Un an après, la cellule audiovisuelle était dissoute. Je n’étais pas un cas isolé, puisqu’au début des années 80, l’un après l’autre, les lieux de production vidéo ou cinématographique en région ont cessé, pour la plupart, leurs activités. Beaucoup de ceux avec qui je travaillais alors, à travers la France, ont vu disparaître leurs postes ou les structures qui les employaient.
Qu’est-ce qui explique ce revirement brutal ? Certes l’ouverture des ondes hertziennes a absorbé une bonne part des énergies, et permis à des individualités de se reclasser dans des places valorisantes, plus professionnelles et rentables, non loin des sphères du pouvoir. Comme on l’a vu, nous semions du contre-pouvoir et sur un domaine sensible : les outils et les techniques de représentation du monde. Outil de libération sociale et esthétique, la vidéo légère a payé le prix fort sa réalisation des propositions de 68. En donner une image, ne serait-ce que localement, dans un village de montagne par exemple, est soudain devenu dangereux et même insupportable aux yeux de l’institution. Cela a été suivi d’un effacement — plus ou moins volontaire — de la mémoire de cette période. Beaucoup de films et documents ont disparu, ont été perdus ou oubliés. C’est l’existence même de ce processus hors norme, dans ses aspects sociaux, politiques et esthétiques, qu’il s’agissait d’évacuer des esprits. D’une part, au nom de l’individualisme alors conquérant : on moquait, dévalorisait ou renvoyait dans l’oubli, toute démarche où le collectif était aux commandes (en fait, on commençait à entreprendre la liquidation de l’esprit de Mai). Ses propagandistes d’hier, pour entrer dans les institutions ou les télévisions, effaçaient de leur histoire ce passé dérangeant, ce temps où ils avaient adhéré au grand bouleversement. Il leur fallait mettre en avant des pratiques davantage dans l’air du temps : celles qui s’appuient sur le Moi de l’Auteur ou satisfont les supposés goûts du grand public (base du formatage).
Il est certain que beaucoup de ceux qui auraient pu développer un courant d’images démocratiques et promouvoir nos recherches et nos travaux ont plutôt choisi leur carrière individuelle dans les chaînes ou les institutions culturelles, en abandonnant au passage les idéaux communs. Comme le pouvoir demandait un reniement de 68 (ou un maquillage de celui-ci en fête culturelle) à ceux qui souhaitaient un poste en vue, certains de ceux qui avaient partagé notre aventure renièrent les aspects politiques et collectifs de cette période. L’autre partie des acteurs (les fidèles, les provinciaux, les anonymes) continuèrent un travail de terrain, ou disparurent du champ 14. Ainsi un événement symbolisait cette volonté d’enterrement : lors d’une manifestation intitulée Il était trois fois la vidéo, organisée par la SCAM le 16 juin 2003, trois anciens leaders racontèrent à leur manière notre histoire en présentant une sélection de vidéos sous le titre Les Œuvres françaises de 1970 à 1986. Or, a disparu de leur programme quasiment toute bande qui revêtait un caractère collectif, social, politique ou même provincial, au profit exclusif de la vidéo parisienne, branchée, vidéo art, vidéo dérision ou de bidouillage électronique. Ce qui a fait la force politique de la vidéo, cette rencontre entre un art pauvre, mais technologique avancé et les désirs d’une population de s’exprimer de façon inventive, était complètement ignoré, travesti au bénéfice exclusif d’une vision télévisuelle, chic et arty.
Ce qu’on avait combattu — le formatage et la dépolitisation — avait finalement vaincu. Les prolongements percutants de 68, qui avait survécu dans la vidéo légère et qui en font un témoignage précieux d’une histoire d’en bas (la parole au peuple, la décentralisation du pouvoir, la volonté de décloisonnement, le mélange des genres, la diversité des points de vue et des écritures et la dissémination des regards), après avoir subi une première mort institutionnelle dans la suppression de toutes les structures de production, en subissait une seconde dans le pseudo-récit de ceux-là même qui y avaient participé : toute la violence de la vidéo comme interrogation de la société ou comme radicalité esthétique, toute sa douceur comme proposition de filmer avec étaient rayées de l’Histoire, effacées des mémoires par ses propres (anciens) responsables, reconvertis dans un révisionnisme rigolard et superficiel. Une Histoire de la vidéo légère comme prolongement visible de Mai 68 et comme ouverture vers de nouvelles voies créatrices reste à entreprendre 15.
