Catherine Bot
Début 1999, j’avais vu La Bombe, et j’avais été frappée par ce travail de Peter Watkins, entre fiction et réalité. Je suis allée à la projection de La Bataille de Culloden, par curiosité, sachant qu’il comptait recruter des comédiens pour tourner La Commune. L’idée d’y participer était tentante. Après la projection, Watkins nous a exposé son projet : réhabiliter ce pan oublié de l’histoire des mouvements révolutionnaires en France, en faisant le lien avec les luttes sociales d’aujourd’hui. Avec l’introduction du système télévisuel au sein de La Commune, il comptait aussi faire une critique du pouvoir des media.
Par ce biais sa démarche rejoignait certaines de mes préoccupations personnelles. De 1994 à 1998 j’avais participé au mouvement « des media libres » à travers différentes associations dont la dernière était Ondes sans frontières. Créée en 1997, OSF regroupait des gens de tous horizons qui souhaitaient se réapproprier le mode d’expression télévisuelle. En organisant un plateau de tournage — équipé de matériel récupéré — ouvert à tous, et un mode de diffusion sur le principe de l’Accès public américain, nous avions voulu que les individus élaborent eux-mêmes leurs propres images. On s’était équipé d’un petit émetteur et on avait tout d’abord diffusé de manière pirate. Immédiatement, le SA nous avait donné pour trois mois l’autorisation d’émettre sur le canal 36 du réseau parisien. De même qu’il y avait eu les radios libres, il y a donc eu, en 1997-98, une télévision libre et même autorisée. Le gouvernement a probablement trouvé plus astucieux de tolérer cette télé, vue par un nombre limité de spectateurs, plutôt que de faire beaucoup de remous en l’interdisant.
Au cours de cette expérience, nous avons été confrontés à la difficulté de construire un dispositif qui permette aux gens de devenir vraiment les acteurs de leur propre histoire.
Est-il possible aujourd’hui de se réapproprier ce moyen d’expression soi-disant populaire ? C’est-à-dire, populaire parce que regardé par tous mais pas du tout populaire dans son mode de fonctionnement. La télévision n’avait jamais jusqu’alors conçu un système autogestionnaire géré par les acteurs de la télé eux-mêmes.
C’est très ambitieux de vouloir jeter ce pavé dans la mare, de dire c’est nous qui faisons, c’est nous qui parlons. C’est nous qui gérons notre parole. Nous allons changer ce mode de production qui est aux mains des grands groupes industriels. C’est une utopie totale, et c’est un grand plaisir d’aller à l’encontre de ce système d’une grande malignité qui donne l’illusion d’une télévision au service des individus à travers la distribution de temps de parole atomisés et recomposés.
La problématique de Watkins semblait se situer là, dans toute son ambiguïté. Comment faire un film pour la télévision (ici Arte) qui mette en question le mode habituel de production, en partant de la parole d’opposants à l’économie mondialisée ? Comment critiquer les media et essayer d’utiliser ces mêmes media pour faire passer sa propre parole ? Comment détourner l’outil ?
J’en ai pressenti la difficulté, et j’étais curieuse de voir comment le cinéaste allait la résoudre. J’ai donc fait la démarche de participer au casting, et aux différentes étapes de sélection des « acteurs ».
Dans les rôles principaux, il y avait quelques vrais acteurs. Puis environ deux cents non-acteurs ont été affectés à différents groupes, sur la base d’un scénario au départ très structuré. Dans son mode de recrutement, je pense que Watkins cherchait une certaine authenticité, que chacun nourrisse son personnage par son vécu personnel, ses souvenirs et son imagination.
Il m’a attribué un rôle au sein du groupe de l’UDF (Union des Femmes). Nous étions treize. Agathe, son assistante, nous a fourni une documentation sur l’UDF. Nous devions nous en inspirer pour créer notre propre personnage. Je proposai de jouer une femme journaliste. Or, il n’en existait pas à l’époque. Le personnage de la Commune le plus proche s’appelait Andrée Léo : elle n’était pas journaliste mais écrivain. Je m’en suis inspirée pour inventer le rôle d’une personne qui voulait créer un journal de femmes…
C’était un rôle compliqué parce que d’une part, j’étais censée porter une certaine critique des media, que Peter Watkins voulait faire passer dans le film, d’autre part je devais endosser un rôle au sein d’un groupe de femmes avec lequel je me sentais en contradiction. Je me souvenais des discussions avec le mouvement de femmes dans les années 70, de mon désaccord avec les groupes de femmes sur ce besoin d’organisation séparée des hommes…
L’Union des Femmes a joué plusieurs scènes importantes : Peter Watkins voulait faire de leur lutte l’un des axes principaux du film.
À un moment, il m’a demandé de participer à une scène où le journaliste de la télé Versaillaise se mêle au peuple pour espionner la Commune. Il est alors démasqué par les femmes de notre groupe et traîné jusqu’à un taudis du quartier. Watkins voulait que j’y dénonce les media dominants, et que je réclame le droit pour tous d’avoir accès aux media. J’ai hésité à accepter d’improviser cette situation qui me semblait être un discours très idéologique et plaqué, malgré l’omniprésence futuriste de la télé dans sa mise en scène. J’ai dit alors à Peter que je souhaitais une introduction à la scène. Et j’ai proposé de la construire en partant d’un échange avec cet espion, à qui j’expliquerais pourquoi je voulais créer un journal des femmes. Au bout de cinq minutes, Peter était d’accord. C’est en ce sens-là qu’il est intéressant de travailler avec lui. C’est extrêmement rare de trouver cette ouverture d’esprit, surtout dans le feu de l’action. Mais, du coup, les choses se font en temps réel, et il ne me restait que deux minutes pour inventer la scène.
