Méli-Mélo

Christophe Otzenberger

Michael Hoare

La situation

On peut commencer peut-être avec la dernière période, quelles sont les difficultés que vous avez eues ?

Sur les difficultés de la dernière période les chiffres sont clairs. Je vais laisser un trou d’un million sept ou huit. La dernière année j’ai eu 600 000 francs de frais financiers, 150 000 francs par trimestre, 50 000 francs par mois. Tous les mois il y a 50 000 francs qui s’en vont en fumée. Déjà, en 1990 j’avais 400 000, en 89, 260 000. C’est complètement inouï. Au fond sur 1,7 million il a dû y avoir 1,2 million de frais financiers.

Le reste c’est que les films ne sont pas rentables. Un film, quel qu’il soit, coûte environ un million de francs, une chaîne de télé met 400 000, le compte de soutien quand il est gentil met 150 000 francs, 100 000 francs de Procirep plus 100 000 francs de je ne sais quoi. On arrive à monter un financement à 850 000, et ces 850 000 partent entièrement pour le film ce qui fait que nous derrière on ne peut pas être payés. Ni la structure, ni rien. C’est comme ça. Je n’ai jamais gagné de l’argent sur un documentaire, jamais. On a pu tenir parce qu’on en avait beaucoup. Quand Jezequel était là, on faisait de la production exécutive pour la SEPT et on arrivait à sortir 20 % ou 15 % mais cela couvrait le travail à plein temps de ma collaboratrice, Agnès Guerin.

L’économie n’est pas rentable et les catalogues ne valent rien. Je n’ai jamais réussi à vendre quoi que ce soit à part aux Suisses et aux Belges.

Et comme les banques se sont toutes plantées, dans l’immobilier et ailleurs, par centaines de millions parfois – ce qui fait drôle quand elles donnent des cours de gestion –, elles se sont retirées des sociétés de production, parce que contrairement à ce qu’elles espéraient, la production pour la télé n’est pas rentable. Les sociétés intéressantes sont toutes en déficit réel. Si elles s’en sortent, c’est parce qu’elles ont des actionnaires. Moi je n’avais pas d’actionnaires. Avec 50 000 francs de capital que j’avais mis de ma poche et dix millions de chiffres d’affaires en 1991-92, je ne pouvais pas tenir.

Alors d’où vient cet amour du documentaire ? Pourquoi avoir créé la structure ?

Pourquoi j’ai créé Méli-Mélo ? Parce que j’aime le documentaire ! Le documentaire c’est regarder les gens tels qu’ils sont et pas comme ils devraient être. Je disais à des étudiants l’autre fois que j’ai vu Les Affranchis de Scorsese et le lendemain, Roger and me de Michael Moore. Et j’ai vraiment compris ce que j’aime. Je savais déjà que j’aimais le documentaire, que je n’aimais que ça mais là, ça me paraissait complètement évident. À chaque fois que je vois un film documentaire et j’en vois beaucoup, et qu’ils me transportent, je suis fasciné. Pour citer un film que tout le monde a vu, Black Harvest par exemple, il me semble qu’il n’y a pas un long métrage de fiction qui me bouscule autant. C’est bizarre mais j’aime la magie des hommes…

J’ai fondé Méli-Mélo en 1988 parce que je voulais changer le monde. Je suis rentré en télé avec Tous pour un, le film de Comolli. Rentré en documentaire plutôt parce qu’on l’a fait sans télé. C’était la chronique de l’entre deux tour des élections présidentielles. Le film n’a jamais été diffusé en France. Il a été diffusé en Suisse, en Belgique, dans plein de Festivals, et c’est un film magnifique. Il y a eu de vraies erreurs de production (deux heures de durée, production sans télé). Bon, j’ai appris en tout cas. C’est un film superbe et malgré le désastre financier, j’ai continué.

Dans le temps, ma société était viable parce que j’avais des activités annexes, des films de formation, etc. Mais quand je me suis mis à produire à plein temps, (les derniers dix-huit mois j’ai produit dix films) je n’ai plus eu le temps de faire autre chose.

Et ces derniers mois 75 % de mon temps était pris par les discussions avec la banque pour qu’ils acceptent un chèque de 3 000 francs. Et quand je pleurais les salaires, ils les payaient mais pas les miens. Depuis le mois de mai c’est comme ça. J’en ai assez. Je me souviens, je leur mendiais des boulots à faire la nuit pour bouffer.

Tu as choisi de quelle manière les films que tu as produits ?

