L’Utopie s’améliore sans cesse, tandis que nous l’attendons

Alexander Kluge, Nouvelles de l’Antiquité idéologique Marx - Eisenstein - Das Kapital ou une approche concentrique de Marx, Joyce et Eisenstein

Catherine Bot

Alexander Kluge, né en 1932, est une des principales figures du Nouveau Cinéma allemand, mouvement né au début des années 1960 qui verra émerger les cinéastes les plus importants des décennies suivantes tels que Rainer Werner Fassbinder, Peter Nestler, Werner Herzog, Volker Schlöndorf ou Hans-Jürgen Syberberg. Le souffle de Godard plane et Kluge le revendique : « L’étincelle, pour nous, ça a été la Nouvelle Vague, la politique des auteurs, l’image invisible qui naît entre deux plans, l’idée que le cinéma était cet art total qui devenait l’opéra du vingtième siècle et permettait de comprendre l’Histoire 1. »

Il abandonnera néanmoins rapidement la croyance en la toute puissance de l’auteur, comme l’explique l’historien du cinéma Thomas Elsaesser 2.

« À la différence d’autres réalisateurs du Nouveau Cinéma allemand, il n’a jamais cherché la célébrité, et il ne s’est pas davantage présenté comme un artiste visionnaire investi d’une mission personnelle, […] Marqué par l’ethos collectiviste des années soixante, pétri d’une profonde méfiance envers la spécialisation et toute forme de division du travail, Kluge est un parfait avocat de la coopération. »

D’inspiration marxiste non dogmatique (après une formation en droit, il sera le conseiller juridique de Theodor Adorno et Max Horkheimer) il dénonce très tôt la marchandisation capitaliste et la rationalité technocratique et signe des œuvres cinématographiques iconoclastes, impertinentes, un cinéma de la pensée, du fragment, qui prend plus sa source sur l’enquête sociale que sur l’intrigue.

Après plusieurs films collectifs politiques tel, L’Allemagne en automne (1978), Alexander Kluge quitte le circuit cinématographique au début des années 1980 et se tourne vers la télévision, créant sa propre société de production DCTP – garant d’une indépendance toujours effective aujourd’hui. Ce renoncement est pour lui une reconquête :

« Je suis passé du cinéma des auteurs à la télévision des auteurs. Rien à voir avec la télévision telle qu’elle existe, ou aussi peu que ce qu’y a fait Rossellini à la fin de sa vie. Le but du jeu est d’apporter, à doses homéopathiques, et avec l’accord du spectateur sur une forte base d’improbabilité, de l’anti-télévision à la télévision 3. »

Depuis plus de trente ans, il réalise ainsi des programmes culturels télévisuels de « niche », des films-essais – mélanges originaux d’entretiens, d’archives, de graphisme et de fiction, entre la leçon philosophique et la fresque allégorique.

Esprit frondeur et défricheur infatigable, Alexander Kluge exhume ainsi des archives du cinéma soviétique à la fin des années 2000 un ambitieux projet auquel s’était frotté en son temps l’immense cinéaste Sergei M. Eisenstein : adapter Le Capital de Karl Marx.

Nouvelles de l’Antiquité idéologique. Marx — Eisenstein – Das Kapital

« L’idée de la nature et des rapports sociaux qui alimente l’imagination grecque, et donc la (mythologie) grecque, est-elle compatible avec les métiers à filer automatiques, les locomotives et le télégraphe électrique ? Qu’est-ce que Vulcain auprès de Roberts & Co, Jupiter auprès du paratonnerre, et Hermès à côté du crédit mobilier ? », Karl Marx 4.

« Le titre énigmatique Nouvelles de l’Antiquité idéologique d’Alexander Kluge interpelle, notamment en ce qu’il fond dans une même proposition deux types de « nouvelles » (« Nachrichten »), deux héritages : celui de la culture antique et celui de la pensée de Karl Marx. Le syncrétisme convoque de surcroît, à travers la mention du réalisateur soviétique Eisenstein, une réflexion sur l’esthétique moderne et son rapport aux universaux classiques et idéologiques. Goût de l’archaïsme, néo-classicisme, humanisme, matérialisme historique : quelle attitude adopter vis-à-vis de la mémoire culturelle passée et présente ? À quoi bon Le Capital ? À quoi bon l’Antique ? Que nous valent encore ces traditions et comment résistent-elles aux « assauts du présent » ? 5 ».

En 1929, année de la grande dépression, Sergei M. Eisenstein avait voulu adapter cinématographiquement Das Kapital « d’après le scénario de Karl Marx » en basant sa construction sur le modèle de l’œuvre de James Joyce, Ulysse, qui déroule la vie de Leopold Bloom sur une seule journée ordinaire. Le montage de la production échoua.

