(ou le cinéma comme une manière de vivre ?)
Thierry Nouel
« Je ne voyais pas le cinéma comme un travail, mais comme un truc de flâneur.» , Pedro Costa 1
« Un film, cela ne se fait pas seul, ça n’existe pas ! », Jean-Luc Godard 2
1 – Un choix, des questions
A – Décisions et danger
« Filmer seul-e », c’est ce nouveau mode d’expression par l’image et le son, où un auteur tourne (et essentiellement fabrique lui-même) son propre film. La prise d’image et la captation du son, rassemblés par une seule machine, enregistrés sur un même support et contrôlée par une seule personne, voilà un dispositif qui modifie et questionne tout un système appelé « le cinéma », progressivement bâti depuis les débuts du XXe siècle. Un tournant décisif est pris, permis par les progrès techniques, après plus d’un siècle d’une histoire où cet art-industrie se faisait nécessairement… « à plusieurs ».
Cette nouvelle pratique, mise en jeu dès une jeune carrière ou venant à l’issue d’une lente maturation, permet dorénavant aux réalisatrices-réalisateurs de choisir à tout moment entre les deux approches : filmer seul-e ou revenir au tournage en équipe. Et qu’on l’expérimente pour des raisons économiques ou par choix esthétique, c’est forcément sauter un pas. Les auteurs d’un film, qu’ils trouvent dans filmer-en-solo une forme pour un seul projet ou qu’ils en fessent les fondations de toute leur écriture, que cela s’accompagne d’une réflexion théorique ou pas, vont voir leur positionnement au sein du cinéma, de ce fait, mis en question.
D’un côté, filmer seul-e, c’est devenir une sorte de dé-constructeur, pour un autre cinéma. Souvent, le filmeur va se retrouver à faire « pas du tout comme on lui disait qu’il fallait faire » 3. De l’autre, les nouveaux outils légers ne sont pas nécessairement libérateurs : « Le danger », c’est qu’ils « soient pensés pour être des moyens de reproduction de la pensée dominante » et non pas comme « des outils de résistance » 4.
B – Amateur et professionnel, fiction et documentaire
Le cinéma en se constituant comme art et industrie au cours du XXe siècle a mis en place secteurs et genres clairement identifiés : séparation entre industrie aux moyens lourds pour spectacle de masse et artisanat aux moyens légers, pratiqué en individuel ou par petits groupes, destiné à des cercles intimes et familiaux (amateur), ou à des milieux spécialisés (scientifiques, ethnographiques, institutionnels). Il a également formalisé la distinction entre des films (de fiction) qui racontent des histoires imaginaires jouées par des acteurs, et ceux enregistrant des personnes et des situations prises dans la vie réelle (documentaires). Le dispositif du « filmer seul-e », en instituant de nouvelles règles ou en déplaçant les frontières, va profondément modifier ou brouiller ces définitions et terminologies, jusque là en vigueur.
Les technologies de la prise de vue (et le matériel qui l’entoure) sont devenues professionnellement et technologiquement si complexes (caméras difficiles à acquérir personnellement et à maîtriser seul, donc obligatoirement louées à une entreprise spécialisée), le fait qu’on ne produise une image que dans un cadre très précisément délimité (socialement encadré et hiérarchisé, tournage s’appuyant sur un scénario, avec investissements financiers importants, relations de travail régies par des contrats), tout cela implique que l’acte de filmer relève essentiellement de la vie sociale.
Avec l’autonomie progressive des caméras et enregistreurs son, détenir soi-même un matériel performant de prises de vues sonores devient possible. La miniaturisation des appareils (vidéo, puis numérique) font qu’ils accompagnent l’individu dans tous ses actes quotidiens (des plus collectifs jusqu’aux plus intimes : relations personnelles, familiales ou affectives, amours et crises, mouvements sociaux, maladie), dans tous ses déplacements (espaces secrets, voyages lointains ou lieux inexplorés). Cela brouille ce qui, jusque-là, marquait des limites entre vie intime et activité sociale. Rien ne s’oppose plus à ouvrir le domaine de la cinématographie à tout ce qui fait la vie (qu’elle soit publique, privée, intérieure). Faire une image, cela peut accompagner des instants anodins et quotidiens tout autant que des moments historiques, mais vus d’en bas. Filmer n’est plus soit un métier, soit un loisir ; faire un film, ce n’est pas nécessairement pénétrer dans le monde du spectacle ; ce peut être enregistrer, puis montrer et partager d’infimes moments de sa vie personnelle ou de son regard individuel. Le cinéma reste un art, mais peut devenir ainsi une manière de vivre.
Au sein d’un univers des images en totale mutation, lorsque tout le monde peut devenir « filmeur », comment diffuser désormais une œuvre conçue de façon autonome ? Peut-on « exposer sa vie » sur un marché d’abord organisé pour vendre des « produits » destinés à la consommation de masse ? Où et comment montrer cette relation très proche, intime, qui s’instaure entre celui qui filme et le public, ou plus exactement avec chaque spectateur ?
Alors, filmer seul-e, est-ce une conclusion ou une ouverture ? Est-on au bout du processus et/ou à l’aube d’un autre art ? Se trouve-t-on en équilibre sur un seuil, au milieu d’une phase de transition ? Et cette « méthode » enterre-t-elle le cinéma ou le fait-elle renaître ? En tout cas, on perçoit que cet allègement des « lourdeurs » du cinéma, cette liberté dont on peut se saisir, est l’aboutissement d’un vieux rêve, d’une fameuse utopie : celle de la « caméra-stylo ».
2 – Ce que l’on quitte, ce présent que l’on y trouve
« La caméra vidéo maniable est immédiatement comme mon œil. On n’est pas esclave de l’outil ; l’outil est là, il est très prompt. », Alain Cavalier 5
Ils-elles partent seul-es avec leur caméra ! Pourtant, on leur a dit que le cinéma se faisait « à plusieurs » ! Qu’est ce qui les a fait prendre une autre direction ? Pourquoi renoncer au désir de puissance (imaginer des histoires et les projeter en grand), de maîtrise (un matériel imposant pour faire entrer corps et choses dans votre projet), d’exhibition (offrir son œuvre aux regards d’un large public).
C’est qu’ils-elles se contentent d’une situation plus modeste et discrète : se retrouver isolé-e, à l’écart des éclats du monde. L’équipe à un, c’est une prise de distance, mais aussi un refus : ne plus être absorbé par une industrie du spectacle aux moyens de plus en plus énormes, ne pas se perdre dans des systèmes qui « dévorent » : foule de collaborateurs ou formatage consenti. Préférer s’offrir un autre cadre, moins oppressant ; vouloir quitter l’autoroute embouteillée du documentaire, où 1 200 films cherchent à être sélectionnés dans des festivals de plus en plus formatés, pour flâner sur des sentiers moins balisés.
Ne plus subir les contraintes du spectaculaire et de l’audimat, est-ce déserter ? Trahison ou impérieux besoin de respirer ? Simple mesure d’hygiène ? Pour une meilleure santé de son art et de cet art ? Franchir le pas que faisait le peintre désertant l’atelier, l’écrivain ou le musicien sortant de l’académisme, pour aller leur propre chemin. Renoncement aux honneurs, aux troupes et groupes, en partance pour l’inconnu. Avec sa caméra à soi… quitter le Grand Cirque ou l’usine à images. Et ne plus vouloir d’une mise au pas, d’une soumission aux règles. E viva la libertà 6 !
Alors, nous voilà, homme-femme orchestre, avec notre petit matériel, qui remplaçons des cohortes de techniciens et de financiers-administrateurs. Besoin impérieux que le cinéma retrouve sa relation intime au réel, aux êtres et aux choses, qu’il préserve l’échange de nos regards : mon corps, filmant-vivant, gardant les deux pieds sur terre, œil lucide et oreille ouverte, et que mon film soit vraiment le mien, pour qu’il parle intensément à votre désir d’images.
Pour cela, nous voilà donc partis, tout seuls, avec notre caméra dans le sac ou même dans la poche : situation basique du filmeur solitaire qui est prêt à capter ce qui adviendra. Un regard en arrière pour noter ce qu’on a laissé derrière nous : tout le prévu, le pré-voir. À la limite, pas d’écriture préalable, pas une ligne de scénario sur un projet qui n’a pas de nom, plus de bornes définies. Pas de préconçu, de préparation, de négociations d’argent, de répétitions, d’installations techniques, d’autorisations. Nous sommes là, juste vaguement à l’affut, à l’écoute, disponible à l’immédiat, à l’instant présent, l’inattendu et l’inentendu.