Au début je n’ai pas fait de choix parce que c’était mes idées. J’étais un peu nait, je ne me rendais pas compte des soucis de financement, j’ai toujours considéré que je devais produire ce que j’avais envie de voir à la télé. Et les premiers films que ce soit Tous pour un, ou Les Derniers sont mes idées. C’est moi qui disais, « tiens, j’ai envie de faire un film sur les militants », parce qu’en 1988, on commençait déjà à se poser des questions sur le consensus mou, la fin des communistes… Didier Baudet m’a suggéré de le proposer à Comolli lorsque je cherchais un réalisateur.

Pour Les Derniers au moment de Kippour, je voulais savoir ce que c’était d’être juif dans un pays où on n’a pas le droit de l’être. J’en ai parlé à mon complice Lubliner. On n’avait pas choisi la Pologne, c’est le rabbin Eizenberg qui nous a dit, « ça ne vaut pas le coup d’aller en Pologne, il n’y a plus de juifs ». Et on s’est dit : voilà le film à faire. Les films, ce sont des coups de cœur comme ça. Et puis Comolli m’a proposé Belep. J’étais très, très sensible à la Calédonie, aux histoires Kanak, j’étais très pro FLNKS. J’ai donc monté le film sans me soucier trop de l’argent. Pour moi c’était évident qu’il fallait se battre, qu’il fallait que la télé diffuse ce film et donc qu’il fallait que je trouve les moyens, de compléter les sommes mises par la Sept.

En fin de compte, et du point de vue de la situation d’aujourd’hui, je me suis mal bagarré parce que j’ai accepté un système qui était de dire « télé ou pas télé, on fait quand même ». Alors on fait avec trois bouts de ficelle, deux câbles, le CNC, je ne sais quoi… J’ai perdu de l’argent et je le paie maintenant.

J’aurais dû avoir une logique économique. Si j’avais eu une logique économique je n’aurais pas fait de documentaire, jamais !

Et un film comme Quelque chose en plus ?

J’aime beaucoup ce film, c’est le seul film que j’ai vu sur les enfants handicapés qui ne soit pas un film pleureur. C’est le seul film qui montre des parents qui ne sont pas des militants associatifs insupportables. C’est un premier film, une fille de vingt-cinq ans qui l’a fait avec sa caméra. Je l’ai aussi fait sans télé avec les gens de la Région, le Crrav. C’est le seul film qu’on ait vendu. Les Suisses l’ont acheté, ils l’ont passé à 20h30, on a fait 50 % de parts de marché un mercredi face à Foucault sur les chaînes françaises. La Belgique l’a montré. J’ai envoyé des fax aux chaînes quand je recevais les scores de la RTSR ou la RTBF disant : voilà ce qu’on a fait en Suisse, voilà en Belgique… et M6 finalement l’a acheté 50 000 francs et l’ont passé deux fois. Ils l’ont racheté après 20 000 francs, ils ont encore les droits. On l’a pas mal vendu, c’est IMA qui s’occupe de la distribution. J’ai une distribution œcuménique puisque j’ai été distribué par « les Films d’ici », par le « Village » et par « IMA ».

Et nos tâches…

À partir de là quels seraient à ton avis les changements à apporter pour que ce qui t’est arrivé n’arrive plus ?

À mon avis les dés sont pipés. Il faut donner aux chaînes des films à la hauteur des budgets ! À partir du moment qu’on compte, on ne fait pas de documentaire parce qu’à la base ça ne rapporte pas un sous. J’ai quelques centaines de milliers de francs de dettes car je suis caution personnelle sur l’Urssaf, rien que ça. Donc j’ai payé pour travailler. Mais je me suis bien marré. J’ai fait de beaux voyages, j’ai connu de belles gonzesses, j’ai fait de beaux films. Mais j’ai payé pour ça, j’ai appris beaucoup de choses mais j’ai payé.

À partir de maintenant il faut qu’on raisonne en termes d’entreprise, il faut que les films rapportent de l’argent à la source. Pour que ça rapporte de l’argent à la source, il ne faut plus dire au réalisateur : je suis producteur, je prends un risque. Il faut dire : on a un million pour faire le film, là-dessus tu te pais, je me paie. Il reste quoi à l’image ? On met ce qui reste, et c’est évident que ça va changer sur le fond des choses. Il va arriver le moment où on va dire au réalisateur, attends tu veux une semaine de plus, ça me coûte tant, je bouffe ma marge. Si je bouffe sur ma marge, tu bouffes sur ton salaire. Si je prends un risque, toi aussi..

Il ne faut plus que les producteurs de documentaire prennent des risques financiers. Ils peuvent prendre des risques pour un projet, tout faire pour le vendre, se battre pour le faire exister. Mais ce n’est plus possible à partir d’aujourd’hui de prendre 100 balles de risque financier parce qu’on sait que les films ne gagnent pas. Et si jamais il y a du gain, c’est du gain partagé avec les auteurs, avec le réalisateur. De toute manière il n’y a pas de gain. Ça c’est la première chose.

