Dans les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard
Rodolphe Olcèse
Si le texte est un matériau de tout premier ordre dans les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, c’est d’abord parce que le film se présente comme une machine à écrire. Cet outil devient un motif visuel qui apparaît dès les premières minutes des Histoire(s) du cinéma. Il est aussi ce au moyen de quoi celles-ci s’écrivent. La machine à écrire se présente comme une pièce du film, un élément d’une machine plus vaste qui reste fondamentalement à écrire et dont Jean-Luc Godard nous fait apercevoir l’agencement complexe. Images fixes et en mouvement, textes, ouvrages sont pris dans un dialogue permanent avec les outils qui permettent de les produire ou de les manipuler, comme le suggère encore le banc de montage que l’on aperçoit dans cette même séquence introductive et qui reviendra à plusieurs reprises scander le mouvement du film. Motif et moyen, la technique est aussi, d’une certaine manière, l’un des horizons visés par ce film dont l’enjeu est de montrer ce que peut le cinéma.
Avant ou en deçà de toute production de signes, le texte est une composante matérielle du film : l’histoire qui va se déplier sur l’écran prend corps dans des images et des sons dont la forme textuelle est une modalité parmi d’autres. Les textes peuvent se prêter à des traitements comparables à ceux qui affectent les images : clignotements, surimpressions, découpages, recadrages. Suivant cette logique, le texte est une image qui a la particularité de ne pas pouvoir se donner de manière immédiate et soudaine, une image qui a besoin de temps pour s’inscrire à l’écran. La mise en jeu de la machine à écrire électrique en est d’ailleurs la parfaite expression, qui fait apparaître le texte progressivement, chaque ligne s’inscrivant sur le papier après un bref moment de latence, quand elle est intégralement frappée. Le texte se compose à l’écran, il s’y déroule comme le fait une bande celluloïd dans la caméra. Le ruban de la machine à travers lequel il passe, tout comme sa prononciation par le cinéaste, décide de la temporalité de son propre dire : embrassé comme une matière première, le texte est une image qui vient.
Ouvrir le texte
Que le texte soit en premier lieu une matière à travailler, c’est ce que met en évidence l’inscription, ou plutôt la réinscription sur l’écran du titre de ce film-fleuve qui commence par se désigner lui-même en même temps que l’effort appelé par sa fabrication. « Hoc opus / hic labor est » (« Voilà le travail, voilà la peine ») est en effet le premier texte, emprunté à L’Enéide 1 de Virgile, qui figure à l’écran. Puis, après une première notation et la mention de quelques crédits liés à la production du film, l’expression « Histoire(s) du cinéma » se décompose de manière à en isoler toutes les syllabes. Sur un premier écran, on peut lire « his / toi toi toi / re » et sur un second apparaît, sur une photographie de Nicholas Ray : « du / ciné / ma ». Cette décomposition du titre pose une altérité au seuil du vaste mouvement que le film va exécuter, un toi dont le surgissement nous invite à recevoir les Histoire(s) du cinéma comme un texte qui s’écrit à la première personne. La part relationnelle du film, le lien entre un « je » et un « tu » dont il porte l’empreinte jusque dans son titre, a d’ailleurs été joué par la reprise en voix off d’une note de Bresson légèrement transformée en ouverture du film : « ne change rien / pour que tout soit différent / ne va pas montrer tous les côtés des choses / garde toi une marge d’indéfini 2 ».
Ce geste de décomposition textuelle, récurrent dans toutes les Histoire(s) du cinéma où il affecte plus souvent une phrase qu’un simple mot, opère un double mouvement. Il séquence la phrase et l’attache indéfectiblement à la temporalité de son énonciation, mais aussi il la fragmente et en sédimente les éléments, de sorte qu’elle se présente alors comme une ligne segmentée. C’est un geste poétique au sens grec du terme, celui d’une émergence et d’un passage à l’existence. « Ce qui, pour quoi que ce soit, est cause de son passage de la non-existence à l’existence, est, dans tous les cas, une création 3 » dit Diotime, la prêtresse de Mantinée qui instruit Socrate sur l’amour au cours d’un dialogue rapporté dans Le Banquet de Platon.