De la télévision en temps de crise (1990-2008)
Peut-être ne savez-vous pas qu’il y a un tas de films qui ont été faits par des professionnels, des non-professionnels, des étudiants d’école de cinéma, et que ces films sont des documents d’information qu’on utilise maintenant contre l’intoxication, contre ceux qui essaient d’enterrer ce qui s’est passé au mois de mai.Jacques Kébadian à l’ouverture de l’Université de Vincennes, printemps 1969 16.
Je conclurai en parlant de la télévision, ou plutôt de deux télévisions : car je dois distinguer celle où je travaille, de celle à laquelle je travaille. Je me trouve aujourd’hui dans une double position : dedans, comme monteur sur une chaîne nationale, mais également en dehors, en réalisant des films qui sont comme les programmes d’une télévision rêvée ou souvent impossible. De ce double point de vue, je tire deux conclusions :
– D’une part, on peut faire aujourd’hui une télévision performante chez soi (du tournage au montage jusqu’au mixage) grâce aux équipements numériques. Ces films, pas nécessairement intimistes pouvant traiter de questions sociales ou politiques, ne trouvent que très difficilement un écran pour les accueillir. Ils doivent souvent parcourir un chemin semé d’embûches pour parvenir à être diffusés, batailler avec acharnement pour espérer être proposés à une large audience. Entrer en dialogue avec le public devient encore plus compliqué lorsque nos films développent une écriture personnelle ou touchent à quelques tabous, osant s’attaquer aux sujets qui fâchent 17.
– D’autre part, on constate parallèlement une dégradation de la qualité des programmes télévisuels, ceux-ci étant de plus en plus dévolus à déverser quotidiennement un flot d’angoisse traumatisante, de divertissements imbéciles et de matraquage libéral. Cette situation des images a été analysée théoriquement et pratiquement par les plus grands cinéastes-vidéastes-philosophes que sont Godard, Marker, Van der Keuken et Watkins. Tous ont fait exploser les cadres et les genres, en particulier en naviguant sur la frontière entre fiction et documentaire. Tous ont travaillé les distinctions entre avant-garde politique, avant-garde esthétique et avant-garde technologique jusqu’à les foudroyer de leurs visions rétrospectives, actuelles et prospectives.
Lorsque l’on travaille à l’intérieur d’une chaîne, l’effondrement de la dignité des images, la perte de l’exigence citoyenne et l’affaiblissement du recul critique sont visibles quotidiennement. Il me semble que cette situation est en quelque sorte l’aboutissement assez dramatique de la non résolution des questions qui se sont posées depuis 68 dans le monde audiovisuel. Malgré nos combats et nos efforts, il semble que l’on va de recul en échec : la disjonction entre l’Institution du Voir (avec ces contrôleurs du comment-il-faut-penser) et une société en Mouvement (mise en images par les inventeurs d’un regard libre) a atteint un point critique. Malgré les recherches des années 70 avec la vidéo, l’ouverture des multiples chaînes des années 80, et la vague des films documentaires à partir de 90 à aujourd’hui, la télévision s’est refermée sur un formatage de plus en plus étroit.