Ensuite, qu’est-ce qu’il faut faire ? Je crois qu’on ne peut rien faire parce que la loi de 1982 est une mauvaise loi. On se rend compte maintenant. Elle était généreuse voulant faire en sorte que les producteurs soient de vrais privés et qu’ils aient des droits. Mais la télévision a le même budget pour deux ou trois fois plus d’heures qu’elle faisait dans le temps. On ne lui donne pas les moyens de faire ces programmes. Comme il n’y a pas eu de choix politique affirmant que la télévision de service public se doit de produire tel ou tel genre de film, on invente des artifices qui représentent complètement ce qu’est la politique du PS : le non-choix, le non-choix politique.

Ça se voit partout d’ailleurs, en matière de ville, en matière de justice, d’éducation, de santé. Donc pour pallier l’absence de politique, on a créé des structures qui donnent des subventions. Un ministère a des subventions, une enveloppe financière pour aider tel ou tel film, c’est de fait une subvention à la télé.

Le CNC, c’est différent. Le compte de soutien sélectif, c’est différent parce qu’à la commission, ce sont des gens souvent formidables. Ponctionner 5,5 % sur les recettes des chaînes pour qu’un organisme différent de celles-ci réinvestisse dans les films dits intéressants est a priori une bonne chose, un peu comme le soutien cinéma. Mais quand j’entends dire que supprimer le Cosip ferait que les chaînes ne feraient plus de documentaire, je me demande où est passée la tutelle ! Je me demande quelle mouche à venin assassin a piqué le législateur qui depuis 10 ans est incapable de regarder le marché, sinon avec intelligence, au moins avec lucidité… Cependant si Foucault fait des recettes et qu’on peut s’en servir pour aider Chris Marker, c’est très bien.

Le résultat c’est que nous, on passe notre temps à chercher de l’argent dans le domaine public, ou le parapublic, alors que la télévision ne nous donne pas d’argent. On a parfois sept, huit partenaires pour un malheureux film de 52 minutes alors qu’on pourrait n’en avoir qu’un car objectivement c’est l’État qui paye. Les subventions ne sont pas des parts de co-producteur, ce qui fait que tu te trouves avec soixante, soixante-dix pour cent des points de ton film. Et pourquoi ? Il n’y a pas de réel marché. À quoi ça sert ? On a cru au besoin d’images, etc. Les câbles c’est 5000 francs de l’heure pour ceux qui payent le mieux. Donc, tant qu’il n’y a pas de décision politique, ça ne marchera pas, j’en suis convaincu.

L’autre grande question de ton expérience c’est le rapport aux banques, à l’engrenage de l’endettement progressif.

Bien sûr, mais les banques pensaient aux fonds de commerce. Et à partir du moment où les banques se sont aperçu qu’ils ne valaient rien, elles se sont arrêtées. Elles viennent de s’en apercevoir d’ailleurs. C’est simple l’engrenage. Comme je n’avais pas de fonds propres, j’ai fonctionné sur les encours. Et comme nous faisons énormément de choses, nous ne nous rendons pas compte de ce que coûtent réellement les films et la structure. On se maintient sur un découvert, nous étions persuadés que ça allait marcher. J’ai eu la même année un magazine qui s’est arrêté et puis des retards de production. Le découvert s’agrandit. Ça a été fatal. On a vu le trou avoisiner 1 MF. J’ai alors demandé des délais à l’URSSAF (caution personnelle sur 800 000 F) et à la banque (caution personnelle aussi). Mais j’y croyais, je commençais à être connu, je ne pouvais pas penser qu’on ne me suivrait pas.

Est-ce que tu serais d’accord avec l’idée proposée par Billon par exemple qu’il faut se débarrasser des systèmes de soutien, il faut que les télévisions payent le prix réel de l’heure.

Bien sûr, bien sûr. Plus 20% pour nous. Et qu’on soit producteur délégué, producteur artistique, tout ce que tu veux, mais bien sûr, il faut qu’ils nous paient. Pourquoi ils ne nous payeraient pas ? On est obligé par la loi d’investir 15% dans les projets. Est-ce que le traiteur qui va faire le cocktail à France Télévision met 15% lui ?

Ils n’ont qu’à imposer aux télévisions de service public de faire tant d’heures de documentaire. Voilà.

Mais la situation actuelle semble indiquer qu’il y a plus de cases documentaires du moins sur Arte.

