L’œil était dans la carte

Entretien avec Claire Allouche, à propos du film Nunca é noite no mapa

Claire Allouche

 La carte est un œil déchargé d’un corps » 1 dit la voix du cinéaste brésilien Ernesto de Carvalho au début de son film essai Nunca é noite no mapa [Il ne fait jamais nuit sur la carte]. Dans ce court métrage finalisé en 2016, peu de temps après le coup d’État institutionnel qui a précipité la destitution de l’ex-présidente Dilma Rousseff, le réalisateur investit Google Street View, suite à un face-à-face réel avec la voiture de l’entreprise hégémonique dans sa propre rue. La dérive qu’il met en place, loin de tenir de la flânerie digitale, se voit incarnée comme une prise de conscience et de position, transformant les espaces filmés par la caméra de Google, avec une indifférence parfois abjecte, en moments de violence révélateurs d’un perpétuel mouvement de surveillance aveuglée. En renversant la structure panoptique du logiciel, qui se voit dès lors observé depuis l’intérieur, et en lui donnant une voix, sa voix, qui résonne en premier lieu comme celle d’un habitant pris en flagrant délit d’occupation de l’espace public, Ernesto de Carvalho induit un renversement du pouvoir en termes d’usages d’images produites par le capital. Comment, en tant que cinéaste, se réapproprier l’espace capturé par une entreprise privée et l’investir en possibilités d’espaces publics égalitaires ? Peut-on refaire corps avec son espace de vie après avoir réalisé une lecture critique de sa virtualisation ? Le mot « agora » peut ici se déployer en deux langues possibles, en grec et en portugais, autant comme lieu de rassemblement social et politique crucial de la polis qu’en tant qu’urgence du temps présent à déprivatiser les espaces de vie.

Nous avons rencontré Ernesto de Carvalho le 4 août 2017 chez lui, à Olinda, (État du Pernambouc) à quelques mètres du centre historique classé par l’UNESCO, à un pas seulement de l’allée en terre menant vers un quartier populaire où la voiture de Google l’avait surpris, pieds nus, portable en main, trois ans plus tôt. Inutile de lui demander son adresse : son film, ou disons plutôt, le plan de Google Street View qui y apparaît, nous la donnait déjà. Nous sommes ainsi entrés dans la carte pour revenir sur le processus de réalisation du film. Nous sommes entrés dans la carte alors que la silhouette d’Ernesto de Carvalho avait justement disparu de Google Street View. C’est dans ce cadre hautement analogique, porte et fenêtres ouvertes sur son voisinage bruissant, que nous avons dialogué avec lui.

Claire Allouche : Pourriez-vous revenir sur la genèse de votre court métrage Nunca é noite no mapa en racontant votre face-à-face avec la voiture de Google Street View ?

Ernesto de Carvalho : Les seules images que j’ai filmées sont effectivement celles de la voiture Google. J’étais chez moi, et ce que j’aime ici, c’est que le voisinage est très présent. Il y a un principe d’invasion sonore permanent. J’ai entendu quelque chose qui m’a fait regarder la rue et j’ai entendu le mot « Google ». Je n’avais jamais vu une voiture Google. Google Maps m’a toujours fasciné et horrifié en même temps. J’ai imaginé la situation avant de sortir, j’ai construit l’image de la voiture Google avant de la voir et j’ai couru pieds nus avec la caméra de mon portable, que je considère comme une véritable caméra. J’ai vu la voiture qui tentait d’entrer dans l’allée derrière chez moi, une allée en terre qui est très caractéristique des espaces construits par leurs habitants ici, au Brésil. Certes, cette allée est officiellement gérée par l’État, par des mécanismes institutionnels de gestion de l’espace, du territoire. Mais le type de sol, le mode de vie et d’occupation de l’espace relèvent de l’autogestion. Cette allée est un espace public et populaire. Je ne sais pas ce qui se passerait s’il s’était agi d’une avenue. Moi, je vis à la frontière entre la rue et cette allée. Quand j’ai vu la voiture Google, je ne savais pas à quel point elle allait entrer dans l’allée, dans quelle mesure elle allait la cartographier, domestiquer cet espace. Le geste que j’ai fait avec ma caméra était hostile, j’ai commencé à prendre des photos vraiment en face de la voiture, comme si j’étais en train d’énoncer quelque chose davantage que de l’enregistrer. À ce moment-là, je n’étais pas conscient que j’étais moi aussi enregistré par Google. J’ai juste pensé que je voulais photographier cette apparition, cet œil envahissant, puissant et oppresseur, comme si l’espace tout entier était disponible pour lui car cet œil est chargé d’autoritarisme, de violence. C’est une machine connectée à un réseau si étendu et mon geste en face était minuscule. Mon contre-pouvoir consistait à regarder l’œil sans savoir si mon mouvement aurait un impact. Parce que je pense que, par définition, le pouvoir ne veut pas être vu, encore moins observé. Google fait quelque chose de double, car sa voiture passe rapidement, discrètement, mais Google n’a pas le choix car l’entreprise n’a pas encore de caméra invisible. Si cela lui était possible, elle l’utiliserait.