Cette phrase, commentée par Heidegger dans une conférence sur « La question de la technique » et par son ancien élève Giorgio Agamben dans un chapitre de L’Homme sans contenu, propose une compréhension des plus extensives de la ποίησις, ici traduit par le terme de « création », mais qui pourrait être rendu également par celui de « production ». Si, dans l’usage courant nous prenons la ποίησις pour cette petite partie des arts « qui a rapport à la musique et aux vers 4 », c’est toute forme d’inscription dans le sensible qu’elle désigne. Or, c’est l’aspect sensible d’une phrase ou d’un mot qui apparaît dans son démembrement.
Dans une page de l’Origine du drame baroque allemand, Walter Benjamin pose la question du morcellement du langage et souligne que « dans les anagrammes, les locutions onomatopéiques, dans les nombreux jeux de mots de toutes sortes, le mot, la syllabe et le son paradent, émancipés de tout rapport traditionnel de signification, comme des choses susceptibles d’être exploitées dans l’allégorie 5 ». Quelques lignes plus loin, Walter Benjamin évoque une scène de la pièce El mayor monstruo, los celos (Monstrueuse Jalousie) de Calderón(1637), dans laquelle Mariamne, l’épouse d’Hérode, tombe sur une lettre déchirée qui la concerne. Hérode y donne l’instruction que son épouse soit tuée si lui-même devait disparaître. Mariamne n’a accès qu’à des fragments de cette lettre, le message est pour ainsi dire détruit, mais pourtant, dit Walter Benjamin, un reste de menace demeure attaché aux mots dispersés sur le sol. C’est ce reste qui intéresse le philosophe, lequel y voit un renouvellement de l’expression et un moyen d’accéder à l’apparaître même du langage. Ce que l’expression perd en intelligibilité, elle le gagne en intensité. Fragmenté, le langage se prête à « une modification et à une intensification de l’expression 6 ».
La fragmentation n’est donc pas une opération de destruction, mais une altération qui porte son objet à un état de renaissance : « dans ses fragments, écrit Walter Benjamin, le langage réduit à l’état de ruine a cessé de servir simplement à la communication et, en tant qu’objet nouvellement né, sa dignité égale celle des dieux, des fleuves, des vertus et autres figures de la nature, dont les couleurs tirent sur l’allégorique 7 ». Jeux de mots et morcellement sont des gestes par lesquels le langage devient visible en tant que tel – c’est le sens même de l’acte de parader, qu’évoque Walter Benjamin pour décrire les jeux de mots de l’allégorie baroque, que de montrer et d’accuser l’évidence sensible d’une manœuvre exécutée par un cheval dont le mouvement est soudain dominé par le cavalier.
Il y a bien entendu quelque chose de cet ordre dans le traitement des textes auquel procède Godard dans les Histoire(s) du cinéma. La fragmentation des phrases altère et oblitère le sens qu’elles proposent, mais c’est pour en révéler la matière, la densité, dans un acte de monstration et d’exposition, au sens quasi photographique : le texte impressionne, il inscrit une trace sensible dans le mouvement du film. La citation ne dit pas d’où elle vient, mais c’est précisément pour entrer dans le régime de l’apparence, montrer un aspect plus intense et plus sensible d’elle-même. Le texte est lui-même engagé dans la technique cinématographique, qui ne fait jamais, au tournage comme au montage, que séquencer et fragmenter espace et temps.
Le texte peut se prêter à d’autres opérations filmiques. C’est ce que suggère Jacques Aumont dans l’ouvrage qu’il consacre à ce film de Jean-Luc Godard : « La citation, ou le mystère. Entre la citation obligée de la réalité par tout plan de cinéma depuis la vue Lumière, le signe immédiatement citable à peine produit, et la pratique de la citation virevoltante dans les Histoires, n’est-ce pas au fond, simple affaire de degré 8 ? ». La citation – qu’elle soit visuelle ou textuelle importe peu – n’est pas fondamentalement différente de la prise de vue elle-même, car elle procède elle-aussi d’une exposition préalable, d’un enregistrement et d’une modification matérielle induite par des appareils – en l’occurrence, ici, un banc de montage vidéo – qui restent des outils d’agencement visuel. La phrase se transforme au contact de la machine cinématographique, elle n’est pas ce que la machine écrit, mais ce au moyen de quoi la machine écrit : elle est son dire, dans le sens qu’Emmanuel Levinas donne à ce terme, pour désigner une modalité du langage où la présence de l’un à l’autre est antérieure à la production de signes verbaux 9.