Il s’agit de ne pas laisser filer un essentiel (momentané) que le réel nous donne, et qui s’en va, si vite : le présent. Pour ce faire, on abandonne sa scénarisation, on se détache des pré-figurations du monde. On veut qu’il se donne – à nous, et donc à vous le spectateur – sans idée préalable. Ou, si possible, sans image préconçue. Ainsi ne pas perdre l’intensité de la présence, la force du premier regard-caméra : vision spontanée, rapide, intense. On cherche le pris sur le vif ; et donc on se rapproche du croquis, des notes, de l’improvisation (faire entendre la musique du monde au moment où elle se compose). On attrape ce qui passe, on garde les traces du geste, de ce qui frappe notre œil ou touche notre sentiment. C’est une sorte d’« action filming », où les « ratés », les faux mouvements et les plans « manqués », considérés jusque-là comme à éviter ou à jeter, deviennent ce qui peut « faire » le plan.
La distance entre le désir de filmer et l’acte de filmer, entre envisager un plan et l’enregistrer est alors réduite à presque rien. L’écart entre vivre et filmer la vie, devient infime. On cherche à recevoir l’événement ; et même à le précéder : quand il survient, la caméra tourne déjà. Ou elle a enregistré ce qui, souvent, est à peine un événement. On attrape plutôt un morceau de réalité, de la banalité même ; du fugitif ou de la durée.
Lorsqu’on met la caméra en route, on ne peut pas dire qu’on a vraiment vu ce qui est là, devant nous. Car c’est en mettant l’œil au cadre (œilleton ou écran digital) que l’on découvre ce que notre caméra dévoile, qu’on ne voyait pas vraiment. Pour « enregistrer le flux de la vie », on doit « allumer sa caméra avant de savoir ce qu’elle va voir », comme le note Stéphen Schiff 7.
On tourne avant que des médiations (équilibre, densité, réglages, harmonie) ne viennent troubler l’instant précieux ou risquent de le laissent filer. Toute l’architecture complexe qui constitua le « bien parler » du « langage cinématographique », toutes ces contraintes à respecter pour la prise de vue et de son, sont considérées comme une entrave. La technique est libérée du « bien faire », comme la peinture se libéra du « bien peindre » et la musique du « bien jouer ». C’est d’autres modalités d’écriture dont on dispose, où perfections et imperfections deviennent « relatives », comme le précise Jonas Mekas :
Dans une forme de journal filmé, les imperfections techniques font partie du contenu et partie de la forme. Elles révèlent des aspects intérieur et extérieur de la réalité qui ne pourraient pas être mis à jour par des perfections techniques. Chaque perfection, chaque technique doit se mesurer au contenu qu’elle tente de capter. Une surexposition, un mouvement maladroit peuvent être plus « parfaits », tant qu’ils font partie du contenu, que n’importe quel film « stable » ou « correctement exposé ». Tout est relatif. Comme l’espace-temps dans la théorie de la relativité d’Einstein 8.
3 – Tu es seul-e
“O Solitude, O solitude, my sweetest choice !” 9
Tu es seul-e à décider de filmer, quoi filmer, comment filmer. Personne à prévenir, ni à convaincre, pas utile d’expliquer, de s’expliquer, de traduire ou de transmettre ton intention, à peine formulée. Tu es dans l’impulsion, l’envie de capture, la recherche d’une sensation. Inexplicablement, ineffablement, sans mot ni raison, ni raisonnement : est-ce bien ? beau ? sérieux ? acceptable ? Est-ce que ce sera « montable », montrable ? Qu’importe. Pour l’instant, il faut prendre avant de comprendre, tourner avant même d’être sûr que c’est bien cadré, éclairé, que c’est visible, audible, valable, enregistrable, utilisable, vendable.
Tu es seul, tu te lies à un morceau de réalité devant toi, deviens solidaire d’une lumière éphémère, de la personne qui passe, de cette parole, de ce bruit, d’un cri dans la foule, de cette longue confidence. Tu le respectes, cet instant-là, tu l’écoutes davantage que ton maître ou le technicien compétent, qui pourraient condamner, au nom de la Règle, le bien-fondé de cette prise ou la juger inexploitable ? Tu prends, tu repousses le flot qui analyse. Tu gardes tout ! Être-là et après, tu verras bien.
Tu es seul. Personne pour te dire « moteur ! », ni te répondre « ça tourne ! ». Tu n’attends rien ni personne, que toi-même. Parfois, tu te dis « j’ai bien fait ! », quand le réel se donne… en cadeau. Parfois, tu te mords les doigts d’avoir eu une seconde de retard. Et tu enrages, de n’avoir pas sorti l’appareil : tu te traites de crétin ! Tu t’insultes, tu en pleurerais ! Ce fautu « réel » t’as échappé, il est passé, et il ne repassera jamais !
Bref, c’est le « je » qui parle avec le moi ; tu dialogues à travers ta caméra, dans ce petit cinéma intérieur, étrange discussion entre le filmeur et celui qui fait le film ; « nous » en une seule personne, qui rassemble intuition et captation, désir du plan et son enregistrement, regard et image réunis, connaissance et surprise, et qui fait que ce regard-là, ce reflet-là, cette rumeur-là, ce son-là, ne se sont pas échappés, n’ont pas disparu dans le trou béant qui enterre chaque seconde après une autre. Les voilà préservés grâce à vous, toi et ta petite machine, pour les rendre visible et ton émotion reproductible. Ce précieux petit instant que tu étais seul à vivre, tu pourras le revoir, le montrer à d’autres, parce que tu avais décidé d’être seul-e, ici et maintenant, et de filmer.
Ensuite, tu la soupèseras, tu la ré-estimeras cette prise-là. Visionnement et montage, avec son lot de chutes, de plans finalement inutiles. Malgré l’enthousiasme du moment, c’est le temps des possibles déceptions, des plans qui ne trouvent pas leur place, « expulsés » du film ; tu n’en garderas que les pépites, de toute cette gangue qu’est la réalité. Mais cette captation, si elle survit au long cheminement qui va d’un plan brut à un plan projeté, gardera quelque chose de son origine : délicate beauté ! Elle n’a pas été, et ne sera pas troublée, par tout un pesant système qui a fait du plan de cinéma un objet certes magnifique, mais souvent aussi monstrueux, très chèrement payé, pour pouvoir devenir un film-produit, lancé sur le marché d’une société du spectaculaire.
Tu as accepté de renoncer à ce cinéma de la concentration d’argent et des pertes de temps : pour faire ton film, plus de « solide » budget, de « grande » équipe ! Tu quittes les flux et les reflux des courants tempétueux. Tu veux juste capter ce petit ruisseau, capturer ses reflets, par hasard, ou grâce à ta patiente obstination, le montrer encore vibrant de son éclat passager, au simple spectateur d’un cinéma revenu à sa source. Derrière ce geste « filmer seul-e », il y a de la part des vieux briscards ou des jeunes pousses, au-delà du renoncement ou du choix impulsif, ce vieux rêve : être les artisans d’une renaissance.
4 – Échappées, dissolution et ruptures
« L’invention d’aujourd’hui, c’est la caméra subjective.
La grande libération du récit cinématographique au bout de cent ans,
C’est que vous pouvez faire entièrement un film au “je”. », Alain Cavalier 10.
Voyons maintenant les transformations qui ont, du fait de cette pratique en solo, secoué le documentaire et interrogeons-nous sur les raisons pour lesquelles l’histoire du cinéma est frappée, à ce sujet, d’une étrange amnésie.
A – Entre eux et moi
Il est dit, dans un fameux récit à consonance mythique, que les rushes du premier tournage de Robert Flaherty avec les esquimaux furent détruits par un incendie. Après avoir projeté la seule copie survivante du désastre, celui-ci se dit qu’il fallait « travailler d’une manière complètement différente ». Il revint donc sur le terrain pour « constituer » cette famille autour d’un personnage (« Nanouk »), afin non plus de relater l’exploration (et donc son histoire à lui), mais pour raconter ces esquimaux (leur histoire à eux) 11.