En 2009, quatre-vingts ans plus tard, à l’aube d’un autre krach boursier, Alexander Kluge décide de reprendre le projet du film, non pour le finaliser, mais pour approfondir une pensée à partir des matériaux et notes réunis. Il en résulte une œuvre de plus de neuf heures, structurée en trois chapitres : « Marx et Eisenstein dans la même maison », « Toutes les choses sont des gens ensorcelés », « Paradoxes de la société d’échange ».

« Si le film commence bien par suivre les traces d’Eisenstein et de son intérêt pour Ulysse de Joyce, il part rapidement sur des chemins de traverse pour suivre Marx et explorer les thèmes qui ont fait le XXe siècle : l’argent, la crise économique, la pensée révolutionnaire, la modernité, l’idéologie, l’utopie, la technologie, la télévision… 6 »

L’intérêt et l’originalité du propos d’Alexander Kluge tiennent à son traitement cinématographique, sa capacité à faire surgir le sens par rapprochement et frottement entre les divers fragments audiovisuels. Collage dadaïste d’images d’archives, d’intertitres, de séquences graphiques inspirées de l’avant-garde russe des années vingt et de matériaux préexistants issus de ses séries d’entretiens – conversations télévisées avec des écrivains, cinéastes, intellectuels (les philosophes Oskar Negt et Peter Sloterdijk, le poète et essayiste Hans Magnus Enzensberger, l’actrice Sophie Rois, le musicien Helge Schneider) – Nouvelles de l’Antiquité idéologique file un questionnement sur des grandes théories critiques du Capital par l’entremise d’une écriture d’entre-images. Si l’on est atteint parfois par la saturation du discours, la tentation serait paradoxalement de le ralentir, l’arrêter pour mieux y revenir. Cet effet de saturation force à mettre à distance, s’extraire et réfléchir.

Du montage – association libre de textes, extraits de films d’Eisenstein et éclats filmiques de mouvements sociaux dans une Russie agitée par l’esprit révolutionnaire aux images de montage – assemblage linéaire d’automobiles à la chaîne, surgit une évidence : la non linéarité de l’écriture cinématographique d’Alexander Kluge est une critique en soi de la production de masse à l’œuvre dans le travail à la chaîne. Par-delà son aspect de puzzle multimédia, cette écriture contient une véritable dimension politique.

« Nouvelles de l’Antiquité idéologique », en ce que le cinéaste active et réinterroge avec ses complices les notions marxistes de travail accumulé mort et de capital/travail vivant, au sens « de l’expérience qui a lieu en parallèle ou en marge des espaces rationalisés du système 7 ». Le jaillissement associatif des différents matériaux cinématographiques, sur un mode qui jamais ne clôt ni ne conclut, place le spectateur au cœur de la construction du sens. Via un process sensoriel, elle lui offre la possibilité d’une appropriation contributive qui le situe du côté du travail vivant.

Dans une saynète théâtralisée, un couple de deux jeunes comédiens lit un passage assez ardu du Capital. La lecture est studieuse, appliquée, tel qu’il est de bon ton de le donner classiquement à voir et à entendre. Puis les deux jeunes s’arrêtent en un long silence songeur et se mettent à re-questionner le texte depuis le début. Phrase par phrase, ils butent, doutent et s’interrogent, avouant dans un excès de réel et avec une note d’humour leur incompréhension mutuelle. Ils nous font nous interroger dans un même geste sur ce que nous avons compris ou cru saisir du texte de Karl Marx. Redonnant vie à cette pensée, des Nouvelles de l’Antiquité idéologique…

Alexander Kluge aborde la question du régime de l’économie en tournant autour. Montrant la pensée en mouvement sous tous ses angles, il décentre le point de vue du spectateur et l’amène à construire à partir des matériaux donnés sa propre pensée (pensée de l’impensé). Ainsi, s’appuyant sur les notes de travail d’Eisenstein du 4 avril 1928, le cinéaste expose une proposition de tournage d’une scène : il s’agissait pour Eisenstein, à partir d’un bas de soie déchiré puis d’une petite annonce sur le bas de soie dans un journal, de faire remonter les conditions de production de l’objet de consommation moderne depuis les cocons couvés par les femmes indiennes jusqu’à la bataille idéologique, Esthètes contre Moralistes, en évoquant au passage le conflit non achevé entre producteurs de tissus de lin pour le prêt-à-porter et producteurs de soie pour dessous raffinés.

Visuel : Une main de femmes se glisse dans un bas de soie.