Le bord des signes
Les textes s’inscrivent dans l’image de multiples manières dans les Histoire(s) du cinéma. Écrits sous la forme d’écrans titres, de couvertures d’ouvrages, de pages imprimées, etc., ils sont également présents dans la bande son du film, qu’ils appartiennent aux films réemployés ou qu’ils soient repris en voix off par Jean-Luc Godard. Ces textes apparaissent comme des prélèvements issus des innombrables œuvres citées tout au long des Histoire(s). Mais quelle que soit leur origine et leur mode d’inscription, ces textes ont pour caractéristique essentielle d’être potentiellement exposés à une logique de brouillage ou de parasitage. Godard malmène les textes, mais c’est pour les saisir et les embrasser à partir d’un milieu, d’un fond visuel et sonore dans lequel ils émergent et depuis lequel ils nous sont adressés. Les textes sont immergés, car ils sont fondamentalement des images : ils sont engagés dans une plasticité qui en retour décide de leur intelligibilité, mais aussi de leur portée formelle et de leur aptitude à prendre sens.
Le film travaille dans l’intertextualité. Les citations établissent des connexions mais signalent aussi les failles, les vides, les blancs qui les distinguent les unes des autres, voire introduisent de la différence dans l’unité syntaxique que chacune apporte. Les citations requièrent le travail de l’intervalle pour se réaliser, ce qui fait de l’emprunt un élément déterminant de cette subtile machine cinématographique qui nous les adresse en retour. La prévalence du dire se rejoue donc dans la technique même qui soutient le dit : ce dernier ne pourra libérer son sens qu’une fois franchi l’écart qui le sépare d’un autre dit, voire d’un autrement dit.
C’est une manière pour Godard de travailler un « sens naissant au bord des signes 10 », selon la belle expression proposée par Maurice Merleau-Ponty dans un texte dans lequel il s’efforce de montrer que c’est à la langue tout entière que l’enfant est adossé dans ses premiers balbutiements et que, lors de cet apprentissage, il ne saurait stricto sensu aller des parties au tout, comme si progressivement des éléments du langage pouvaient s’ajouter les uns aux autres. La parole bruisse tout entière dans le moindre mot qu’il prononce et c’est elle encore qui travaille dans les silences ou les ruptures qui séparent une expression d’une autre. Le signe ne devient signifiant, rappelle Merleau-Ponty, que dans le rapport qu’il établit à d’autres signes : « Nous n’avons jamais affaire qu’à des architectures de signes dont le sens ne peut être posé à part, n’étant rien d’autre que la manière dont ils se comportent l’un envers l’autre, dont ils se distinguent l’un de l’autre 11 ». De sorte, poursuit Merleau-Ponty, que le sens ne se construit pas tant dans les signes qu’à leur interstice, dans cet intervalle qui les sépare les uns des autres. « Si c’est le rapport latéral du signe au signe qui rend chacun d’eux signifiant, le sens n’apparaît donc qu’à l’intersection et comme dans l’intervalle des mots 12 ». La parole, et c’est là sa puissance, « joue toujours sur fond de parole » 13, elle n’est « qu’un pli dans l’immense tissu du parler 14 ».