Le documentaire se bâtit sur cette mise à distance du moi, le retrait d’une des instances de la subjectivité (« Je »), pour que soit donnée une plus grande place à « l’autre » (il, elle, eux). Ce qui va donc structurer le genre documentaire depuis Flaherty – et jusqu’à van der Keuken – c’est cette prédominance donnée à la troisième personne par rapport à la première. Dans un désir de voir et de bien saisir ses personnages aux prises avec la nature, Flaherty se met à leur hauteur, vit avec eux. Mais une ligne de démarcation reste tracée : entre Nanouk, sa famille et lui, entre ce que fait et vit l’esquimau et ce que fait et vit le documentariste. D’un côté un sujet, vivant dans son espace ; de l’autre le détenteur d’une « machinerie », ce qu’est toujours le cinéaste et son équipe de cinéma, même réduite. S’il partage longtemps les conditions que vivent ses sujets (froid, danger, nourriture), une fois le tournage fini, eux restent « chez eux » à leur vie à eux, lui emportant ailleurs ce qu’ils ont imprimé sur la pellicule.
Lorsque les matériels légers ont pu enregistrer en son synchrone (« cinéma direct »), la relation évolua, s’équilibra. Rompant une première barrière, le sujet filmé participe à l’écriture de l’histoire racontée et même vient devant l’écran commenter sa propre image (Moi un noir 12). Puis c’est l’équipe des questionneurs qui saute la rampe, et se met en scène dans le champ pour échanger avec les questionnés (Chronique d’un été 13). Enfin, le cinéaste ne parle plus « à la place de l’autre » : il ose dire « je », non seulement par un commentaire subjectif, mais aussi avec tout son corps. Plus même, il laisse le filmé s’emparer du micro, délivrer une analyse en direct de sa propre émotion, ou fabriquer sa part de la bande sonore (voir dans Herman Slobbe, l’enfant aveugle 2 14, les scènes de la course de voiture et de la grande roue).
La plupart des documentaristes prolongèrent ce nouvel équilibre entre les filmés (lui, elle, eux) et le filmeur (moi, je). Mais il reste un écart, un petit fossé : entre les cinéastes qui font leur film, et leurs « personnages », qui sont objet de ce film. Cette ligne de partage les sépare encore. Filmeur d’un côté, filmé de l’autre.
B – Les filmeurs-euses deviennent célibataire ?
Combien faut-il être pour faire du cinéma ? Au moins « deux » dit Godard, en faisant remonter le duo aux origines : deux frères Lumière et leurs deux « bobines » (débitrice, réceptrice) 15. Poursuivons cette idée : le réalisateur et son caméraman ou son scénariste, le metteur en scène et son personnage, le cinéaste et son monteur, le créateur et son producteur. Et le film avec son spectateur…
Fidèles au duo, les documentaristes instaurent le couple mixte (souvent mari et femme), presque une règle de vie : Straub-Huillet, Godard-Miéville, Johan et Nosh van der Keuken, Depardon/Nougaret. Rencontre à la fois professionnelle et affective, amour du cinéma avec l’autre, répartition entre eux des tâches technologiques (prise d’images et prise de son). Toutefois, le rôle de chacune/chacun est évidemment plus subtil et complexe : le « mariage » varie et se réinvente à chaque film.
Avec « filmer seul-e », on est arrivé à l’unité d’une équipe-à-un ! Tout est rassemblé dans la même personne et passe par son corps et les sens de ce filmeur unique. Le cinéma est devenu une affaire de « célibataire ». Et il s’aventurera, nous le verrons vers d’autres dualités, créera des liens nouveaux, des proximités inédites, des solidarités transversales.
C – La sortie du système et le prix de la liberté
Le filmeur seul cherche, nous l’avons vu, à moins dépendre de toutes les structures industrielles, commerciales et même artistiques mises en place au cours du temps. Il formule ses propres limites et définit les contraintes qu’il veut bien suivre. Du fait de son autonomie, tout ce qui peut brider sa création (argent, pouvoir, stéréotypes, conventions, limitation de temps, dépossession de la décision, dépendance et pressions) est mis à distance. Avec évidemment, comme contrepartie, qu’il ne dispose que des moyens qu’il a pu se donner, avec des partenaires qui le laisseront, espère-t-il et autant que faire se peut, libre. Personne « sur le dos », jouissance d’être son propre maître, et viser son propre projet !
Une anecdote racontée par Jonas Mekas, lors d’un tournage en Lituanie, illustre jusqu’où le cinéaste indépendant est parfois « poursuivi » par les tentateurs du Grand cinéma. Ayant obtenu l’autorisation de filmer son village natal, après bien des négociations avec les autorités encore soviétiques, Mekas se voit proposer « généreusement » tout le matériel professionnel par ces mêmes services qui, précédemment, avaient tenté de lui interdire de tourner : « Nous avons une très bonne équipe de tournage à votre disposition, au cas où vous en auriez besoin ». Refus de Jonas : « J’ai ma Bolex ». Néanmoins, il voit débarquer un camion entier de matériel, tandis qu’un hélicoptère survole le village ! Belle fable qui dit combien les « grands » moyens riment aussi avec pressions, contrôle et probable censure 16.
Redevenu en maîtrise de son univers cinématographique (autant qu’il est possible), le filmeur solitaire peut aussi accepter des moments où il perd le contrôle, où ce n’est plus lui qui pilote. Il va se laisser guider par l’autre, par le réel, par la vie. Cette dialectique (du contrôle et de sa perte) avec laquelle le documentaire jouait fréquemment, devient un élément fondamental de cette forme de cinéma, un espace dans lequel elle peut s’épanouir. Comme le souligne les filmeurs solitaires dans leur réponse au questionnaire, c’est « la vie qui impose sa loi au cinéma et non l’inverse » (François Ducat). Cela va même jusqu’à une dissolution : « Filmer seul, c’est perdre sa vie », c’est être « un bon à rien, ou tout simplement rien, qu’un objet, qu’un appareil, qu’un œil qui se fond dans l’être. » (Emmanuel Saget) 17.
5 – Autonomie : la vidéo (legère) n’a pas eu lieu ?
Question : « Peut-être qu’un jour les films se feront sans équipe, seul ? ».
Jean-Luc Godard : Je ne pense pas. On l’aurait déjà fait (…)
C’est l’intérêt du cinéma d’être fait à plusieurs. 18
A – Amnésie
La recherche d’une autonomie des matériels de tournage (et donc du filmeur), aboutit dans les années 1960 : les caméras 16 mm autosilencieuses à l’épaule, les magnétophones portables et le synchronisme image/son permettent enfin au cinéma de se libérer du studio (et le documentaire, en extérieur, de n’être plus filmé en muet, puis commenté). Trois personnes ou même deux (réalisateur à la caméra, preneur de son ou l’inverse) peuvent enregistrer librement. Cette avancée technologique est définitivement au point en 1967 : grâce à la coopération des fabricants (Éclair-Coutant), des chercheurs-ingénieurs (Beauviala, Kudelski) et d’auteurs-créateurs autour de la Nouvelle Vague (Rouch-Morin-Ruspoli), soutenue par des investissements (intéressés) de la télévision – Service de la Recherche ET Service des actualités – qui prévoit qu’une mise sur le marché (français et international) de ces nouveaux outils sera économiquement très rentable.
Curieusement, le récit « officiel » de la conquête de cette autonomie, par nombre d’historiens et de critiques de cinéma, passe allègrement des années soixante… hop-là… au début des années quatre-vingt-dix. On saute une vingtaine d’années et pendant ce temps-là, il ne se serait rien passé ? ! Brutalement, et comme par enchantement, c’est l’arrivée des « petites caméras » avec lesquelles le cinéma peut entrer « dans l’ère numérique » ! Combien de fois a-t-on entendu déclarer que c’est seulement « dans les années 1990 » que le filmeur a franchi l’étape décisive et qu’il a pu enfin… filmer seul-e 19 ! Pourquoi cet étrange vide ? D’où vient cette amnésie ? Que s’est-il passé au cours des années 1970 et 1980 qui ne doivent pas « s’enregistrer » et donc s’inscrire dans les mémoires ?
