Jacopo Rasmi
“Qui nous a bien retournés de la sorte que nous soyons, quoi que nous fassions, dans l’attitude du départ ? Tel celui qui, s’en allant, fait halte sur le dernier coteau d’où sa vallée entière s’offre une fois encore, se retourne et s’attarde, tels nous vivons en prenant congé sans cesse.”, Rainer Maria Rilke
Du papier qui brûle…
La puissance de l’appareil cinématographique (mais aussi photographique) a été souvent inscrite dans un espace opérationnel qui est de l’ordre du temporel 1. Sa matière de travail primaire, au fond, ne serait que le temps lui-même : à travers le dispositif cinématographique, cette espèce de mnémotechnique, notre expérience naturelle du temps serait ainsi redéfinie, déconstruite et réagencée. C’est là que le choc cinématographique, épouvantable et délicieux, demeure. Que peut le cinématographe ? Ce dispositif peut – tout court – car il peut arrêter le temps (par l’enregistrement), en morceler le flux en unités discrètes pour ensuite les répéter dans une nouvelle composition. La fascination des images cinématographiques surgirait depuis cette tension souterraine où le temps perdu du ça a été – déjà, autrefois – d’un instant éphémère documenté revient par la reproduction d’un ça peut être encore, à nouveau, autrement. Une répétition médiumnique où les morts, les perdus recomparaissent avec leur image et leur parole de fantômes. Ainsi, la caméra serait surtout témoin de la flamme du temps qui consomme et transforme constamment le réel : témoin d’une perte qui s’écoule sans cesse, continue et fatale. Saisir l’impermanence de la flamme ou inscrire la perte : voilà l’opération paradoxale de la caméra. Comme le disait si bien Pasolini, le rêve prométhéen du cinéma est celui d’« écrire sur du papier qui brûle ». Les images cinématographiques, ces étranges souvenirs du monde, ne seraient donc que les cendres du réel. Rien que des cendres, bien sûr, mais des cendres du Phénix desquelles le réel est toujours prêt à resurgir comme un mirage splendide, par une flambée soudaine et fragile.
Toutefois, si on pense aux 25 ans de travail de Gianfranco Rosi, on ne peut pas s’empêcher de penser que, cette question de la perte ne leur étant pas étrangère, celle-ci ne relève pourtant pas principalement d’une forme mémorielle. Il y a du papier qui brûle, mais ce n’est pas l’affaire du temps qui passe 2. Ce papier qui brûle semble plutôt être le papier d’une carte géographique qui est dévorée par le feu. On est, chez Rosi, confronté à cette autre forme de perte (moins présente dans les théories, mais absolument actuelle à l’heure des migrations, de la mondialisation…) qui serait une perte du territoire. On a perdu les repères territoriaux de la carte, aucune maison ni patrie ni frontière n’ordonne les mouvements : c’est un espace en manque d’identité et de centre qui s’étale comme un rhizome expérimental. L’expérience de ce cinéaste se construit donc à partir d’une perte radicale qui investit d’abord l’espace, ses représentations et ses appartenances. Elle présuppose une dé-territorialisation originaire qui débouche sur une puissance de multiples re-territorialisations à venir. Rosi ne semble appartenir à aucun lieu : d est né en Afrique (à Asmara), il a vécu en Turquie, il a appris les rudiments du cinéma à New York, il a tourné son premier documentaire en Inde. Il ne reviendra en Italie pour tourner Sacro GRA qu’après une vingtaine d’années de carrière. Un « congé sans cesse ». C’est un nomade 3, qui ne connaît pas les frontières et qui erre entre les continents, avec sa caméra, à la recherche d’un coin enfoui et hétéroclite, d’une localité marginale et précaire où quelqu’un (malgré tout) mène sa vie (une vie souvent improbable et singulière) et est prêt à la raconter. Il faut tout avoir perdu pour être un véritable nomade : il faut être léger et agile pour pouvoir se déplacer sans contrainte et s’approcher de n’importe quelle forme de vie humaine, monter son campement de tournage n’importe où. On ne peut se mettre en route et arpenter des espaces lointains que si l’on a renoncé à tout apparat trop lourd et encombrant (trop d’outils, trop d’équipement, trop de gens…) : c’est pour cela, pour pouvoir faire du véritable cinéma nomade, qu’il a appris à tourner seul, sans équipe, juste avec sa caméra. Il ne serait point possible de se déplacer si loin, de demeurer longtemps auprès du milieu filmé et de gagner la confiance intime des sujets ciblés (des sujets très souvent en condition délicate, de faiblesse) avec une grande troupe, un appareillage trop compliqué… Impossibilité aussi bien financière qu’éthique et pratique. Et, pour ce genre d’œuvres, il faut également une perte du côté intellectuel : par exemple, il faut avoir renoncé à toute scénarisation contraignante pour pouvoir saisir les fragments de vie imprévisibles et il faut avoir égaré toute certitude de valeur et jugement, tout présupposé culturel et toute morale pour se rapprocher (vraiment) des autres (un passeur indien, un killer mexicain, une communauté désœuvrée au milieu du désert…) 4. Il faut avoir tout perdu, tout défait, tout brûlé, pour saisir des images sincères de ces existences ordinairement hors du commun.