Jean-Luc Godard montre également que le sens d’une parole est indissociable des gestes par lesquels elle cherche à se formuler. Les incertitudes, hésitations et doutes auxquels elle se confronte, en décidant de la manière dont elle se dit, participent pleinement de ce qu’elle dit. Un tel dit ne saurait donc se réduire à un système de signes fermement établis dans leurs relations. Car même écrit et fixé dans un texte, le langage ne cesse de transgresser les signes qu’il nous adresse pour trouver son sens. Mais comment traduire ce mouvement du langage, cette recherche à travers, toujours à la fois en deçà et au-delà des signes, dans un medium dont la caractéristique fondamentale est de permettre qu’un même agencement de textes, de sons et d’images soit exécuté à l’identique ? La réponse de Godard semble consister à déjouer toute installation possible de notre attention dans l’invariance d’une inscription. C’est le rôle, nous semble-t-il, de ce milieu visuel et sonore quand il disloque les membres d’une expression ou fait coexister la voix off avec les dialogues d’un autre film. En ajointant une phrase à elle-même ou à d’autres, Jean-Luc Godard l’adosse aux intervalles qui décident de la manière, tantôt claire, tantôt obscure dont nous allons la recevoir, mais qui toujours implique une mise en crise de l’architecture des signes qu’elle propose.
À sa manière, Jean-Luc Godard nous confronte à la puissance d’appel que tout mot porte en lui, et c’est en quoi la citation est pleinement, dans l’usage qu’il en fait, une opération poétique. Se tenir au bord des signes, marquer les blancs qui distinguent un mot d’un autre, souligner dans l’inscription d’une parole les failles qui la rythment et la mettent en mouvement, c’est chercher ce qui en elle peut faire événement, comme ce « toi » que recèle le titre du film. « La poésie ménage entre les mots un vide que n’articule d’avance ni l’intentionnalité d’une phrase préméditée ni la complexion sémantique de la langue. Un mot est un appel de sens encore ouvert, auquel répondra – appelant lui aussi – le mot à venir, aussi imprévisible qu’un événement, l’événement qu’il est 15 ». Par cette remarque, le philosophe Henri Maldiney souligne que l’impression d’un texte n’en marque jamais le caractère définitif, puisque son sens est toujours au-devant de lui, comme l’horizon toujours ajourné de son déploiement, le dernier mot du texte n’appelant jamais que l’ouverture même dans laquelle l’œuvre se tient tout entière. Comme il le dit quelques pages plus loin, « nommer, c’est appeler », « aller au-devant d’une rencontre, en espérant l’inespérable 16 ». Pour Henri Maldiney, le texte ne capitalise donc rien, il ne cesse de s’exposer – et de nous exposer avec lui – à une présence qui tient résolument dans sa propre imminence.
L’image cinématographique est prise dans les mêmes tensions. Enracinée dans l’histoire de la peinture, elle dépend de tout un fond d’images à partir duquel elle peut se trouver elle-même. Jean-Luc Godard le souligne de manière à la fois plastique et discursive dans un court passage de la partie 3A 17. Se filmant dans la pénombre d’une salle de montage, le cinéaste évoque sa lecture du Manet de Bataille, référence à partir de laquelle il va établir une filiation du cinéma à la peinture. Jusqu’à Manet, chez Vinci, Vermeer ou Corot, « la réalité intérieure restait plus subtile que le cosmos » dit Godard, que l’on continue d’apercevoir dans sa salle de montage, en surimpression sur le visage de La Jeune fille à la perle de Vermeer. Avec Olympia ou Berthe Morisot au bouquet de violettes de Manet, suggère Godard, le monde intérieur rejoint le cosmos. Sur un noir, on peut lire « je sais à quoi tu penses », phrase qu’on a pu apercevoir quelques minutes plus tôt (10’27), et aussi entendre, prononcée par Godard en off dans ce plan où l’on peine à le distinguer, fumant un cigare dans sa salle de montage. La silhouette de Godard disparaît de la surimpression et le film laisse jouer le seul visage recadré de la jeune femme du tableau Un bar aux Folies-Bergère du même Manet, qui s’imprime trois fois à l’écran, scandé par de brefs noirs de deux à trois secondes.