C’est qu’apparaît un « intrus » : la vidéo légère. Elle fait son entrée sur le marché exactement à l’époque de la mise au point absolument définitive d’un synchronisme sans fil entre une caméra d’épaule et un magnéto léger (1967). Elle arrive d’abord discrètement, mais contient quelques-uns des bouleversements technologiques à venir. Et ce sont des « marginaux » qui vont s’en emparer : artistes, militants politiques, animateurs sociaux et culturels. Les débuts de ce « cinéma électronique » se font donc hors des sphères institutionnelles du cinéma et de la télévision. Car ceux-ci vont lui opposer une résistance farouche et obstinée.
B – « Double or single system » ?
Dans cette période agitée socialement et culturellement (fin 1960-début 1970), de grands cinéastes vont toutefois expérimenter cette vidéo légère de façon sérieuse. Par exemple, Godard et Wenders vont inclure les équipements vidéo dans leur processus de travail, mais sans partir en solitaire avec une caméra, sur un projet complet. En fait, ils perpétuent la division des tâches en équipe, déléguant la caméra à un autre (Wenders à Tom Farrel dans Nick’s movie, Godard à ses chefs-opérateurs dans sa période vidéo grenobloise), gardant la place du « patron » en contrôle final (montage, signature d’auteur). Quant à van der Keuken, il commencera plus tard une expérience à la petite caméra (Derniers mots, Ma Sœur Joke), puis fera « dialoguer » caméra pellicule et caméscope numérique (Vacances prolongées) ; mais son décès prématuré interrompit des tentatives qui auraient certainement vu ses tournages solitaires prendre de l’importance dans son œuvre 20.
Godard et Beauviala entreprirent des recherches qui auraient pu mener à de larges possibilités de travail solitaire, lors de leur partenariat autour de la paluche et du prototype de la caméra 8-35. Au final, ils s’accuseront l’un l’autre de leur échec : Beauviala à Godard : « Souviens-toi : tu voulais que ce prototype soit le tien, tu voulais le « bichonner » et l’avoir avec toi partout ! ». Et Godard : « La seule bonne idée que j’avais (…) c’est que cette petite caméra, comme la paluche à un moment donné, doit pouvoir être proche du son (…), or je n’ai pas réussi » 21. Mais cette démarche, si elle aboutit à quelques plans filmés par Godard lui-même (le premier de Passion par exemple), ne prendra jamais le dessus, malgré ou à cause du recrutement d’une importante équipe de techniciens. Car la mise au point de ces appareils ne visaient pas tant à permettre l’autonomie du filmeur en solo, enregistrant son et image simultanément (idée vite abandonnée), qu’à donner à cette nouvelle caméra-image légère la meilleure qualité possible, aux normes « professionnelles ». Pas question d’y adjoindre un micro donc, surtout par conviction d’une séparation nécessaire entre image et son. En effet, Godard refusait de « bichonner » ce « single system », qui pour lui ne générait pas du cinéma (forcément fait à plusieurs), tandis que Beauviala voulait disperser des micros enregistrant pendant qu’il « déambulait » seul avec sa caméra 22.
C’est un point capital, car ce qui « formait » le cinéaste, c’est son désir de s’exprimer par l’image ET le son. Or cette formation (de son esprit) s’effectuait, depuis le parlant, dans un langue qui « travaille » à partir de la séparation, au moment de la prise, entre de l’image sur pellicule et un son sur une autre bande (optique puis magnétique), générés donc par un « double system ». Ils ne sont réunis – sur deux chemins parallèles – qu’au moment du montage. Division fondamentale qui fait encore une fois que le cinéma, c’est « être deux » ou « plusieurs ». On pourrait ajouter que la « séparation » le marque ensuite, tout au long de son processus : division du travail, spécialisation des tâches et des métiers, distinction entre la vie et l’art.
C – La vidéo, dispositif unificateur et libérateur
Avec la vidéo, au contraire, deux éléments fusionnent dès l’enregistrement sur une seule bande magnétique (« single system »). C’est avec cette unité de base – image et son sur le même support – puis avec le rassemblement de toutes les fonctions en une seule machine (caméscope), que les vidéastes vont travailler et penser. Idée de « réunion » qui va les accompagner à toutes les étapes de leur démarche : moins de distinction entre professionnels et amateurs, moins de distance entre filmeurs et filmés, entre créateurs et public. Cette tendance (brouiller ou même effacer les frontières) permet que la vie se rapproche de l’art et l’art de la vie.
Si ceux qui prennent en main la vidéo, souvent plus ou moins vierges d’autres façons de filmer, ne sont pas perturbés par cette unité d’origine, cela crée une véritable difficulté de conception et de méthodes de travail, pour des réalisateurs construits – socialement, mentalement, esthétiquement – sur la division. C’est ce que décrit parfaitement Babette Mangolte lorsqu’elle évoque sa conversion d’un tournage pellicule à celui en vidéo :
On peut vraiment tourner totalement seule avec une petite caméra vidéo. Mais il est difficile de porter la totalité de son attention (« Undivided attention ») en même temps sur le son et sur l’image, qui sont si différents. Et même s’il est possible de faire des mouvements d’appareil ou une mise en scène complexe en travaillant seul en vidéo, ce n’est pas toujours facile » 23.
Ce ne sont pas des « professionnels de la profession » qui vont s’emparer de la vidéo pour l’expérimenter et la pousser dans ses possibilités, en tentant ces expériences en solitaires, mais des vidéastes-pionniers, pas perturbés de porter toute leur attention sur l’image et le son en même temps (« undivided attention »). Toutefois, le poids conséquent du matériel à ses débuts – le Portapak Sony caméra et magnétoscope 1/2 pouce loin d’être léger 24 – conduira souvent à tourner à deux : l’un sera à la caméra, et l’autre portera le magnétoscope (sans pouvoir au début contrôler le son sinon en perchant) ! Va-t-on se retrouver dans la même configuration que dans le cinéma, avec l’homme à la caméra et l’autre (une femme par exemple) au son ? Eh bien non ! Car la caméra vidéo est légère par rapport au magnétoscope, ce qui va favoriser l’inversion des rôles. Et aussi une véritable libération (pas seulement de la femme). Car ce matériel possédait de diaboliques « possibilités » émancipatrices :
- La vidéo peut être apprise et manipulée très vite, sans un long apprentissage, sans cours compliqué, ni école de cinéma. Et ce sont en effet souvent les femmes qui vont s’en saisir (ou tout « amateur ») pour filmer, libéré-e-s des pesanteurs venues d’en haut : « pédagogisme », machisme, comportements de caste ou hiérarchique.
- Malgré son relatif encombrement, tout matériel vidéo est autonome. Il peut être mis en fonction SEUL ! Son « single system » ne requiert pas deux « compétences », mais une seule, puisque du fait du synchronisme, les deux sources (visuelles et sonores) sont solidairement enregistrées sur une seule bande magnétique. On peut donc partir sans attendre… l’autre.
- Le fait de pouvoir revoir immédiatement ce qu’on a fait renforce l’autonomie, puisqu’il n’y a plus de phase « noire », secrète, ce temps d’attente très coûteux, qui était celui du laboratoire. Plus de problème d’envoi des rushes ailleurs, et donc d’argent, de négociations pour garder avec soi son matériau et voir les rushes, afin de juger de ce qu’on a fait. Cette faculté de revoir favorise en même temps le travail en collectif – et donc faisait de ce matériel vidéo l’outil idéal pour prolonger les acquis de Mai 68.
- Enfin, le prix d’achat « relativement » réduit (pour un Portapak Sony, celui d’une 2CV d’occasion) permet de se le payer si on se regroupe à plusieurs, ou si on est un artiste reconnu, ou si l’on travaille pour une institution subventionnée. Cette facilité d’accès aux moyens de production autorise à rompre les liens avec une industrie cinématographique hyper-centralisée et parisienne.
Cette indépendance de la vidéo légère la fait sortir du « champ » strict du cinéma, partant des regards de ses observateurs (journalistes, critiques, historiens), et donc de son histoire « officielle ». Par ailleurs, la vidéo a mis en crise ou en question bon nombre des fondements du « système », tant cinématographique que télévisuel : économie liée à l’industrie et au commerce, organisation hiérarchique, scénarisation du réel, star-système. Les vidéastes (groupe vidéo ou individus) ont contesté par une critique radicale ses dispositifs (survalorisation de l’auteur, formatage, tendance à cibler un public passif). Il faudra attendre le rapprochement technologique entre cinéma et numérique (puis leur fusion, dans les années 2000) pour que la vidéo soit de nouveau jugée comme vraiment digne de figurer dans les Histoires et la Mémoire cinématographique.