J’ai proposé que Jean-Marc, le journaliste, m’accoste en train de lire le journal. Nous n’avons pas du tout répété la scène, Watkins filmait à chaud. J’ai donc fait mon petit discours à l’espion-journaliste sur la nécessité de créer un journal autonome de femmes. Et lui m’a provoquée: « Comment, Citoyenne, tu ne trouves pas ta place au sein des journaux de la Commune ? Mais pourtant la Commune est le projet commun des hommes et des femmes… » Sans me connaître, il mettait le doigt sur mes propres contradictions. Il a fallu rejouer la scène plusieurs fois. A chaque fois je me disais : « Comment est-ce que je vais réussir à trouver des arguments pour convaincre ce type de quelque chose dont je ne suis pas moi-même convaincue ? » Et la fin du plan séquence dans le logis, où l’on dénonçait les media dominants, sonnait faux. Cela a été très difficile pour tous. Mais c’est sans doute cette fragilité-là, et la confusion des plans entre le temps actuel et le temps historique que recherchait Watkins.
Au-delà d’une certaine liberté de choix et de composition des rôles, Watkins gardait la direction de son film. Pourtant, vers la fin du tournage, une voix contestatrice s’est élevée au sein du groupe des femmes, critiquant la limitation de notre temps de parole, et revendiquant une démarche réellement collective. Watkins est alors sorti du cadre de son scénario très écrit, et a accepté des propositions faites par nous, les participants. Il a accepté qu’à un moment donné la mise en scène lui échappe. Troublé par la critique de gens frustrés dans leur expression, critique portée à l’endroit même où il se défendait d’être, Watkins a accordé au groupe des femmes quatre bobines pendant lesquelles elles ont débattu librement, au pied des barricades, face à la caméra. Il y a eu aussi des discussions avec les hommes dans le café Watrin.
Ces scènes, hors scénario, ont été partiellement gardées dans le film. Là, la démarche aurait pu devenir vraiment intéressante pour nous, mais c’était la fin, et d’autre part cela remettait beaucoup de choses en cause, d’une manière un peu confuse.
Watkins a dû abandonner le tournase d’un certain nombre de scènes, par manque de temps, et ici, parce qu’il intégrait des situations nouvelles créées par les participants eux-mêmes : je trouve très courageux de sa part d’avoir pris ce risque.
Par ailleurs je pense que, pour son film, Peter Watkins a mis beaucoup d’espoir dans la mouvance issue des mouvements sociaux de 1995 — dont pas mal de « comédiens » faisaient partie. Était-ce une erreur ? En 1999, ces mouvements étaient de toute façon très émiettés, et fragmentés.
De fait, le projet de Watkins était très ambitieux, il nous demandait de nous investir à différents niveaux, voulait taire le lien entre la Commune et les possibilités de mobilisation aujourd’hui, parler de l’utopie. C’était difficile de répondre à cet enjeu.
Je pense qu’il y a aussi un décalage entre la position d’où nous parlons aujourd’hui et celle d’acteurs non-professionnels des films des années 1950-60 de Rouch, Rouquier ou même Watkins, où ces gens non habitués aux media parlaient « vrai ». À l’heure actuelle, du fait de l’omniprésence des media, nous avons tous intériorisé ce qu’est jouer devant une caméra. Donc, tout le « naturel » que peut chercher un réalisateur auprès de « vrais » protagonistes est à mon sens en partie perdu et perverti.
Cette Commune, on en connaissait aussi trop bien la fin. De plus, on n’est pas dans une période révolutionnaire. Alors, quand au tout début du tournage les journalistes de la télé communale nous demandaient : « Comment pensez-vous que la situation va évoluer ? » La plupart était très pessimistes : « J’ai peur pour mes enfants. Je sens que les choses vont mal tourner… » Et je me suis dit, au contraire, c’est là qu’il faudrait jouer, l’on devrait être capable de se détacher de l’issue fatale que l’on connaît pour se projeter au-delà, dans l’utopie de ce projet. Cette impossibilité pour les non-acteurs que nous sommes a été, à mon sens, un frein au développement d’un discours utopique qu’attendait peut-être Watkins, cette utopie qui avait porté les acteurs de la Commune.
Mais en période de récession sociale, les gens ne peuvent donner autre chose que ce qu’ils ressentent, d’où le paradoxe de ce film, drôle d’objet, qui parle finalement plus des illusions perdues, des difficultés à construire quelque chose ensemble, à affronter le réel, plus que d’une utopie révolutionnaire.
Propos recueillis de Catherine Bot, mis en forme par Michelle Gales et Catherine Bot
-
La Bataille de Culloden
1964 | Royaume-Uni | 1h12 | 16 mm
Réalisation : Peter Watkins -
La Bombe
1966 | Royaume-Uni | 45’ | 35 mm
Réalisation : Peter Watkins -
La Commune (Paris, 1871)
2000 | France | 6h15
Réalisation : Peter Watkins
Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 73, 4e trimestre 2000)