Oui, mais c’est un faux créneau – 19 heures. Regarde l’emploi du temps de ceux qui travaillent. Certes il y a les « Grands Formats » le samedi, mais il faut le rappeler, c’est une idée de la Sept.

Exister ou être à la télé

À part les problèmes d’horaire, il y a tout de même une diffusion plus importante. Est-ce que tu penses que ça va assainir petit à petit l’atmosphère ou est-ce que le problème reste le même ?

Les problèmes resteront. Quels sont-ils ? Un, avec quels moyens les chaînes vont-elles financer leurs films ? Deux, Lévinas dirait que la différence entre être et exister est là : est-ce que le documentaire existe à la télévision ou est-ce qu’il est ? Il existe parce qu’on en produit, il n’est pas parce qu’il n’est pas vu. Franchement, passer la Naissance d’un hôpital à 23h30, et puis Louis Malle en catimini, c’est quelle pensée de programmation ?

Alors toi, l’avenir, qu’est-ce qui va se passer ?

Je ne sais pas. Pour l’instant je suis en standby. J’écris, je réfléchis, je travaille avec des copains.

Au fond, je suis en colère contre les chaînes parce que je vois des mômes qui font des films à 700 000 francs ; je ne sais pas comment ils font. Ils ne se paient pas, ils ne vivent pas. Dire que FR3 produit 70 heures, dire que la SEPT produit 80 heures et en achète presque autant, France Deux produit une cinquantaine, c’est formidable. Mais avec quels moyens ? Tant qu’il n’y aura pas de décision de faire en sorte que ces films existent et soient vus, ça restera du soutien abusif. Il ne s’agit pas de cracher dans la soupe. Il s’agit maintenant de se dire qu’il faut que nos films vivent à la télé. Et pour l’instant, ils ne vivent pas. Et comme ils n’existent pas, de plus en plus on va les réduire.

C’est bien de produire des documentaires, c’est formidable je disais tout à l’heure, je ne regarderais que ça. Mais objectivement, si on ne donne pas l’espace, je ne vois pas pourquoi ils continueraient à les financer. Quand je faisais des montages financiers, ou quand je voyais dans des ministères des responsables audiovisuels, ils arrivaient à me dire : pourquoi tout cet argent pour une diffusion si confidentielle ? Que ce soit France 3 ou que ce soit la Sept. Regarde l’intelligence des Suisses par exemple. En Suisse, quand ils ont des documentaires compliqués, ils les diffusent dans « Temps Présent » parce que le film est beau, et même s’il est difficile, les gens le regardent. Si « Envoyé Spécial » diffusait de temps en temps un bon documentaire, les gens regarderaient. Mais les programmateurs ne veulent pas. Et donc ils laissent le doc enfermé dans des cases soit sur Arte ou sur France 3. Ce qu’il faut c’est une politique de télé. Tant qu’il n’y aura pas de politique de programmes, ça ne servira à rien et tout va s’arrêter. Il faut que les documentaires passent dans des créneaux importants. Il faut que les gens les attendent. Mais pour ça, il faudrait que les dirigeants ne soient pas sur des sièges éjectables, il faudrait que, au moins depuis 10 ans, la télévision publique ait eu les moyens de ressembler à une télévision publique, et qu’on ait eu le vrai courage de donner les moyens à la télé privée, précipitée, je vous le rappelle, pour de sombres raisons de croque en jambes politiques.

Je ne dis pas qu’il faut arrêter de produire. Je dis qu’à force de produire sans se préoccuper de ce que deviennent les films, on va se fatiguer. Car quoi qu’on dise, produire des films, c’est quand même croire que nos points de vues sont discutés, partagés. Si avec Quelque chose en plus j’ai pu changer le regard d’une seule personne sur les mongoliens, c’est bien. Mais un an de travail, ça mérite meilleure récompense. On en arrive exactement à ce que les banques voulaient, à la télévision-radio avec des images qui passent la nuit mais pour 15 000 francs. C’est dramatique. Même si tu es réalisateur, à quoi ça sert de faire un film s’il n’est pas vu ? Moi je voudrais que les films soient vus. Si Arte ne se bagarre pas plus, ça va s’arrêter tout seul. Là-dessus, il faut absolument qu’ils fassent l’effort, qu’ils montrent l’exemple par un effort dans leur programmation.

Propos recueillis par Michael Hoare


  • Récolte sanglante (Black Harvest)
    1991 | Australie | 1h30 | 16 mm
    Réalisation : Robin Anderson, Bob Connolly
  • Tous pour un
    1988 | France | 1h | Vidéo
    Réalisation : Jean-Louis Comolli

Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 80, 1993)