Emprunté à une peinture qui engage déjà quelque chose du cinématographe, ce visage se prête à la mécanique du film. Il s’actualise par le franchissement des intervalles qui le séparent d’avec lui-même et ce faisant lui impose de se rejoindre lui-même. L’expression « je sais à quoi tu penses » retourne vers l’image dont elle provient et le « tu » qu’elle met à l’index se complexifie singulièrement. Dans son indétermination, ce pronom peut désigner tour à tour le cinéaste visé par le tableau de Manet devant lequel il se tient, le visage qu’il y trouve et qu’il intègre à son film, ou encore l’image cinématographique elle-même, cette forme qui, par les regards qu’elle accueille, semble nous regarder et qui, dans son chemin vers la parole, pense. Complexité du devenir filmique dont le film a pleinement conscience, qui donne encore à lire l’énigmatique équation :
1+2
pensée
Derrière cette formule étrange, il ne faut pourtant rien voir d’autre que la figuration même de l’image dans son fondement, tel que Godard l’établit. « Ce qui est plutôt la base, dit-il, c’est toujours deux, présenter toujours au départ deux images plutôt qu’une, c’est ce que j’appelle l’image, cette image faite de deux, c’est-à-dire la troisième image 18… ». C’est en tant qu’elle opère un rapprochement, une liaison entre deux termes que cette troisième image est une pensée.
Texture filmique
De même que les phrases sont prises dans un devenir image, les images s’engagent dans un devenir phrase. Cette réversibilité des textes et des images s’enracine dans une même nécessité, celle d’un mouvement vers la parole 19. C’est cette réversibilité qui donne sa cohérence à la variété que ce film veut nous faire embrasser. Textes et images se renversent l’un dans l’autre, par le va-et-vient d’un seul et même fil qui trame dans un sens puis dans l’autre, entre les fils de chaîne du métier à tisser que devient le banc de montage. Les séquences ou unités fragmentaires du film, souvent difficiles à établir rigoureusement tant les effets d’échos et de reprises sont fréquents, peuvent surgir ici ou là comme autant d’événements. Mais c’est par le cheminement inlassable de cette « phrase-image », comme l’écrit Jacques Rancière 20, qu’elles s’intègrent parfaitement à un tissu auquel elles adhérent en concourant à produire son expression d’ensemble. Textes et images deviennent, dans leurs échanges incessants, une seule et même texture filmique aux motifs bigarrés qui exprime jusque dans ses tonalités chromatiques une saturation des signes par un sens qui les débordent.
L’image du film comme tissu qui laisse progressivement apparaître ses motifs signale également la forme de l’essai que les Histoire(s) du cinéma épousent fondamentalement. Dans un opuscule intitulé « L’essai comme forme », Adorno souligne que l’essai semble en apparence manquer de rigueur, notamment parce qu’il ne cherche pas à distinguer méthodiquement son objet. Mais dans la forme de l’essai, la pensée est indissociable de l’écriture dans laquelle elle se cherche et le comment de l’expression peut seul nous ouvrir un accès à son objet : « Le ‘‘comment’’ de l’expression doit sauver la part de précision qu’on sacrifie en renonçant à une stricte délimitation, sans toutefois livrer ce qu’on veut dire à l’arbitraire des significations de concepts décrétés une fois pour toutes 21 ». L’essai éprouve son objet par la forme même au moyen de laquelle il l’approche. Il découvre donc un autre type de précision, qui ne tient plus à la distinction conceptuelle, qui n’est plus « atomiste » dit Adorno, mais devient relationnelle et plurielle. Cette précision est produite par un réel tramage de multiples concepts, davantage qu’une méthode plus objective ou scientifique qui s’efforcerait quant à elle d’isoler par souci de clarté.
L’essai ne rend pas moins mais plutôt plus intense, au contraire, l’influence réciproque de ses concepts dans le processus de l’expérience intellectuelle. Ils ne constituent pas en elle un continuum des opérations, la pensée n’avance pas de manière univoque, mais au contraire, les moments sont tissés ensemble comme dans un tapis. C’est du serré de ce tissage que dépend la fécondité des pensées.22
Dire de l’essai qu’il rend plus intense l’influence d’idées ou de concepts, c’est rappeler qu’il cherche, non pas à décrire froidement un objet qui se tiendrait devant la pensée de l’écrivain, l’un et l’autre, objet et pensée, restant invariablement identiques à eux-mêmes et finalement indifférents l’un à l’autre. Pour l’essayiste, l’objet est produit par la pensée elle-même car il n’apparaît véritablement que comme un motif parmi d’autres dépliés par ce seul et même tissu déroulé de l’écriture. C’est cette texture d’ensemble, où une pluralité de figures se pénètrent les unes les autres, qui, semblant lui refuser la netteté qu’il aurait considéré isolément, lui donne pourtant son sens et lui découvre sa fécondité.