Le projet d’un film a-t-il immédiatement surgi après ce moment réel ?

Quand la voiture est partie, je n’avais pas vraiment fait attention à la présence du garde. Ensuite, j’ai complètement oublié cette rencontre et les photos que j’avais prises en 2015. Un an plus tard, j’ai donné mon adresse à un ami. Il m’a appelé et il m’a dit : « Ton adresse, c’est toi. » Alors je suis allé voir sur Google Street View et j’ai eu un moment de stupeur, d’autant plus parce qu’on me voit sous plusieurs angles. C’est alors que je suis allé chercher ces photos. À ce moment-là, j’étais très investi dans la production audiovisuelle de Ocupe Estelita2. Je ne savais pas quoi faire de ces images, je me demandais où les publier : sur Facebook ? Sur YouTube ? C’est un questionnement qui est important pour les gens de ma génération, à savoir, quel est l’espace que l’on choisit pour s’exprimer. Ce qui est le contraire de Google qui crée une structure, une méthodologie, de grandes informations que nous consommons. Parfois, on n’édite ni ne monte les informations car elles l’ont déjà été par une autre structure, et je pense que cela a à voir avec Google qui fait déjà le travail. Cela implique le risque d’une démobilisation même dans le domaine de la création car plus que jamais nous réalisons des montages sur un montage préalable. J’ai réfléchi personnellement à toutes les possibilités du devenir de ces images et je me suis rendu compte que ça devait être un court métrage. J’ai vu et revu les images et j’ai construit cette histoire. À ce même moment, la directrice du festival CachoeiraDoc 3, Amaranta César, a insisté pour que j’envoie quelque chose pour cette édition-là, ce qui m’a invité à concrétiser mon intuition.

Avez-vous envisagé d’investir la forme d’un film-essai dès que vous vous êtes mis au travail ?

Le film-essai est une forme très difficile, c’est très ouvert, on peut aller dans n’importe quelle direction. Ma méthode de travail a consisté à poser plusieurs questions, dont la dernière, non formulée explicitement dans le film : qu’est-ce que ça signifie pour Google d’être enregistré à l’intérieur de lui-même ? Cette question a généré une série d’autres questions. Alors je suis allé à la recherche d’autres images en travaillant mon projet. L’image où j’apparais était un point de départ, une image résistant à Google pour observer le pouvoir en premier lieu, pour m’opposer à la voiture, ce qui est un argument mineur. Mon argument central est alors devenu la symbiose entre le capital et la transformation de ce nouveau capital en cartographie de la ville, en fermeture et privatisation de l’espace public. Parfois une chose qui n’existe pas explicitement rend possible une autre chose, par exemple l’abandon de certains espaces, la dévalorisation immobilière et la construction de bâtiments, comme dans le cas du mouvement Ocupe Estelita. Le lieu a été délibérément abandonné pendant des années pour que l’espace puisse perdre sa valeur, l’aire a été détériorée pour pouvoir être vendue très peu cher à des grandes entreprises immobilières qui, elles, construiraient des bâtiments qui donneraient une valeur à l’espace, mais une valeur qui ne concernerait qu’elles. C’est une symbiose capitaliste. La relation que Google a avec l’espace est cette même relation, sauf qu’elle est bien supérieure. J’ai beaucoup pensé à la manière dont certains concepts et certaines institutions, qui sont d’une nature collective, sociale, parfois étatique deviennent des initiatives privées. Elles se substituent à des instances qui sont ouvertes et non privées.