Cartons : BATAILLE PR UN CM DE BAS DE SOIE /BAS DELICATS SOIE ART/LES ESTHETES SONT POUR LE CLERGE ET LA MORALE SONT CONTRE

Visuel : Les bas de soie d’une grande finesse, manipulés par une main de femme, bougent très vite devant la caméra et se démultiplient en cinquante bas de soie.

Cartons : ART /MORALE/ CONCURRENCE /MARCHANDAGE /MARCHANDISE

Sur ce même principe de montage, Alexander Kluge s’attache ensuite à traduire le processus d’obsolescence : manipulés par leurs patrons comme des pantins qui dansent, les ouvrières/iers – petites mains – produisent les propres fils de soie par lesquels on les suspend-tient.

Filmer une action de cinquante points de vue différents, filmer la répétition et la reproductibilité selon la perspective de l’analyse dialectique. Fétichisme de la marchandise, cristallisation du travail mort via la mise en scène de l’image comme moment cristallisé. Kluge ré-historicise l’objet, révèle la subjectivité qu’il contient, la puissance du travail collectif et appelle à ouvrir l’imaginaire social. En arrangeant et réarrangeant des éléments disparates dans de nouvelles configurations, le cinéaste cherche moins à développer une position qu’à pratiquer une exposition. Son approche est celle d’un tachiste qui, tel un peintre de percepts audiovisuels cerne par touches successives de manière concentrique/éclectique son propos, plutôt que d’élaborer une synthèse (position dominante). Il parvient ainsi à assembler une incroyable diversité de fragments en donnant une grande latitude au spectateur parmi cette multitude d’histoires et de discours, spectateur à qui il s’adresse comme « co-auteur ».

« À chaque époque son idéologie, sa « fausse conscience nécessaire » comme la définissait Karl Marx. Cela est vrai tant pour l’Europe moderne, issue de la Révolution française, que ce l’avait été pour l’Antiquité, où — ne serait-ce qu’à travers l’imitation de modèles antérieurs ou dans le dessein d’exprimer une totalité — l’idéologie se révèle comme n’étant rien moins que synonyme de rapport au monde, c’est-à-dire de sens à proprement parler.
C’est comme si (Karl Marx) jugeait l’art grec définitivement passé, sans toutefois le considérer comme dépassé, y voyant plutôt le témoignage d’« enfants normaux » susceptibles de servir de modèles à l’univers moderne. Univers moderne qu’il conviendrait de nos jours de considérer avec Eisenstein, comme représentant de l’« antiquité idéologique 8. »

Long essai audiovisuel, film expérimental, montage multimédia de combinaisons variées et flexibles, Nouvelles de l’Antiquité idéologique donne au spectateur un temps d’exploration mentale de concepts liant imaginaire propre et archives mémorielles personnelles. Dans un double mouvement, le cinéaste propose de connecter sa propre expérience à la pratique historique, de faire remonter une connaissance enfouie réactivée au frottement d’une pensée et d’une pratique politique à l’œuvre. Dans son essai cinématographique, Alexandre Kluge ré-anime « le spectre de l’utopie dans la conscience sensible de l’individu contemporain » 9 10.


  1. Jacques Mandelbaum, « Du cinéma et de l’utopie, selon Alexander Kluge » Le Monde, 26 avril 2013.
  2. Trafic, n° 31, automne 1999.
  3. Jacques Mandelbaum, op. cit.
  4. Karl Marx, « Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857) », in Œuvres I.
  5. Tobias V. Powald, « L’Antique, l’authentique : Alexander Kluge ou les métamorphoses d’Hermès. À propos de Nachrichten aus der ideologischen Antike : Marx — Eisensteindas Kapital », Germanica, n° 45, 2009.
  6. Programme de la Cinémathèque québécoise, http://www.cinematheque.qc.ca/fr/programmation/projections/cycle/alexander-kluge, avril 2011, prog, proposé par Michael Blum et Barbara Clausen.
  7. Tobias V. Powald, op. cit.
  8. Ibid.
  9. Dario Marchiori, « Filmer le Capital : Alexandre Kluge, en compagnie de Marx, Eisenstein et quelques autres » présenté à l’occasion des journées d’étude La Scriptologie, science des œuvres à venir. ENSA, Bourges, mai 2013.
  10. Christian Schulte, « ‘All Things Are Enchanted Human Beings’ : Remarks on Alexander Kluge’s News from Ideological Antiquity », in Tara Forrest, Raw Materials for the Imagination, Amsterdam University Press, 2012.

  • Nouvelles de l’Antiquité idéologique
    2009 | 1h23
    Réalisation : Alexander Kluge

Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 67, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0067, accès libre)