Il y a quelque chose de cet ordre dans l’image telle que Godard la met en œuvre dans les Histoire(s). Le cinéaste évoque la figure du nœud pour expliciter son attrait pour l’aphorisme, forme littéraire qui rassemble une pensée et l’ouvre dans un même mouvement. « L’aphorisme résume quelque chose tout en permettant d’autres développements. Comme un nœud : il pourrait être fait dans un autre sens, n’empêche que quand il est fait, le soulier tient aussi. Ce n’est pas la pensée, mais une trace de la pensée 23 ». L’image du nœud, qui exprime le point de jonction entre deux bouts du lacet, montre bien en quoi c’est l’entrelacement des fils les uns dans les autres qui donne sa forme à l’aphorisme – ou à l’image – mais aussi qui décide de son sens et de sa fécondité. Or cet entrecroisement, c’est ce que ne cessera de travailler Jean-Luc Godard sous la forme du clignotement d’images par la superposition, qui est parmi les effets vidéo utilisés dans les Histoire(s), dit le cinéaste, le seul qui l’intéresse véritablement, dans la mesure où il permet de préserver quelque chose des vues d’origine appelées à se rencontrer et à se transformer 24. Et de même que le nœud aphoristique est le signe d’une pensée qui doit être retrouvée à partir de cette trace, la surimpression vidéo apparaît comme une trace du cinéma, dont les figures plurielles se nouent dans la texture filmique et contribuent à générer une image, unique, dont le film porte la venue prochaine en l’annonçant.
Le cinéma en général, et ce film de Jean-Luc Godard en particulier, n’est pas étranger à la topique du tissu. Une page de L’œil écoute de Paul Claudel permet d’appuyer cette analogie, qui évoque la tapisserie dans des termes directement applicables à la technique filmique. La tapisserie y est décrite comme un « souvenir fixé 25 », « le travail permanent » d’une image ou d’un spectacle dans notre mémoire, « l’état d’équilibre » d’un ensemble qui tient dans l’esprit de celui qui la contemple. « N’y cherchez pas, dit Claudel, un détail minutieux, il s’agit d’une atmosphère […] répartie en larges tons, témoignage d’un ébranlement de nos sens […] qui peu à peu sont revenus, dûment qualifiés, à la stabilité 26 ». La tapisserie substitue aux gestes des attitudes et aux personnages « des présences incorporées à une trame 27 », ce que sont bien les innombrables figures qui traversent les Histoire(s) du cinéma. Cette remarque de Claudel permettrait de décrire bien des films où la plasticité l’emporte sur le narratif :
Tout tient ensemble, tout ne fait ensemble qu’un morceau avec industrie obtenu par un fourmillement de points. L’image totale est proférée par l’effet d’une propagation, d’une vocalisation innombrable de tons, comme celle qui émeut un vaste feuillage. Ce n’est pas seulement notre œil qui est intéressé, c’est tout ce qui en nous est la peau de notre sensibilité 28.
Tout tient ensemble mais l’image que porte ce vaste ensemble de points et de mailles n’apparaît qu’en se propageant, ne se réalise qu’en s’exposant progressivement. Ce qui est particulièrement vrai du film de Jean-Luc Godard, dans lequel points de vue et points d’écoute ne cessent de se brouiller les uns les autres pour se diffuser les uns dans les autres, les uns avec les autres et travailler conjointement à nous ouvrir un accès à une image présente, qui se donne pourtant comme toujours à venir. L’image viendra au temps – oh temps ! – de la résurrection, dit Godard à de multiples reprises 29.