Dans le cas de Google Street View, quelle valeur conférez-vous à la carte, autant comme image que comme espace ?

Dans ma formation, la carte est une instance abstraite mais publique. J’ai grandi entouré de cartes. Dans ma chambre d’enfance il y avait une projection de Peters. Ces cartes induisent une référence à leur auteur, à la projection, il y a une instance de privatisation dans leur impression, leur diffusion, dans le guide où elles figurent… Mais elles ne sont pas organisées, orchestrées d’une manière qui fait que le savoir, la connaissance, la cartographie à proprement parler, font partie d’une corporation. En revanche, la carte prend ici une valeur corporative. Ce n’est plus une relation étatique. Une grande entreprise lance une carte. Cela vaut aussi pour une série d’autres instances dans notre vie quotidienne, comme les transports publics. Pour ma génération, il s’agit de l’avancée infatigable, impérieuse du capital. Une place qui était un espace public devient un shopping center. La carte elle-même devient un shopping center, un faux espace, une fausse chose publique. Elle semble publique car tout le monde peut y accéder, elle semble gratuite mais elle ne l’est pas. La valeur est notre vie, notre temps, notre attention qui sont transformés en monnaie. Il existe désormais une économie de l’attention qui repose sur la capacité d’entreprises à se disputer pour gagner quelques secondes d’attention dans la vie des gens. Tout cela pour dire que le processus de changement de la carte en chose privée cesse d’être un substantif et devient un nom propre, comme si une carte avec un « c » minuscule devenait une Carte avec une majuscule.

Un autre point qui m’intéressait était la relation entre la cartographie et la transformation de l’espace urbain. Je me suis posé la question suivante : dans quels lieux la carte ne peut-elle initialement pas entrer mais peut finalement le faire grâce à une transformation liée à la symbiose du capital ? Je me suis rappelé un film réalisé avec Ocupe Estelita, Cabeça de Prédio (2015) 4, dans la communauté populaire du Coque à Recife, et j’ai non seulement trouvé l’image contemporaine mais tout le processus. La voiture n’entre pas, elle n’entre pas, et soudain, si ! À Rio, je suis aussi beaucoup passé par les lieux clés des jeux Olympiques.

J’ai pu clore le film lorsque j’ai pris conscience que la carte avec « C » majuscule de Google était à la carte avec un « c » minuscule étatique ce que la sécurité privée est à la police. Le garde qui apparaît à côté de la voiture Google est l’expression parfaite de ce véhicule. Je considère que le chauffeur de la voiture et lui sont le même sujet. Structurellement, ces deux éléments coexistent dans le même espace. Là où j’éprouve un certain malaise c’est que le gardien de sécurité privée est noir. Je n’aime pas l’opposition structurelle qui se donne entre lui et moi et en même temps c’est une contradiction qui existe au sein de notre réalité. Tout au long de ce processus, j’ai réfléchi à qui j’étais en tant que sujet. Je suis un homme blanc de la classe moyenne et je vis par hasard dans cette allée. J’ai commencé à trouver étrange de penser la résistance à partir de ma corporalité, de mon lugar de fala [lieu de parole] spécifique.

Vous commencez votre film en rendant votre adresse lisible, avant que votre corps n’apparaisse à l’écran. Vous êtes déjà géolocalisable en tant qu’habitant avant d’être identifié comme producteur de contre-images, et en même temps, votre persistance dans le champ fait corps avec l’espace que Google tente de dérober. Comment avez-vous pensé ce rapport à votre présence physique dans la construction du film ?

Cela cause en effet un peu d’anxiété car il s’agit d’une amplification du phénomène de surveillance qui est déjà le fait de la voiture Google. L’apparition de ma localisation donne la sensation de quelque chose d’un peu sacrificiel. C’est un double jeu car effectivement je m’expose beaucoup pour parler de la structure. Mais ce qui est curieux, c’est que Google floute mon visage, ce qui est quelque chose d’automatique généré par un algorithme.