6 – Le collectif et l’individu
« Je suis d’un autre pays que le vôtre,
d’un autre quartier, d’une autre solitude.
Je m’invente aujourd’hui des chemins de traverse.
Je ne suis plus de chez vous, j’attends des mutants. »
Léo Ferré – La Solitude, 1971
A – L’époque du collectif…
L’entre-deux Mai (1968-1981) est une période parcourue par deux pôles antagoniques :
- Le collectif, valeur importante, sinon impérative, surtout lorsqu’on s’inscrit dans les mouvements sociaux, politiques et artistiques de l’après 68.
- L’exaltation de l’individu issue de l’explosion d’une jeunesse et de ses aspirations au cours des années cinquante et soixante : revendication libertaire, mise en avant des désirs et des plaisirs, explorations ou refus des limites (prise de paroles et « interdiction d’interdire ») !
Deux mouvements contradictoires que l’on retrouve dans une double prise – en main ? ou au poing ? – de la caméra vidéo. Elle peut être tout autant maniée par un seul Individu que revendiquée par Le Groupe. Cette dialectique individu/collectif, je/nous, « travaille » ceux qui se lancent dans l’aventure de la vidéo légère. Tout d’abord, les groupes vidéo militants qui s’équipent en 1/2 pouce Portapacks Sony, puis en 3/4 Umatic. Ils accompagnent et documentent la vie politique, sociale des années 1970-1980 (luttes ouvrières et paysannes, Lip, Larzac, mouvements féministe et antinucléaire, etc.) en continuateurs du cinéma militant de Mai 68. Ces groupes reprirent souvent la structure « en couple » (Carole et Paul Roussopoulos de « Vidéo out », Danièle Jaeggi et Jean-Paul Fargier des « Cent Fleurs », Michel et Yvonne Lefebvre de « Vidéo 00 », etc.). La possibilité de tourner seul-e va favoriser, au moment de la dissolution de ces groupes, l’éclosion d’une génération de réalisateurs-vidéastes, dont beaucoup continueront un travail de type politico-social 25.
L’autre espace, c’est l’éclosion d’une production vidéo au sein des cellules audiovisuelles d’institutions culturelles décentralisées. La vidéo est un des chevaux de bataille des Centres d’Action Culturelle, où sa légèreté et son coût réduit permettent de l’implanter dans de nombreuses villes moyennes. Les animateurs-réalisateurs ont alors à leur disposition, outre des caméras, un ensemble de matériel et d’équipement plus lourds (régie, studio) qui leur ouvre des perspectives plus larges. Mais lorsqu’ils représentent sans concession l’« image » locale et portent un regard (trop) critique sur la télévision, leur situation devient de plus en plus fragile face au Pouvoir.
Entre les groupes vidéo militants et ces unités audiovisuelles institutionnelles, au-delà de leur divergence ou opposition de positionnement (se situer en dehors ou dans le « système »), le credo commun est celui du « collectif ». On peut filmer parfois en solitaire, mais avec cette idée qu’on est d’abord « au service » d’un collectif. Ils partagent une certaine méfiance vis à vis de la pure subjectivité, jugée « petite-bourgeoise » et trop égotiste. Côté militant, pas de signature personnelle : ou bien l’anonymat, ou bien c’est le groupe qui est nommé avec à la rigueur une liste de noms (sans hiérarchie). Tandis que dans l’institution, pas d’ego qui s’expose, ni de projet d’artiste. Ce serait « utiliser » la structure pour se faire une œuvre personnelle, pour assoir sa notoriété, au détriment de sa mission : transmettre des possibilités d’expression et « apporter » la culture à un « public » le plus large possible 26.
B – … est aussi celle du vidéaste solitaire
C’est dans ce contexte qu’un certain nombre de films seront réalisés, dans les années 1970 et 1980, par des réalisatrices-réalisateurs qui, se dégageant d’un climat de prises de parole en groupe ou de structures collectives, oseront entreprendre des tournages indépendants. Ils-elles utiliseront le matériel à leur disposition, en affirmant qu’on n’était pas « condamné » au groupe, la souplesse d’utilisation des magnétoscopes permettant de partir en solitaire, sur un projet plus personnel. Je ne vais pas entreprendre ici un panorama des diverses expériences menées un peu partout en France, et ailleurs, où ces « filmeurs-euses seul-es » firent leurs premiers pas 27.
Dans une liste (non exhaustive), on peut citer les noms de Milka Assaf, Thierry Augé, Jean-Paul Fargier, Anne-Marie Faure, Jean-André Fieschi, Danièle Jaeggi, Pierre Müller, François Pain, Patrick Prado, etc. Ce qui est à analyser, c’est de quelle manière concrète s’articulait le lien entre une époque qui avait Le Goût du collectif 28 et ces vidéastes qui souhaitaient entreprendre leur projet personnel en solitaire.
Pour cela, je donnerai deux exemples appartenant à mon propre parcours 29 : à la fin de 1975, le Centre d’Action Culturelle d’Annecy (AAC) me propose de travailler sur le thème de l’immigration. Je me retrouve propulsé, le Portapack Sony en bandoulière, la caméra et le micro à gérer simultanément, dans les foyers, sur les chantiers, pour évoquer la vie quotidienne de ces travailleurs souvent isolés, loin de leur famille (recherche de boulot, problèmes de logement, vécus face au racisme « ordinaire »). Le travail avec un algérien, lui aussi solitaire, me fait vivre pour la première fois cet autre rapport filmeur/filmé, un « cinéma » fait à la fois en solo et partagé : être ensemble pour traiter des questions à la fois intimes et socialement brûlantes (Salah, Mohamed et le tunnel d’amertume).
J’ai mené une deuxième expérience, Fantasme et fugues en vidéo solo, dont le titre indique l’orientation vagabonde : parcourir différentes situations « musicales » de la région annécienne en m’y promenant librement, alternant rencontres avec des musiciens locaux, analyses des « images » venues de la télévision et mise en scène de sons de l’époque (la recherche d’un son nouveau par une luthière, la voix de Nina Hagen ou le rock féminin). Je fus alors en grande contradiction avec la « politique culturelle » du CAC, et à double titre. D’abord parce que les CAC, pourtant équipés de matériel de production vidéo, n’avaient pas vocation à la « création », domaine réservé aux Maisons de la Culture. Et parce que la vidéo ne devait pas servir à des œuvres artistiques individuelles (étrange paradoxe, voir plus haut). Faire donc ces « promenades » caméra à la main dans le monde de l’immigration ou de la scène musicale, c’était entrer en conflit avec les principes de l’établissement. C’était en outre se trouver en décalage avec une époque qui survalorisait encore la posture politique ou sociale, par rapport à un regard personnel et artistique.
Si je relate ces deux moments, c’est qu’ils illustrent l’étrange statut de cette vidéo légère fin 1970-début 1980. Nous cherchions à affirmer sa légitimité, en organisant nos propres modes de rencontres avec le public (salles vidéo, festivals, etc.). La vidéo était bien implantée en région, avec du matériel techniquement performant (notamment pour les CAC d’Annecy, Orléans et Cergy). Ce fut le moment où la vidéo légère parvint à devenir visible. Mais, malgré les salles ouvertes à Paris ou les diffusions télé, malgré des prix recueillis ici ou là, en dépit de nos passages à Cannes, ou dans quelques hauts lieux culturels, jamais cette vidéo ne s’inscrivit durablement dans le « paysage » audiovisuel, télévisuel ou cinématographique, qui finalement lui faisait résolument obstacle. Pas plus que les travaux collectifs, ces films en solo n’eurent de reconnaissance « officielle » durable.
Aussi notre « exposition » au grand jour fut suivie d’une rapide extinction. Nos cellules vidéo furent fermées ; nous fûmes licenciés les uns après les autres. Le festival de Montbéliard, la Manifestation « Vidéo du Jour » à Cergy, la Section vidéo au Festival de Cannes (dans le cadre de la section « Perspectives du cinéma français »), le prix « Vidéo et information » à Beaubourg, les salles comme celle de Vidéo-ciné-troc, les associations de distribution comme « Mon œil », tout cela fut sans lendemain. La vidéo légère disparut, en tant que « media », à la fin des années 1980 30.