Le summum de cette coupure entre les décideurs et les acteurs du réel en images a été atteint lors d’une journée de débats intitulée Docs en crise qui avait lieu au Forum des Images, à Paris, le 24 mars 2004 18. Après une après-midi riche en idées et échanges, où se relayaient sur scène producteurs, réalisateurs, techniciens, intermittents devant un parterre de professionnels en recherche de solutions, l’orage éclata lorsqu’intervinrent les diffuseurs du documentaire dans les chaînes de service public. Le texte qui introduisait ce débat s’interrogeait ainsi : « Jamais sans doute, on a assisté à un tel mépris des créateurs. […] Pourquoi cette peur des regards questionnant le réel ? Pourquoi ce refus d’expérimentation de toute écriture nouvelle, de toute impertinence ? » Lorsqu’ils prirent la parole, ceux qui sont aux commandes du robinet à images, avec le pouvoir de montrer ou de rejeter ce qui se fait, avec droit de vie ou de mort sur le destin de beaucoup de films furent tour à tour arrogants ou ne purent s’empêcher de prendre un ton infantilisant. Alors qu’ils s’adressaient à des professionnels aguerris, porteurs de multiples expériences où l’appel à l’intelligence du téléspectateur était le point commun, leurs propos suintaient le mépris ou trahissait leur désarroi. Il leur semblait, sans doute, que nos critiques venaient d’un manque de maturité de notre part (!). Ils considéraient nos inquiétudes (justifiées) comme de l’agressivité déplacée.
Cette conflagration révéla brutalement la vraie nature de ce mur qui sépare ces détenteurs du droit d’accès au public d’une grande partie de la profession : il était bâti sur l’arrogance de bureaucrates acculés à la défensive, puisqu’ils ne pouvaient ou ne voulaient avouer qu’ils étaient au service d’un système féroce ou frileux, mais de plus en plus fermé. Il monta vers eux une bronca mémorable, les insultes fusèrent, la colère éclata en un psychodrame inoubliable et atterrant. Rarement a été plus éclatant le retour d’un contrôle de l’audiovisuel, opéré par un mandarinat tel que celui conspué en 68. En quarante ans, il s’est reconstitué de façon, semble-t-il, plus inquiétante, car souvent mené par nos anciens amis, nos anciens camarades. Les voilà devant nous, figés comme la digue sous les assauts d’une tempête qui gronde, dont les vagues tentent de briser l’obstacle, mais s’y heurtent, mugissantes mais impuissantes. Nous n’étions plus dans les mêmes mondes. Celui du documentaire de création n’avait plus rien à voir avec celui du formatage des cerveaux. Plus de passeurs, ni d’intermédiaires. Il ne pouvait plus y avoir de dialogue, ni le moindre langage commun. Il me semblait me retrouver comme dans les années soixante, lorsque que la vieille superstructure gaulliste, murée dans ses certitudes, au service d’une politique autoritaire et d’une idéologie poussiéreuse, mais efficace, ne voulait plus rien entendre des revendications venues des changements profonds ou de la fureur d’une société en pleine crise. Nous voulions rompre ce mur du silence, nous voulons aujourd’hui que nos films disent ce que nous voyons, sentons, pensons. Et aussi rendre sa voix, son visage, son intelligence à l’autre, à ce public dont on tente de nous éloigner, de nous séparer… encore une fois et à jamais. Les gardiens du Temple, derrière leur muraille, sont si peu nombreux, mais si puissants, arc-boutés contre nous. Et ils sont toujours là… autrefois porteurs d’un autoritarisme sénile, maintenant intercesseurs d’une idéologie libérale hargneuse et moderne. Allons-nous pouvoir continuer à faire ce cinéma dont nous avions rêvé, dont j’ai rêvé et qui s’est, malgré tout, réalisé ? Allons-nous pouvoir le faire vivre encore ?
Du quarantième anniversaire de 68 est monté un flot d’images et de sons, de films et de réflexions, dans lesquels, de conférences en débats, de l’écran à la salle, submergeant les récupérations, s’entend un grondement qui accompagne les soubresauts d’une société que l’on tente de verrouiller. Mai 68 dure, se prolonge. Après quarante années, Mai 68 rugit ou murmure encore. Mai 68 s’inscrit dans l’Histoire et la secoue toujours. A travers nos films et nos vies. Dans les empreintes ineffaçables qu’il y a laissées.
Paris-Saint-Valery-en-Caux, janvier-juillet 2008 19
- Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Éd. Complexe, 2005, p. 165.
- Également titré Cléon ou Conflit chez Renault-Cléon. Film collectif produit par Slon, avec de nombreux soutiens dont notamment ceux de Chris Marker et Jean-Luc Godard.