Quoi qu’il en soit, la localisation est une question ambivalente. C’est l’ennemi qui me localise. Ce n’est pas moi. C’est comme si je mobilisais mon espace pour déclarer une extension. Pour Google, c’est un espace générique ; pour moi, c’est un lieu unique et j’amplifie cette dimension personnelle par le montage avec d’autres espaces où j’ai pu participer à une manifestation, où j’ai réalisé une vidéo militante, les lieux où je me sens politiquement et affectivement connecté, même quand ils ne sont pas si proches. Et de fait, face à l’ennemi, je m’enracine davantage, je deviens d’autant plus habitant, je résiste en valorisant un espace auquel je me lie encore plus. L’ennemi nous unifie. Nous avons une relation de promiscuité avec lui, nous avons une relation presque pornographique : on le télécharge dans notre poche. L’ennemi sait tous sur nous. Il est dans tous les aspects de notre vie : où l’on va, ce qu’on désire, quels sont les liens que l’on a, qui est notre famille. L’ennemi sait plus de choses sur nous que nous-mêmes. Quelles sont les choses que l’on sait de nous-mêmes auxquelles l’ennemi n’aura pas accès ?

J’ai ainsi beaucoup pensé au lien entre surveillance étatique, cette biopolitique raciste qui est celle du Brésil, et la cartographie corporative. Je me suis rendu compte que le point nodal était incarné par les fouilles policières. Si je trouvais cette image, je parviendrais alors à parler de cet ensemble d’éléments. J’ai donc commencé à les chercher inlassablement et j’en ai trouvé plusieurs, à Recife, à São Paulo, à Rio de Janeiro, à Niterói. J’ai trouvé chaque image d’une manière différente. Je gardais ce film dans mon sac à dos, je le montais un peu partout où je pouvais, dans le bus, dans les villages…

Plus généralement, comment avez-vous procédé pour choisir les images de Google Street View ?

Les images qui apparaissent au montage résultent d’une longue recherche. Mon film aurait pu être bien plus long, j’aurais pu inclure d’autres images, comme celle d’un van qui prend feu, à côté duquel passe la voiture de Google, déviant de l’incendie. Google a ensuite enlevé cette image. J’ai aussi vu des corps morts, étendus sur le sol. Je pense à un cadavre au marché de São João à Rio de Janeiro, il y avait beaucoup de sang, la voiture de Google passait également à côté. Mais je ne voulais pas montrer ça, ces images étaient trop accrocheuses. Google est un entrepôt d’images hallucinantes de la vie publique. Je pense à toutes ces images où l’on voit des personnes qui mendient.

Au cours du film, vous nous faites dériver dans la carte, vous reliez plusieurs villes brésiliennes (Olinda, Recife, São Paulo, Rio de Janeiro, Niterói) sans que le passage de l’une à l’autre ne soit vraiment discernable. En quoi vous importait-il de construire un espace cartographique hybride, d’étendre l’espace de votre lieu de vie à l’idée générique de la ville brésilienne contemporaine ?

Je trouve fascinants les films qui rejettent les paysages iconiques, emblématiques parce que ce sont des lieux touristiques qui mettent en vente l’espace en question dans un esprit de consommation. J’ai toujours été intéressé par les films qui transforment l’espace initial en espace générique. Je pense que ce qui est en jeu ici, c’est un processus, un système, une structure à partir d’une position quelconque, la mienne, une position de résistance. J’envisage le fait de parcourir d’autres espaces comme une manière de considérer des éléments qu’on a du mal à viser dans son propre espace. Google a dû accompagner plusieurs fouilles policières ici, à Recife. Et il est possible qu’à l’intérieur même de Google, les gens puissent les localiser. En allant vers d’autres lieux, je perçois que, si on parle d’une expérience commune, de périphérie, de surveillance, d’être objet de cette surveillance, à partir de là, on construit des alliances, c’est-à-dire une image de la solidarité à partir d’une expérience commune. La percée du capital, on la comprend mieux en regardant les autres villes parce que c’est un système, qu’il s’agisse des constructions inachevées pour les Jeux Olympiques ou de la Coupe du monde.

Parmi les espaces qui apparaissent dans votre film, y en a-t-il beaucoup que vous ne connaissez que virtuellement ? Ces images impliquaient-elles un autre abord au moment du montage ?