Ce qui explique, quand surgirent les « petites caméras » héritières de cette « première » étape du « filmer seul », l’absence de lien entre ce précurseur, certes analogique et sur bande magnétique, et le numérique. Toutes ces expériences d’un « autre cinéma » déjà électronique, ou d’un autre regard déjà à la première personne, n’ont pas été racontées ou remises en mémoire pendant vingt ans. Histoires et historiens les avaient oubliées, ou ne les avaient jamais « rencontrées ».
7 – Des solitudes très variées, « peuplées » et solidaires, au temps du flot néo-libéral
« Il faut repartir de Cézanne avec son petit cartable dans le dos et faire ces “essais”. », Jean-Pierre Beauviala 31
La période suivante est celle où les grandes utopies s’effacent ou s’écroulent, tandis que le néo-libéralisme s’établit de plus en plus puissamment et férocement. Il se répand sur le monde, en particulier dans le domaine de la communication. Des voix résistent, espaces de solidarité et d’« indignations » opposées à lui, qui proposent un « autre » monde, aussi bien dans l’imaginaire que le réel.
Dans le secteur audiovisuel :
- D’un côté, une télévision qui formate des cerveaux « disponibles » (et ne s’en cache plus), et un cinéma de blockbusters, de distraction et de jeux qui, à eux deux, envahissent largement les écrans et les esprits. Les technologies et les récits « mondialisées » pénètrent nos vies, plus exposées, surveillées, visibles et transmissibles.
- De l’autre, des possibilités de production et/ou d’autoproduction plus libres, qui font que le geste ciné-vidéographique peut revenir vers ses sources (bricolage d’artisans, indépendance, invention) en explorant de nouvelles démarches (visions d’artiste moins contrôlées). Filmeur-euses seul-es vont pouvoir affirmer leur identité (qu’elle soit de longue date ou qu’elle se cherche). Deux « individualismes » possibles sur les écrans : celui de « stars » (auteurs et acteurs) qui s’affichent, ou celui plus discret de regards à la fois modestes, originaux et solidaires.
La numérisation totale du cinéma est l’étape qui permet aux « professionnels de la profession » d’investir enfin des technologies que nous (les vidéastes) expérimentons depuis quarante ans. Des cinéastes (Kiarostami, Lynch, Miller) découvrent alors avec émerveillement cette langue (une caméra à soi, l’autonomie de sa propre production, une liberté) que nous, et quelques-uns de leurs confrères, parlions (ou balbutions) plus ou moins couramment avant eux.
Cette nouvelle phase s’incarne dans le standard DV (Digital Vidéo en 1996) et l’arrivée des logiciels de montage abordables. Filmer seul-e est devenu une activité possible, pour les grands auteurs… comme pour n’importe qui. Et c’est comme écrire un livre ou peindre un tableau, on va y rencontrer les mêmes exigences : endurance et talent, avec les mêmes « lois » de la beauté… et du marché. Le bond technologique du numérique fait que toute la fabrication d’un film peut se faire maintenant « à la maison » (arrivée de « Final Cut Pro » sur Mac). Se réaffirme le « moi » et le « nous », face à la pression d’un flux d’« images » étouffantes et manipulatrices. Le « filmer seul-e » devient socialement important… et politiquement nécessaire.
Soulignons quelques tendances qui traversent ce nouveau genre de films qu’il est encore difficile de trop « figer » vu les bouleversements actuels.
A – Le film-je. L’autobiographie
Alors que le cinéma à la première personne s’était réfugié, avant la révolution numérique, dans des secteurs discrets (amateurs, expérimental), alors que le documentaire a vu le « je » s’inscrire lentement dans son énoncé même, la légèreté des matériels permet que se développe un genre totalement personnel et intime : le cinéma autobiographique. D’abord cantonné au film de famille, à l’underground, ou au cinéma d’auteur à très petit budget (fiction indépendante ou documentaire), il n’était visible le plus souvent qu’en dehors des lieux de distribution de masse. Il restera longtemps peu relayé par les grands courants critiques ou par les supports médiatiques influents. Il subit donc le même sort que les écrits à la première personne (journaux, écrits intimes, correspondances privées), longtemps mal « reconnus » par la grande confrérie littéraire et universitaire 32.
Le film-je s’immisce à l’intérieur des œuvres et de l’histoire du cinéma, pour ne devenir « visible » qu’aujourd’hui, après une longue marginalité ou de lents processus de maturation. Il s’impose progressivement comme un genre à part entière : ainsi l’importante école de Boston (si méconnue en Europe), le Journal de David Perlov, le film d’Hervé Guibert, ou les œuvres (débordant tout cadre établi) de Boris Lehman, Joseph Morder ou Gérard Courant. Ainsi les courants intimes qui parcourent les filmographies d’Agnès Varda, de Johan van der Keuken, récemment celle de Jean-Luc Godard, ou bien sûr tout le cheminement exemplaire d’Alain Cavalier 33.
B – Affronter la réalité
La « fuite » du filmeur solitaire, son désir de construire avec tranquillité « son » univers, ne signifie pas nécessairement un total isolement. Au contraire, s’il a fait ce pas de côté, c’est pour échapper aux pressions d’appareils et d’institutions, aux diktats financiers, aux équipes envahissantes, aux producteurs indélicats et programmateurs intrusifs. Ce qui pourrait sembler un comportement paranoïaque ou un repli narcissique, est surtout un besoin d’explorer, dedans comme dehors, les mouvements qui agitent à la fois le monde et soi, des bien-être jusqu’à l’« intranquillité ». Très « rousseauiste », cette démarche qui récuse l’encombrant dispositif traditionnel du cinéma et les méthodes convenues de la télévision, s’oppose à tout un « savoir » de « sachants » et de « savants », qui risque de troubler des relations fragiles. Elle cherche à aller vers une nouvelle « socialité » et une nouvelle esthétique. Car l’équipe (même à deux) faisait obstacle ou séparait. Il s’agit de retrouver un rapport à égalité, humain et entre humains, quoiqu’en soit le prix. Le système (cinéma ou télé) protège, l’équipe rend « lâche », et permet parfois de se dispenser d’« affronter la réalité » 34.
Aller vers les petites choses ténues ou contempler, silencieusement, les grandes choses, c’est recréer un rapport avec la nature, les objets, les animaux et les hommes, qui ne soit pas pris dans le filtre du récit finançable et de la psychologie scénaristique. Se mettre face au monde, aux choses, à la vie, et l’écouter. C’est la première solidarité retrouvée, le retour à une captation plus « innocente », ou attentive au réel.
L’une des figures qui va également prendre une place importante, dans cette nouvelle intimité autour de la caméra est celle du duo, mais situé cette fois de part et d’autre de l’appareil : lente approche, rencontre prudente, rapport intense, rupture, tout peut arriver. On raconte l’autre : vie (et mort) du couple amoureux, relation réévaluée avec un proche (père-mère-enfant-famille-ami-e), avec un passé, une maladie, une maison, un territoire (jusqu’à celui de la mort). C’est un dialogue intime et intense, où l’artificiel que contenait encore le documentaire classique (par ses contraintes multiples du projet « écrit d’avance ») cède la place à une grammaire moins rigide. La caméra est objet quotidien, familier ; la relation filmée s’inscrit dans le moment vécu, faisant tomber bien des limites. L’autre est (presque) un égal, surtout si la caméra change de main, inaugurant un champ contre-champ de deuxième type 35.
C’est ensuite une main tendue, par « petite caméra » interposée, vers celui qui jusque-là pouvait être perturbé par tout un « cinéma » arrogant, fier de soi, bavard ; ou par cette télévision de la superficialité, ou des braillards intrusifs, voyeurs-violeurs d’intimité. Cet autre, lui aussi isolé, solitaire et désocialisé (le sauvage, le fou, le marginal, le malade) mérite d’être raconté. Mais pas comme la « vedette » d’un jour, dans la brutale machinerie de captation-reportage. C’est un cinéma des isolés, des écartés et des reclus, qui se pose d’abord comme éthique et politique, en ce qu’il questionne et critique radicalement comment se font, ordinairement, l’image et la parole d’une époque (complaisante ou cruelle). Qui mieux que celui-celle qui a su s’extraire des clichés peut faire s’exprimer et ressentir celui, ceux, que la société a « exclus » de son champ de vision ?