Si le film est une texture, c’est peau contre peau qu’il se découvre, non pas à la manière d’un territoire balisé, donc, mais comme une surface qui révèle tout ensemble, son relief et ses dimensions, à la main qui ne le mesure qu’en le parcourant du bout des doigts. On songe à la monteuse aveugle de JLG/JLG, autoportrait de décembre 30, dont la figure reconduit le cinéma à ses opérations fondamentales : assembler deux morceaux de pellicule. Un tel geste déroute et envoie vers un sens imprévisible les signes cachés que ces matières recèlent et qui découvrent par l’agencement dans lequel elles s’intègrent les ressources inépuisables qu’elles peuvent libérer.
- Virgile, Énéide, livre VI, v. 129, Enéide (I-VI), extraits traduits par Henri Berthault, Hatier, Paris, 1965, volume 1, p. 61.
- Godard Jean-Luc, Histoire(s) du cinéma, ibid
- Platon, Le Banquet, traduction de Léon Robin, in Œuvres complètes, T.1, Gallimard, Paris, 1950, p. 739.
- Ibid.
- Benjamin Walter, Origine du drame baroque allemand, traduction de Sibylle Muller, Flammarion, Paris, 1985, p. 284.
- Ibid., p. 285.
- Ibid.
- Aumont Jacques, Amnésies. Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard, P.O.L, Paris, 1999, p. 61.
- « Le Dire précisément n’est pas un jeu. Antérieur aux signes verbaux qu’il conjugue, antérieur aux systèmes linguistiques et aux chatoiements sémantiques – il est proximité de l’un à l’autre, engagement de l’approche, l’un pour l’autre, la signifiance même de la signification », Lévinas Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Librairie Générale Française, Coll. Le livre de poche, Paris, 2005 [1978], p. 17.
- Merleau-Ponty Maurice, « Le langage indirect ou les voix du silence », in Signes, Gallimard, Paris, 1960, p. 51.
- Ibid., pp. 52-53.
- Ibid., p. 53.
- Ibid.
- Ibid.
- Maldiney Henri, L’Art, l’éclair de l’être, Comp’act, Seyssel, 1993, p. 123.
- Ibid., p. 132.
- Kermabon Jacques, « Tentatives incertaines pour aborder les histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard », in 24 images, n°88-89, 1997, pp. 54–57.
- Godard Jean-Luc et Ishaghpour Youssef, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, Farrago, Paris, 2000, p. 27.
- Ce qui est aussi une manière de souligner l’excroissance du dire sur les contenus qu’il pourrait avoir à communiquer, si comme le veut Tim Ingold, « “dire” n’est pas expliquer le monde, ni délivrer une information qui éluciderait une situation, en dispensant les individus en cours d’apprentissage d’une tâche à chercher par eux-mêmes. Cela revient plutôt à tracer un chemin que d’autres peuvent suivre », Ingold Tim, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, traduction d’Hervé Gosselin et d’Hicham-Stéphane Afeissa, Editions Dehors, Paris, 2018, p. 231.
- Rancière Jacques, Le Destin des images, La Fabrique, Paris, 2003, p. 54 et suivantes.
- Adorno Theodor, « L’essai comme forme », in Notes sur la littérature, traduction de Sibylle Muller, Flammarion, Paris, 1984, p. 16.
- Ibid., pp. 16-17.
- Godard Jean-Luc, « Les livres et moi », Entretien avec Pierre Assouline, Lire n°255, mai 1997, in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard. Tome 2, Editions des Cahiers du cinéma, Paris, 1998, p. 437.
- Godard Jean-Luc et Ishaghpour Youssef, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, op. cit. p. 26 : « Des quarante possibilités de la régie [vidéo] j’en ai utilisé une ou deux, surtout la surimpression, ce qui permet de garder l’image originale du cinéma ».
- Claudel Paul, L’œil écoute, Gallimard, Paris, 1946, p. 93.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Sur un panneau dès la 5e minute de l’épisode 1B et de nouveau à la 21e minute, dans la voix off à la 12e minute de l’épisode 4A.
- Godard Jean-Luc, JLG/JLG, autoportrait de décembre, Production Gaumont, France, 1995.
-
Histoire(s) du cinéma
1998 | France, Suisse | 4h27 | Vidéo
Réalisation : Jean-Luc Godard
Production : Canal +, France 3, Gaumont, La Sept, Télévision Suisse romande, Vega films
Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 35, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0035, accès libre)