Je n’ai jamais été dans la Vila Autódromo (une favela de Rio dont les habitants ont été expulsés pour construire le parc olympique des Jeux de 2016) qui apparaît à la fin, ni à l’endroit des images des fouilles policières. Ces deux moments mis à part, je suis connecté aux autres espaces qui apparaissent. Ce ne sont pas des lieux génériques. Je connais des gens qui ont participé à des mobilisations qui ont eu lieu là, qui ont fait partie du militantisme qu’on peut voir dans le graffiti « vai sair quem quiser, quem não quiser fica » [partira qui veut, qui ne veut pas restera]. Dans le cadre de Ocupe Estelita, nous avions réalisé une vidéo en hommage à la Vila Autódromo. Je vois aussi certains lieux du film comme la marque d’un temps, principalement ceux qui ont trait à la Coupe du monde et aux Jeux Olympiques, c’est la fin de l’époque du Parti des travailleurs 5 au gouvernement du Brésil, une relation complexe au capital mais ce sont des bâtiments qui incarnent un cadre exceptionnel. C’est le contraire avec la séquence de destruction de l’immeuble, Google accompagne l’expulsion de familles au fil des ans et non la construction d’un état nouveau. Dans les deux cas, il s’agit d’images qui capturent l’impact du capital sur l’espace urbain.

Était-il évident pour vous de terminer votre film par un effet de symétrie, en revenant à l’échelle générale initiale ? Avez-vous pensé à un moment donné clore Nunca é noite no mapa avec une carte alternative ?

Au-delà de la symétrie narrative qui répond à une sensation de fin d’histoire, le dispositif que j’ai utilisé pour terminer le film est le résultat de la difficulté de la forme du film essai et l’excès de possibilités qu’elle offre. Faire un film dans Google Maps implique une infinité de chemins. Je suis habitué à monter des films réalisés avec des images filmées par des caméras « humaines ». Je suis habitué à filmer caméra à l’épaule, avec grand angle. Pour moi, ces images sont une espèce de lest corporel qui porte une vérité en soi, celle de l’expérience de les produire. Je les monte dans un corps-à-corps lié à cette vérité. Faire face à des images qui n’ont pas été produites par un corps induit une temporalité, une vibration, qui sont inconscientes et le résultat de notre présence dans le monde. La caméra produit un système dont la majorité des règles sont émergentes, elles sont le résultat de conditions, elles ne sont pas contrôlées par le sujet. Je crois qu’il existe une tradition de documentaires qui accède à cette vérité pour construire du sens. Je crois que cela me parle néanmoins de l’expérience humaine, de notre présence physique dans l’espace. C’est pour cela qu’il est essentiel de savoir quand on utilise un trépied ou une caméra à l’épaule. Ce sont des dispositifs, des pactes.

Quand je suis entré dans Google Maps, j’ai fait un premier trajet dans la rue. Je suis monté, je me suis trouvé et ensuite je suis sorti et je suis revenu au plan général. J’ai tout enregistré avec mon ordinateur, ce qui est un témoignage de mon expérience spontanée de ce parcours. Quand j’ai à nouveau filmé ce moment, en pensant à mieux l’enregistrer, avec de meilleurs mouvements, pour que ce soit davantage en phase avec la narration que j’établissais, j’ai filmé une autre fois et une autre encore. On peut faire d’infinis microgestes avec un effort physique quasiment nul puisque l’on utilise son index. Je me suis dit que je devais alors créer un dispositif personnel pour travailler cette forme. Il s’agissait de décréter que ce que j’allais filmer était ce qui allait rester. Et je ne faisais qu’une prise. Ensuite, je revenais en postproduction pour affiner certains aspects. La sortie finale vient de la première fois que j’ai enregistrée, et le téléchargement de Google Maps était particulièrement lent ce jour-là alors le fond reste noir, à cause de la connexion que j’avais. Ce qui en soi dit beaucoup de l’infrastructure, de la précarité dans laquelle je travaille ici, ce qui aurait sans doute été différent si j’avais fait le film à New York ou à Paris avec une bonne connexion. C’est à cause de la connexion de la ville de Recife que Recife n’apparaît pas dans le fond du dernier plan de mon film ! J’ai essayé d’enregistrer à nouveau mais je perdais une certaine vérité du moment. La difficulté de faire ce film a véritablement été de comprendre comment agir avec une caméra qui n’est pas physique. C’est le défi de tous ces films réalisés dans des jeux vidéo.

Au moment où vous accompagnez la destruction d’un immeuble dans une communauté populaire en quatre plans, vous révélez Google Street View comme une machine qui édite une mémoire de la destruction, qui provoque d’étranges archives d’éradication. Quel a été votre rapport à cette mémoire des lieux apparents dans le processus de réalisation ?