Enfin, on peut citer un domaine que cette caméra personnelle explore avec une surprenante « efficacité ». C’est celui des fantômes, ces personnages à la fois proches de notre imaginaire et loin de toute saisie physique. La caméra tenue par un être « réel », physiquement présent à un monde matériel, peut aller chercher cet autre qui n’est plus vraiment d’ici. Le réalisateur absent sur sa chaise vide (dans Vacances Prolongées), le souvenir flottant (d’Irène) chez Cavalier, le mari (des Veuves d’Oléron) de Varda, tous ces êtres absents sont convoqués grâce au filmage d’un présent-vivant qui capte les ombres lointaines et familières d’un disparu-absent.
C – Filmer seul-e un mouvement collectif : des témoins qui analysent
Filmer seul-e ne signifie pas, on le voit, que l’on plongera nécessairement dans un bain narcissique. La petite caméra va se retrouver témoin des mouvements, enregistrer les phases, les vagues, les montées et les chutes de tout ce qui l’entoure : Grèves, révolution, guerres, attentats, mouvements de révolte et de foule, vie d’un groupe ou d’une communauté… Elle est comme l’œil du simple témoin, du citoyen, de ces observateurs critiques qui scrutent, courent au milieu des tempêtes, accompagnent l’histoire, mais ensuite qui s’arrêtent et méditent. Courage de ce filmeur (qu’il partage avec le reporter), mais parfois plus « nu », car moins protégé (par un statut et un média) puisqu’indépendant, pris à partie et bousculé avec sa caméra (Avi Mograbi), quand celle-ci n’est pas systématiquement détruite (celle d’Emat Burnat dans Cinq caméras brisées).
Lors d’évènements, elle va paraître bien petite, cette mini caméra, quand elle disparaît au milieu de grosses machines (des chaînes de télévisions internationales), entourée d’une forêt de perches, devenue invisible dans la bousculade d’une meute de journalistes. Elle sera bien discrète, quand chaque média tentera d’avoir l’exclusivité, le scoop, mettant en avant ses présentateurs et journalistes vedettes. Mais ceux-là passent et puis s’en vont ; la petite caméra, elle, reste sur place, un mois, des mois, des années et plus. Tandis que le flot d’images nous submerge, et du fait de sa quantité, nous noie jusqu’à saturation, c’est de la petite caméra bien frêle du solitaire que viendront les analyses plus incisives, les situations les plus posées, les paroles les plus mémorables. Non que les « actualités » n’apportent rien : un instant de l’histoire, mais vite chassé par un autre. Quant à celle-celui, qui s’est fondu-e dans le mouvement, elle-il en rapporte souvent des beautés sidérantes : celle des voix multiples, des émotions intenses, la mémoire des espoirs le plus fou et des désillusions les plus douloureuses.
Ce positionnement permet au documentaire de rendre compte de la vie d’un groupe en faisant partie aussi de son histoire, de filmer une famille en crise, une collectivité en lutte, un « peuple » au plus près, à côté de lui, dans son espace et dans son temps. Il ne nous est pas donné avec des généralités, des slogans, vite saisis, par des chroniqueurs de passage ; mais par toute une proximité-distante, par celui-celle qui est resté-e et a pris le temps de réfracter une complexité, à travers une variété de points de vue. Le solitaire est alors « peuplé » de ceux qu’il filme ; il en est le passeur. Et c’est la grande liberté avec laquelle il déplace son regard, la souplesse dans laquelle il peut suivre le mouvement, interroger qui il veut, dans des moments de grandes tensions ou d’extrêmes intimités, qui donnent à ces films leur capacité à être fortement les repères d’une époque, les balises précieuses qui disent l’air d’un temps.
Lors du tournage du film Grèves à la chaine, en novembre 1997 et 2002 à France 3, j’ai vécu ces étapes que traverse le filmeur solitaire, lorsqu’il se retrouve à la fois pris dans une histoire globale, mais la vit aussi personnellement, étant alternativement présent et distant, dedans et dehors, porte-parole et analyste, témoin de l’immédiat et enregistreur de l’Histoire 36. Lors de la scène centrale, celle de la trahison dans la nuit (scène classique, qui s’est répétée dans de nombreux conflits, quand des syndicats ont signé sans avoir consulté toutes les A.G. et où les grévistes s’expliquent violemment avec les représentants syndicaux), je ne suis pas la seule caméra qui tourne – toutes les chaines sont présentes. Mais ce moment d’explication est tellement brutal, les attaques si personnelles, la scène à la fois si humainement bouleversante et si théâtralement codée, que sa compréhension demande d’en connaître – et d’en avoir « imagés » – les soubassements profonds, dans la durée. C’est une caméra qui a vécu tous les jours précédents, de près, « avec » les grévistes, qui est seule capable d’en donner les clefs, et de transformer en « cinéma » ces moments-là.
Ce n’est plus une équipe, avec son temps minuté, ses contraintes de budget et ses limites de disponibilité qui peut rendre compte avec justesse d’une situation qui se joue, non en quelques minutes vite enregistrées, mais sur des jours et des nuits, parfois des mois ou des années. Car s’y mêlent, de façon inextricable, enjeux collectifs et règlements de compte entre amis, vision politico-syndicale et drame humain. Ce sont des personnages qui échangent ou s’affrontent, et dont la personnalité a dû être approchée, rendue familières au spectateur. C’est dans les échanges de part et d’autre d’un petit appareil discret, et du fait d’avoir vécu ensemble les mêmes épisodes, les mêmes moments de joie ou de tristesse, d’attente ou de déception, que filmés et filmeur deviennent les raconteurs en commun de cette histoire, en font un récit à deux voix, et même une polyphonie à nombreuses voix mêlées. C’est cette proximité de destin et de vibration qui fait que « filmer seul » ouvre un nouveau chapitre du cinéma, d’un côté résultat d’un cheminement solitaire et de l’autre fusion dans le geste collectif de construire un récit. Ainsi se dévoile le point de vue de la base, cette l’histoire vue d’en bas, et non plus celle issue d’en haut avec ses pesantes machineries.
Cet exemple d’un tournage au milieu d’un mouvement social rend compte de ce que le filmeur solitaire ne peut plus dire qu’il filme un « sujet ». Ce ne sont plus des films « sur », comme le disent tous ceux qui en ont expérimenté le dispositif, mais des films « avec ». Ainsi tous ces films ont pris le temps de raconter leur Temps depuis une caméra jouant en solo : la révolution égyptienne vue de son épicentre (Tahrir, Place de la libération) ou depuis ses campagnes (Je suis le peuple), un conflit sur sa durée (La Saga des Contis, On a Grèvé), ou la situation scandaleuse des migrants (Qu’ils reposent en révolte/des figures de guerre). 37
D – Ici et maintenant, retour à l’indissociable espace/temps
Élément important – vital ? – qui caractérise cette relation recherchée en solitude, c’est d’éprouver la sensation que le film se fait, là, dans ce moment-là, devant soi… et se reproduit fortement ainsi sur l’écran : filmeur, l’instant présent nous est donné, puis rendu à vous autres, nos spectateurs. Nous sommes dans un espace-temps – celui du plan – indissociable. C’est le propre du cinéma. Mais ici la prise va rassembler le filmeur – son corps, ses gestes, ses mouvements, sa respiration, ses mots, ses émotions perceptibles, sa connaissance de la vie – à travers sa caméra qui enregistre d’un seul point de vue, unique, et le filmé, quel qu’il soit : paysages, objet, être vivant, foule…tous réunis dans ce présent, simplement préservé, face à face.
Acte d’ordre philosophique, si l’on veut ; au sens où il est question de retrouver la force de captation d’une « existence » – celle que le cinéma a révélée à son origine – et qui se serait perdue. Recherche d’une félicité, où l’on peut « rassembler tout son être » 38. Petit ou grand moment de bonheur, possible extase de capter ce qui passe, et d’avoir gardé ce qui disparaît (souvenirs amoureux, temps d’émerveillement, de mélancolie ou de douleur). Il se situe dans la lignée des grandes introspections (Montaigne-Rousseau-Proust) ouvrant enfin le film à ce double mouvement : connaître le monde ET se connaître soi-même.
Ce cinéma repose donc intensément sur le tournage, car il le magnifie en quelque sorte – même s’il va trouver, dans le montage et ses suites, des formes et la rhétorique qui lui conviennent. Filmer seul-e est un risque, une ascèse et la promesse de ces instants merveilleux, graves ou précieux, mais sauvés du néant.