- Assimiler la caméra au fusil m’a toujours gêné, car je n’aime pas cet enrôlement implicite du cinéaste. Aussi je suis d’accord avec Bruno Muel pour soutenir que, si l’on fait du cinéma, c’est plutôt pour « travailler ensemble » que pour susciter la haine. Il s’agit de tenir « une caméra en empathie », d’être « proche », de « marcher avec », de « partager quelque chose » et pas seulement brandir une « arme ». Caméras en lutte en mai 68. Sébastien Layerle. Éd. Nouveau monde, 2008, cité page 58, note 58.
- Monté au cours de l’été 68 par ses 4 co-réalisateurs (Jean-François Breton, Paul Paquay, Michel Perin et Jean-Marie Vervisch et deux monteuses, Denise Vindevogel et Eliane du Bois), Collectif C4 fut terminé en septembre 68. Récupéré par la direction de l’INSAS, il fut reconnu comme prémonitoire par ceux-là même qui le fustigeaient et devint titre de gloire, circulant de festival en festival.
- In Cinéma et Société. Pour un récit et une analyse du Mai 68 belge voir : Mai 68. C’était au temps ou Bruxelles contestait, Serge Govaert. Ed. Pol-His, 1990.
- « Ne s’est-on pas déchargé sur le groupe et par l’activisme du mal d’exister, de sa difficulté à s’accepter et à accepter la limite inhérente à la condition humain ? » Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, Éd. La Découverte, 1998, p. 407.
- Ce « détournement de son chemin », Henri Lefebvre en fait un « cap décisif », et même l’origine de Mai 68. Ce contact et ce retour à la base sont analysés ainsi par Kristin Ross : « …Une combinaison étrange entre littéralisme — dans l’emphase placée sur le contact direct avec les travailleurs, sans l’obstruction d’une médiation théorique ou syndicale, ou encore la construction d’une entente à travers la pratique— et utopisme permettaient, aux maoïstes en particulier, d’anticiper la disparition d’une distinction entre travail intellectuel et manuel en le vivant comme si cette distinction avait déjà été supprimée », (ibid, p.99).
- Contrairement à ce qu’affirme Jean-Paul Fargier dans Cinémaction, ce n’est donc pas lui qui organisa « la première projection publique » d’Un Film comme les autres, en janvier 69 au Studio 43. Il s’agissait probablement de la troisième présentation, puisque Godard mentionne une projection à Paris (la première), avant celle de Saint-Étienne-du-Rouvray (la deuxième). Cinémaction, « Le cinéma militant reprend le travail », 2004, p. 10.
- Ce document en 16 mm a été présenté au Havre et à Rouen en mai 2008, lors de deux séances Regards sur Mai 68 en Normandie, sous le titre Saint-Étienne-du-Rouvray-Cléon. Organisées par Agnès Deleforge du Pôle Image-Mémoire audiovisuelle de Haute-Normandie, Sébastien Layerle et moi, ces projections présentaient de nombreux films (dont certains inédits) et des cinétracts, en respectant leur état d’origine. Malheureusement, ce document et d’autres de mes images, ont été au même moment l’objet d’un scandaleux détournement dans une émission totalement réactionnaire (Un si joli mois de mai, diffusé par France 3-Normandie le 22 mai 2008). Le contexte de leur prise de vue y est totalement ignoré, l’archive ne servant que d’illustration à un propos flirtant avec l’idéologie d’extrême droite. Ainsi le débat de Saint-Étienne-du-Rouvray sert de fond d’images aux propos abjects d’un ancien membre de l’extrème-droite rouennaise. Après les travestissements de Mai par certains de ses anciens leaders, les poncifs et mensonges qui ignorent les travaux des historiens (« Il n’y a pas eu de morts »), la télévision de 2008 rejoint parfois l’ORTF de 68 : tripatouillage du passé et des sources, souverain mépris des images et de leur origine, ensemble de manipulations pour faire oublier qu’on a combattu — même avec quelques plans de 16 mm — le besoin impérialiste de la TV d’imposer Sa Manière de voir le monde.