Google permet d’accéder aux archives. Le cadre est exactement celui qui apparaît dans le film Cabeça de Prédio. Nous avons réalisé une vidéo au même endroit. De fait, Google rend disponibles les archives de la destruction d’un lieu de vie. La carte feint une certaine démocratie dans son apparence. N’importe qui peut apparaître, qu’il soit pauvre, riche. Sa méthode semble tellement aléatoire qu’elle laisse penser qu’elle ne fera pas surgir de vices. La carte est symptomatique d’une organisation de l’espace qui est structurée par le capital. Elle fait partie de la reproduction du capital dans les espaces urbains. J’ai aussi vu une image de personnes qui avaient un panneau pour célébrer la venue de la voiture de Google.

Avez-vous l’impression qu’en plus de produire un discours émancipateur pour le peuple flou qui figure dans Google Street View, Nunca é noite no mapa produit aussi de l’espace, des espaces autres ?

Absolument. Pour moi le film resignifie ce qu’est mon lieu de vie, qui est devenu un champ de bataille. La périphérie d’Olinda est déjà un lieu de tension. Mais le film crée une nouvelle couche dans ce champ, parce qu’il dit que l’espace public doit être défendu. Je sens que le film permet à l’espace de devenir davantage public, il met en tension la privatisation. Dans la communauté populaire du Coque, il crée une proximité entre deux phénomènes, qui est la construction de l’avenue près du canal et les maisons de « Aluga-se casas e quarto » [Location d’appartements et chambre]. Ils connectent des espaces qui se sont étendus dans la guerre contre le capital. Le film marque aussi la temporalité de la transformation. Je pense que c’est la matière première de l’espace. Le film crée un espace à partir du moment où la rue est investie avec la caméra d’un téléphone portable. Comment crée-t-on la ville avec une caméra dans la main ? Pour moi, c’est une question majeure en termes de construction d’une ville. Et cela se pose pour n’importe quelle personne qui sortirait avec une caméra dans la main.

Dans les crédits, il apparaît que Nunca é noite no mapa est un film du Ministerio Paralelo da Cultura [Ministère Parallèle de la Culture]. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Au moment du film, au début du coup d’État du Brésil, le ministère de la Culture a été « éteint ». Cela a duré un temps et finalement, il a réapparu, de manière précaire. Le film est l’expression d’un moment politique au Brésil pendant lequel la sensation qui est donnée est que nous allons devoir, à partir de nos conditions individuelles extrêmement fragiles, reconstruire certaines institutions, certains réseaux, certains organismes que l’État a arrêté de regarder, de soutenir et de gérer. Alors j’ai créé cette idée du Ministère Parallèle de la Culture. C’est à l’époque où le siège du Ministère de la Culture de Recife a été occupé, ce qui a duré onze mois au total. Il y a eu une série d’occupations que nous avons vécues à ce moment-là et le film en est, notamment en termes d’usage de la vidéo, un résultat. Cela faisait partie des discussions collectives, les films étaient des manières de penser, une espèce d’énoncé au sein des assemblées d’occupation. Les films d’Ocupe Estelita ressemblent au fait de lever la main pour exprimer une opinion ou une impression. C’est aussi une manière de dialoguer avec les compagnons du mouvement.

Le mouvement Ocupe Estelita est désormais « suspendu ». En quoi les films que vous avez pu réaliser pendant l’occupation influencent-ils votre manière de filmer aujourd’hui ?

Avec Ocupe Estelita, il ne nous intéressait pas seulement de faire des films politiques mais des films dont la forme de production exprime une cohérence avec le projet politique initial. Alors cela a été un processus de collectivisation, de formation de jeunes qui voulaient faire des films sans en avoir eu l’opportunité. La dimension d’auteur a chaque fois été plus diluée. L’horizontalité est l’expression d’une occupation. Elle a beaucoup alimenté mon rapport à l’autorité dans les projets postérieurs. Par exemple, je finalise un long métrage que j’ai réalisé et toute l’équipe a reçu le même cachet, le directeur de photographie et l’assistant de caméra. Comprendre les fonctions dans un film au-delà de la hiérarchie. Je crois aux petits gestes plutôt qu’à une réelle révolution, à une reconfiguration totale au sein d’un champ de possibles. Ce n’est pas une attitude réformiste, c’est non conforme. En cela, Ocupe Estelita a été vital, autant pour sa vigueur que pour permettre d’expérimenter beaucoup. Cela a changé ma vie et celle de beaucoup de personnes.