8 – « Redécouvrir le cinéma à nouveau »
« Dans chaque art, il y a des périodes de creux où tout le monde est fatigué et décadent, où l’on oublie ce qu’est le cinéma. Alors il faut revenir au commencement et rafraichir nos sens et notre imagination, enlever le surplus et recommencer à zéro. Juste la caméra, un rouleau de pellicule et vous. Redécouvrir le cinéma à nouveau. », Jonas Mekas 39.
Filmer seul-e ! S’agit-il seulement d’un autre dispositif de captation et de vision ? S’agit-il encore de cinéma ou plutôt d’un nouveau média, d’une autre télévision possible, d’un genre qui nait ? En tout cas, ce n’est plus un spectateur/consom-mateur qui est « ciblé », enjeu d’une conquête pour une place sur un « marché ». C’est un retour au dialogue, à un échange avec un regardeur/acteur, « proche » de celui qui filme et de celui qui est filmé. Et ce spectateur, qui se retrouve intimement inclus dans ce cinéma « partagé », peut prendre en main cette caméra-à-soi, et se mettre, à son tour, à l’écoute du monde.
Dans les pages qui suivent, les filmeurs-filmeuses seul-es – qui ont répondu à notre questionnaire – évoquent souvent un sentiment d’être « à part ». Non pas que leur spectateur n’existe pas. Un public se constitue, petit à petit, formé à voir des images issues de ce dispositif nouveau. Mais ce sont les médiateurs, distributeurs et programmateurs qui ne sont pas toujours au rendez-vous. Lorsqu’il-elle veut présenter son œuvre, le filmeur, la filmeuse seul-e se retrouve parfois… bien seul-e-s !
En cette époque où d’énormes machineries visuelles charrient des flots de conventions, des regards libres, personnels, intenses et critiques doivent pouvoir se poser sur davantage d’écrans pour que soit mieux accueillie la novation.
Septembre-décembre 2015
- « Que fabriquent les cinéastes. Conversation avec Pedro Costa » p. 28 du livret du DVD, Dans la chambre de Wanda, Capricci, juin 2008.
- « Genèse d’une caméra », Cahiers du Cinéma, n° 348-49, 1983 repris dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard p. 53° Cahiers du cinéma /Éditions de l’Étoile, 1985.
- Henri-François Imbert – réponse au questionnaire p. 233.
- Comme le remarque justement Gaëlle Vicherd dans sa réponse au questionnaire p. 317.
- Amanda Robles, Alain Cavalier, filmeur, De l’incidence éditeur, 2008, p. 218.
- On se souvient du cri de révolte : « Non ! j’mettrai plus les pieds dans cett’taule ! Vous, rentrez-y ! Vous allez voir quel bordel que c’est ! », celui de l’ouvrière prononcé en juin 1968 dans le film La Reprise du travail aux usines Wonder (de Pierre Bonneau et Jacques Willemont).
- Voir à propos du travail d’Ed Pincus, la citation complète dans l’article Juliette Goursat infra, p. 61.
- Jérôme Sans ; « Juste comme une ombre », Entretien avec Jonas Mekas, Paris. – Les Cahiers de Paris expérimental. -Oct 2006, p. 17.
- Morceau d’Henry Purcell (Z. 406) composée en 1684-1685 sur un texte de la poétesse anglaise Katherine Philips, traduit d’un poème original de Saint-Amant.
- Amanda Robles, Alain Cavalier, filmeur, opus cit., p. 117.
- « Ce qui intéressait (les gens) dans le film, c’était de voir où j’étais allé et ce que j’avais fait. Et ce n’était pas du tout ce que je désirais. Je voulais leur montrer les Esquimaux ». Robert Flaherty, dans Pierre Gabaston, Cahier de notes sur Nanouk l’esquimau. Les Enfants de cinéma, p. 4.
- Jean Rouch, 1958.
- Jean Rouch et Edgar Morin, 1961.
- Johan van der Keuken 1966.
- Texte d’« Histoire(s) du cinéma », paru initialement dans le Monde du 15 décembre 1994.
- Fascicule du coffret DVD, Jonas Mekas – Reminiscence of a journey to Lituania, Potemkine films – Agnès B., 2012.
- Réponses au questionnaire p. 17° et 295.
- « Aux frontières du cinéma », Cahiers du Cinéma, Hors-série, avril 2000, p. 14.
- Illustration de cet étrange « trou » d’une vingtaine d’années, l’atelier « De la pellicule au numérique » qui, ignorant le moment vidéo, « saute » des images de Ruspoli tournées avec une caméra auto-silencieuse (1962) à celles où Avi Mograbi (2005) utilise de savants trucages numériques (États Généraux du documentaire – Lussas 2015).
- Voir mon article « Nos Corps-caméras » dans La Revue Documentaires, n° 24 notamment p. 127-134.
- « Genèse d’une caméra », Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op.cité, p. 530.
- Pour toute cette histoire technologique, voir « Genèse d’une caméra », Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op.cité p. 519 à 557 et dans ce numéro « Archives : À portée de bicyclette » p. 358. Pour celle d’une séparation image/son et du « single system », voir René Prédal, Le Cinéma à l’heure des petites caméras, Klinsksieck, 2008.
- Voir dans ce numéro p. 82 à 84, l’analyse de Babette Mangolte sur ces problèmes du « passage » à la vidéo.
- Le développement d’un matériel vraiment léger comme l’AKAI 1/4 de pouce a été vite abandonné. Cette autonomie faisait-elle peur ? Ceux qui ont utilisé cette machine, modèle de légèreté, ont regretté sa disparition.
- D’autres se tourneront vers l’art vidéo, les arts plastiques, les installations et entreront ainsi… au Musée.
- Pourtant les auteurs-directeurs de théâtre, eux, ne s’étaient pas privés, lorsqu’avait été mis en place la décentralisation, de s’arroger le droit de « monter » leurs œuvres personnelles en alternance avec celles du répertoire. Mais la scène théâtrale est jugée moins dangereuse que la puissance des images (surtout quand la parole du peuple s’en mêle).
- Leur recensement s’effectue par exemple dans le cadre d’un Séminaire « Vidéo des premiers temps » qui a lieu depuis plusieurs années, associant la BnF et plusieurs universités (Paris 3 Sorbonne-nouvelle, Paris 8).
- Titre du film de Dominique Dubosc réalisé en 1976 sur Lip, lieu de croisement de tous les genres de l’époque : télévision de reportage, cinéma documentaire et vidéo légère.
- Pour ce présent texte, j’articule donc ce que j’avais jusque-là distingué dans mes articles précédents pour La Revue Documentaires : d’une part des analyses générales (sur van der Keuken, dans les numéros 16, 21, 25, sur le corps-caméra ; n° 24) et de l’autre mes expériences personnelles (sur le film Grèves à la chaine dans le numéro 20, ou sur Mai 68 ; n° 22-23).
- Ne survécut que l’art vidéo, plutôt moins dérangeant, et davantage dans l’air du temps (car ayant un marché… et des marchands).
- « Genèse d’une caméra, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard » opus cit., p. 553.
- Voir le « combat » de Philippe Lejeune et de l’« Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique » à ce sujet. Dans le domaine du cinéma, je renvoie aux travaux de Juliette Goursat, à son article infra p. 63, ainsi qu’à son livre Mises en « je » : autobiographie et film documentaire (en cours de publication aux Presses Universitaires de Provence).
- Voir notamment Alain Cavalier, filmeur, Amanda Robles, De l’Incidence éditeur.
- Ce sont les mots de Pedro Costa décrivant sa démarche lors du tournage de Dans la chambre de Vanda, DVD, idem p. 31.
- Pater d’Alain Cavalier en est le prototype, à deux caméras complices, puis brutalement concurrentes. Un autre exemple magnifique est la circulation de la caméra de main en main au début du Chant d’une île de Joaquim Pinto.
- Film Grèves à la chaîne dont j’avais évoqué, dans le numéro 21 de La Revue Documentaires les difficultés de diffusion, toujours d’actualité.
- Films de Stephano Savona, Anna Rousillon, Jérôme Palteau, Denis Gheerbrant et Sylvain George.
- Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième promenade p. 102, Garnier Flammarion éditeur.
- Juste comme une ombre, op.cit., p. 25.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 31, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0031, accès libre)