Les horreurs de la guerre

Kippour d'Amos Gitaï

Simone Vannier

Enfin un film qui n’aime pas l’odeur de la poudre, qui ne sacrifie pas au pathos et qui ne flatte pas le fantasme guerrier du spectateur. La caméra d’Amos Gitai dans Kippour choisit d’être simplement témoin de l’horreur et de l’absurdité de la guerre. Elle se borne à suivre la geste quotidienne d’une patrouille de brancardiers, propulsés sur le front au cours de la guerre du Kippour en 1973, et dont la mission est de ramasser les blessés et de les évacuer à l’arrière en hélicoptère.

En fait, la notion de « front » et « d’arrière » naît de notre imaginaire, de la convention narrative à laquelle nous ont habitués les films de guerre, car les infirmiers-soldats sont précipités, d’entrée de jeu, dans un indescriptible chaos : deux étudiants insouciants, confiants dans la destinée exceptionnelle de leur pays, accourus là, en ce jour de fête, pour l’amour d’Israël, sont plongés dans un combat aveugle qui semble avoir perdu sa raison d’être : la défense d’une frontière.

L’impréparation des troupes, la foi candide en la supériorité de l’armée israélienne, la surprise de cette attaque lancée par la Syrie et l’Égypte qui fausse d’emblée la donne de la bataille, expliquent ce désordre, posé dès le début du film. Une analyse qui n’est pas gratuite et qui repose sur les souvenirs du soldat Weintraub, alias Gitai lui-même. Amos Gitaï nous fait revivre le choc qui a été le sien puisqu’il fut en octobre 1973 cet étudiant-brancardier, devenu l’un des personnages de Kippour.

En dépit du traumatisme de cette expérience qui le marqua dans sa chair puisqu’il y fut blessé et en tira un premier film documentaire en 1997, il n’adopte pas une forme autobiographique, mais choisit la précision distanciée du cauchemar. L’injonction claire du film est : « regarde, de tous tes yeux regarde, et sois guéri à jamais de la tentation de l’héroïsme guerrier ! ». La mise en scène tire toute sa force de ce parti pris, quasi clinique. La caméra accompagne les personnages, tout au long de leurs épuisantes journées, se penche avec eux sur les mourants, peine avec eux pour les soulever et les déposer sur le brancard, court avec eux jusqu’à l’hélicoptère. Elle se tient au cœur de leur action comme un observateur fraternel et ne s’octroie aucune digression, aucun commentaire cinématographique. Pas de héros non plus auquel le spectateur puisse s’identifier. Ces hommes, suivis à la trace dans leur tâche de secouristes, gardent leur dimension humaine de fragilité. Soudés, égaux face à l’horreur, leur épuisement exprime mieux que des astuces scénaristiques le caractère dérisoire de ce combat contre la montre, car ils ne peuvent relever tous les blessés, et doivent parfois les abandonner en chemin. De cette course répétitive naît une dramaturgie très forte qui culmine dans une séquence où le fatum est à son comble : on y suit la lutte incertaine des quatre brancardiers pour arracher à la boue un soldat gravement atteint. Tous sont couverts de glaise et ne peuvent se saisir du blessé qui glisse de leurs mains et les fait trébucher.

Dans cette bataille pacifique contre la mort, la douleur muette des sauveteurs face à leur impuissance éclate. Quand l’ordre leur est donné de rejoindre l’hélicoptère, en raison de la violence des tirs, ils ne peuvent se résigner à laisser pour compte l’homme agonisant, symbole de leur engagement et s’obstinent à tenter de le traîner sur la terre, rendue gluante par les pluies, jusqu’à ce que le soldat lui-même abandonne la partie en rendant l’âme. Alors, ils se résignent et regagnent l’appareil, avec un sentiment de défaite atroce.

Là encore, il faut souligner la manière dont le calvaire des soldats est mis en scène. La séquence est filmée en plan large ou en plan moyen. Pas de gros plans sur le blessé dont nous ne voyons jamais le visage. C’est l’action collective du groupe dans sa volonté et sa désespérance qui est décrite. Ce parti pris rend admirablement « le mouvement des âmes » de ces engagés volontaires dont l’idéalisme est cruellement mis à l’épreuve. Pour sauver leurs semblables, ils doivent rivaliser de vitesse avec la guerre, force aveugle qui broie tout : a peine le temps de reprendre souffle, ils sont de nouveau crachés sur un autre point des combats.

Ces combats eux-mêmes demeurent abstraits, puisque l’ennemi n’est jamais situé — pas de contre-champ sur les lignes de tirs — comme il n’est pas situé pour l’équipe d’infirmiers embarqués dans la boucle infernale d’un cyclone fou qui tourne sur lui-même et les déboussole. Et la cohorte des tanks qui les frôle au passage ne semble pas aller dans une direction définie.

L’une des images les plus saisissantes du film est, au moment où l’hélicoptère décolle après avoir avalé les soldats hors d’haleine, un panoramique sur le champ des opérations où l’on découvre la terre labourée par les chenilles des tanks, dont les traces vont en direction des quatre points cardinaux. Métaphore parfaite du non-sens de la guerre.

Seul le silence, un silence fourbu, un silence incrédule, peut répondre à tant d’inanité. De fait, la caméra témoigne et ne commente jamais. Faut-il vraiment en arriver là pour défendre une frontière incertaine ? Ce rituel sacrificiel est-il nécessaire ? Doit-il être le douteux succédané du rituel du Kippour ? Autant de questions implicites posées par Amos Gitaï dans ce compte-rendu exact d’une chose vécue.

Pour la première fois, une guerre est montrée de l’intérieur avec l’acuité du souvenir et la maturité cinématographique d’un cinéaste qui a attendu 26 ans pour nous transmettre ce qui lui tient à cœur.

Au moment où le conflit israélo-palestinien reprend avec tant de violence, Kippour devrait être projeté dans toutes les écoles de la démocratique Israël. Hélas, nul n’est prophète en son pays, et malgré le succès en Europe de ses trois derniers films où il se révèle un grand cinéaste, Amos Gitaï n’a pas dans son pays la reconnaissance qu’il mérite.

Le temps viendra, j’espère, car ce serait le signe d’une appréhension nouvelle de l’avenir et une promesse de paix.


  • Kippour, souvenirs de guerre
    1997 | Israël, France | 2h | Super 8
    Réalisation : Amos Gitaï

Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 121, 4e trimestre 2000)