Votre film a circulé dans plusieurs festivals (Janela Internacional de Cinema do Recife, Olhar de Cinema à Curitiba, CachoeiraDoc dans l’état de Bahia, A semana dos Realizadores do Rio, Forumdoc.bh à Belo Horizonte…) et il est consultable via un lien vimeo avec mot de passe. Avez-vous pensé lui donner un autre espace, par exemple, en le diffusant sur la chaîne Youtube de Ocupe Estelita ?

J’ai d’abord pensé mettre le film sur la chaîne YouTube de Ocupe Estelita, mais j’avais conscience que c’était un énoncé très personnel. Peut-être que l’esprit qui venait des processus d’occupation, et qui a contaminé ce film, est un esprit de la communication. Prendre en compte la nécessité de dialoguer avec des sujets très différents et pas uniquement avec les gens initiés ou intéressés par le cinéma. Historiquement ceux qui pensent et font le cinéma tendent à voir la communication comme une moindre chose, comme un ennemi du cinéma. Elle est considérée comme inférieure, comme si elle faisait partie d’une sorte d’ignorance. Pour moi le grand défi est de faire de l’art, de construire des objets qui dialoguent avec le cinéma et qui ne sont pas assujettis par la contingence du confort et par la nécessité de transmettre des idées mais qu’il s’agisse effectivement d’œuvres intelligibles. Je pense qu’en ce moment, ce dont nous avons besoin, c’est de cette intelligibilité pour étendre le débat. La population brésilienne est divisée en groupes qui ne communiquent pas. Le capital, le processus du coup d’état et de détérioration de la démocratie ici ont été investis et stimulés par le manque de communication. Ils aident les gens à se détester, à penser qu’ils ne peuvent pas se comprendre. C’est ce que fait la Globo au Brésil, systématiquement, cette chaîne de médias majoritaires alimente l’image d’un ennemi pour celui qui regarde la télévision. Pour moi, produire de l’intelligibilité, c’est mon travail politique. Savoir que beaucoup de personnes vont comprendre mon film au-delà de sa poétique propre, c’est important. C’est ce que nous avons fait dans le cadre d’Ocupe Estelita : nous étions un réseau de personnes liées au cinéma, cherchant une intercession entre le militantisme et la réalisation de films. Nous avons fait des films qui sont à la frontière entre le documentaire, la fiction et la propagande. Mon film fait partie de ces forces. Quelles sont les pédagogies non autoritaires qui peuvent être présentes ? Quelles sont les formes de communication non autoritaires ?

Après Nunca é noite no mapa, avez-vous monté des films réalisés avec des images « physiques » ? En quoi l’expérience de votre court métrage a-t-elle fait évoluer votre travail en postproduction ?

Je pense que le film que j’ai monté après est celui de Marcelo Pedroso, Por Trás da Linha de Escudos (2017) 6, qui est aussi un film-essai. D’un côté, ça a été un soulagement. Mais de l’autre, comme j’avais expérimenté une forme très brève, très efficace, très dense, communicative, puissante, le film m’a fait expérimenter à l’intérieur de l’image du contrôle un contrôle de l’image.

Avez-vous le projet de réaliser d’autres films à partir d’images non physiques ?

J’ai un désir abstrait. Je pense que nous faisons des films pour penser la réalité avec des réponses liées au moment donné. Je cherche actuellement quelle est la question. Quels sont les films nécessaires à faire maintenant ? C’est la grande question pour moi. On fait des films sur demande, pour peu – si je dois dire les choses de manière caricaturale – qu’on ne soit pas un artiste de droite hors du monde, hors des contingences du moment. La dimension politique des événements n’est pas une restriction. Je veux faire de l’art engagé, qui réponde à un moment politique. Il manque la réalité de communautés, de nos jours, dans la manière de travailler. Le capitalisme individualise les vies, les atomise, il mine les liens. Créer des espaces publics non fascistes de nos jours au Brésil devient une grande question de résistance. Je pense le cinéma sur ce mode communautaire, y compris en donnant des ateliers. Dans la périphérie précaire, dans la marge de la marge, nous avons le privilège des espaces de respiration, parfois si inutiles au capital qu’il ne nous dévore pas complètement.