- La numérotation de nos cinétracts (de R 102 à R 109 avec le R pour Rouen), permet de les distinguer de ceux tournés à Paris (numérotés de 001 à 042). Hélène Raymond, dans son texte « La Scansion du montage dans les Cinétracts de 1968 », (Une Histoire du spectacle militant, 1966-1981, Éd. L’Entretemps, 2007, p. 274-290), ne mentionne pas les cinétracts de Rouen qu’elle ne semble pas avoir vu (bien qu’elle cite nos noms). Sébastien Layerle dans Caméras en lutte en mai 68, (Éd. Nouveau Monde, 2008), rend parfaitement compte dans son texte et dans son index des spécificités stylistiques et géographiques de cette production.
- « Personne ne se conduisit bien dans l’après Mai ». Jean François Vilar, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, Éd. du Seuil. 1993, cité par Kristin Ross (ibid. p. 205).
- Sherry Millner, La Vidéo entre art et communication, Éd. Ecole Nat. Sup. des Beaux Arts, p. 69. Je précise que je prends, dans cette citation, le terme d’art vidéo dans le sens qu’on lui donnait dans le années 70 et début 80, c’est-à-dire comme usage aussi bien social qu’artistique de cette technologie.
- La SACEA (Section d’Activités Cinématographiques et d’Expressions Audiovisuelles) réunissait les animateurs cinéma et audiovisuels de l’ATAC (Association Technique pour l’Action Culturelle), elle-même réunion des théâtres, Centres Dramatiques et structures subventionnées (Maison de la Culture et Centre d’Action Culturelle).
- Kristin Ross décrit très bien « cette vente au prix fort des erreurs de jeunesse » (ibid p. 170).
- Autre exemple de l’effacement du politique et du social dans le récit de la vidéo, l’incroyable Histoire portative du numérique, par Cyril Neyrat dans les Cahiers du Cinéma (supplément au n° 628). D’après lui, il n’y aurait rien eu de notable entre 1976 (Godard) et 1982 (Coppola) ! Certes, puisque la vidéo ne peut être, pour lui, qu’issue de Grands Auteurs, d’Hollywood, et de la Technologie. Bel exemple d’ignorance et d’aveuglement ! Et qu’est-ce que le bas peuple aurait bien pu raconter en vidéo ? Dans cet historique (?), il fait du film Numéro zéro d’Eustache « qui n’a jamais touché à la vidéo », « L’ancêtre bouleversant d’une tendance aujourd’hui prégnante du documentaire numérique : home movie, archivage domestique hanté par la disparition ». En effet, c’est bien de disparition qu’il s’agit ! Pour une histoire plus sérieuse fondée sur l’enquête, voir l’ancien, mais bien documenté Vidéo, la Mémoire au poing, Anne-Marie Duguet, Éd. Hachette-Littérature, 1981, ou le Sherry Millner cité ci-dessus.
- Propos tenus dans le remarquable film de Claudia von Alemann, Ce n’est qu’un début, continuons le combat.
- Voir mon article : Grèves à la chaîne. Questions de démocratie sur les difficultés de montrer à un large public un film traitant de démocratie, de représentation syndicale et de télévision. (La Revue Documentaires, n° 20, 2006).
- À l’initiative du Groupe du 24 Juillet en collaboration avec la SRF, ADDOC, le SPI, L’USPA et le Forum des Images. Les autres intervenants étaient le CNC, le CSA, la SCAM, la PROCIREP et les chaînes de Service Public. L’intitulé du débat que j’évoque était « Peut-il y avoir de la création documentaire à la télévision publique ? ».
- Je tiens à remercier La Cinémathèque Royale de Belgique pour son accueil lors du visionnement de Collectif C4, Denise Vindevogel (monteuse) et Jean-Marie Vervisch (co-réalisateur) pour leurs informations sur Collectif C4), ainsi que Agnès Deleforge (Pôle Image Haute-Normandie), Susana Rossberg (pour son hospitalité à Bruxelles), Laurence Paix et Mathias Nouel pour leur lecture attentive et leurs remarques, et Raoul Rodriguez pour ses corrections et suggestions avisées.
Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 131, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0131, accès libre)