Un autre grand défi aujourd’hui au Brésil consiste à chercher comment faire du cinéma avec peu de moyens. Ici, on a pu produire beaucoup de films au cours des dernières années car il y a eu un soutien étatique fort. L’état a un rôle dans la production cinématographique, mais il pourrait avoir un rôle plus important, en travaillant à développer les publics. Cela fonctionne mais il y a un vide total de ces politiques. De nos jours, nous sommes beaucoup mieux équipés qu’il y a dix ans, nous avons des caméras, des ordinateurs, même si le cinéma implique aussi d’autres équipements et de pouvoir payer les gens qui travaillent. Mais on peut faire des films peu chers. Ce sont des tactiques de résistance. Et une question pour moi est : comment faire du cinéma avec des personnes plus jeunes que moi ? Maintenant que l’État n’est plus là, comment agir pour prendre en main une certaine forme de résistance ? Le film a cet esprit, je crois. Je suis allé là et je l’ai fait. C’est pour ça que je me sens bien.

En réalisant Nunca é noite no mapa, avez-vous la sensation de faire partie d’une génération de cinéastes ?

Je pense que oui. En espérant que cela se relie aussi avec d’autres occupations qui surgiront. Non, pas en espérant. Qu’elles surgissent !

Olinda, le 5 août 2018.


  1. « O mapa é um olho desoncumbido de um corpo. » Traduction personnelle.
  2. Mouvement d’occupation urbaine citoyenne d’ampleur qui s’est principalement déroulé entre 2012 et 2015 à Recife, Ocupe Estelita visait en premier lieu à enrayer l’ambitieux projet immobilier d’une entreprise privée, lequel impliquait la destruction de bâtiments historiques au profit de grandes tours résidentielles. Elle a plus globalement donné lieu à la prise de conscience des Recifenses de leur possibilité d’agir pour une plus grande habitabilité de leur ville, laquelle est largement désinvestie par les pouvoirs publics. Le mouvement Ocupe Estelita a vu naître une importante production audiovisuelle collective qui a été diffusée sur sa chaîne YouTube et a connu des visionnages massifs.
  3. Fondé en 2010 dans l’état de Bahia par la programmatrice et chercheuse en cinéma Amaranta César, le festival CachoeiraDoc a vocation à montrer des films documentaires qui investissent et problématisent la relation au politique. En raison d’un manque de soutien de financements publics, le festival ne connaîtra pas d’édition en 2018, nouvelle préoccupante concernant la diffusion de films indépendants et engagés.
  4. Court métrage de six minutes qui, traversé ironiquement par Rhapsody in Blue de George Gershwin, spatialise les organes du pouvoir responsables de la concrétisation de la spéculation immobilière en les confrontant à des moments de lutte citoyenne et à des formes d’habitation populaire, en faisant apparaître la communauté du Coque, menacée d’expulsion. Le film se termine par un appel au spectateur : « Résiste Estelita ! occupe Estelita ! occupe la ville ! La ville est à toi ! occupe-la ! » Le court-métrage est accessible ici (sous-titres en portugais seulement) : https://www.youtube.com/watch?v=HcenLcp1w2U
  5. Le Partido dos Trabalhadores, fondé en 1980, a été au pouvoir au Brésil de 2002 à 2016, successivement porté par les figures de Luiz Inácio Lula da Silva connu sous le nom de Lula, et de Dilma Rousseff, destituée par une procédure des plus contestables, considérée comme un coup d’état institutionnel. Il est, encore aujourd’hui, le parti de gauche le plus important du Brésil.
  6. Le dernier long métrage de Marcelo Pedroso, qui a notamment été présenté à Cachoeira-Doc puis au Festival de Brasilia do cinema brasileiro en 2017, avant d’entrer dans un processus de remontage, s’intéresse à une corporation de la police militaire de l’État du Pernambouc.

  • Nunca é noite no mapa
    2016 | Brésil | 6’
    Réalisation : Ernesto De Carvalho
    Production : Zumbayllu Mesmo Assim A Gente Faz Produções

Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 91, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0091, accès libre)