“Who cares about these drunken losers?”
La légende relate qu’un journaliste de la revue Variety a ainsi réagi à la présentation vénitienne du deuxième film de Gianfranco Rosi, Below Sea Level (2008), qui ensuite remportera le Grand prix du Cinéma du réel. D’un ton méprisant, il aurait demandé « Qui va s’intéresser à ces alcooliques ratés ? » Il faisait référence à cette étrange bande de gens qui peuplent le film, c’est-à-dire les habitants de Slab City, une ville de caravanes improvisée au milieu d’un nulle part poussiéreux à trois heures de Los Angeles. Bonne question, qui va s’intéresser à ces gens-là ? Personne, on dirait. Et c’est justement pour cette raison qu’ils ont quitté la vie sociale pour s’établir dans le désert. Chaque habitant de Slab City représente une histoire singulière de perte qui entraîne l’éloignement mutuel de l’individu et de la communauté officielle, par un geste réciproque de refus : des histoires douloureuses qui engendrent des sorties muettes de l’Histoire. Chacune est évidemment différente : il s’agit de perte économique et professionnelle, perte du réseau affectif et familial, perte de confiance et d’estime… Perte de la maison, systématiquement : homeless. Des pertes qui nourrissent un choix de retrait et de solitude, en bordure de la société, dans un terrain vague et liminaire où l’ignorance du monde (voire son mépris) est le prix à payer pour un peu de paix. Quelques bribes de paix où chacun peut faire son deuil et ignorer (à son tour) le brouhaha frénétique du monde. Slab City est une espèce de monastère profane et anarchique, éparpillé, où une communauté anormale d’individus mène son existence routinière au nom d’une certaine vanitas rerum. Une meute hétérogène d’individus solitaires mais solitaires. Ces existences fragiles, silencieuses et oisives et leurs échecs ne gardent évidemment aucun intérêt pour un monde qui prêche le succès individuel, le bien-être, la productivité… Pour l’Etat (américain) cela ne présente pas davantage d’intérêt, aucun effort n’est fait pour aller les chercher (éventuellement on peut faire un effort, policier, pour les virer des bancs urbains…). Ils sont trop loin des valeurs et des modèles représentatifs du mécanisme social majoritaire pour devenir sujet de la moindre attention : l’image de ce monde marginal, faible et discret, est donc exclue d’une circulation médiatique et d’un récit historique scandés plutôt par les impératifs du spectacle et du sensationnel. Nobody cares.
Et pourtant quelqu’un est sensible au charme inactuel et singulier de cet univers, à sa vérité, à sa poésie. Ce monde intéresse quelqu’un, Gianfranco Rosi. Peut-être parce qu’il est justement invisible et incompatible, différent et fuyant. Peut-être parce qu’il a, dans sa douleur et dans sa solitude, quelque chose à nous apprendre au sujet de notre commune condition terrestre (quelque chose que difficilement on pourrait apprendre par les discours dominants). « Nous les plus périssables », c’est la parole du poète. Bien sûr, cet univers intéresse Rosi, mais comment s’intéresser à cet univers ? Comment y faire attention et recevoir son attention ? Rosi raconte qu’il était en train de sillonner ces régions dans le cadre d’un projet filmique sur les catastrophes naturelles. Il n’aurait buté sur cette étrange communauté que par hasard, suite au conseil d’un ami. Face à la découverte de Slab City, il renoncera à son plan initial pour se consacrer entièrement à cet univers de micro-catastrophes existentielles et de choix de vie irréguliers. De quelque façon, il se retrouve dans une zone post-apocalyptique (donc, selon la pensée théologique, post-historique) : un lambeau de terrain où de nombreuses catastrophes privées ont eu lieu et où l’existence mondaine s’est interrompue à jamais. Mais son charme (cette singularité et ces traumatismes) est aussi source d’interrogations problématiques. Comment filmer une perte ? C’est le défi de ce film. On pourrait même dire : comment prendre soin d’une perte (voire la soigner) par un film ? 5 Ce n’est pas une question banale, il s’agit d’un effort de finesse attentionnée puisqu’il est question de filmer des pertes. Des blessures, des solitudes, des renonciations à la parole et à la normalité. De quelle manière donner de la visibilité à celui qui a choisi l’invisibilité ? Nos outils discursifs et perceptifs habituels, nos pratiques médiales (avec leurs rythmes, leurs clichés et leurs paramètres) ne semblent pas être à la hauteur d’une telle tâche.
Tout d’abord, il faut du temps : beaucoup de temps et de patience. Plus précisément, dans ce cas, il a fallu à Rosi quatre ans de repérages pour achever son tournage (Boatman, son premier film, lui en avait pris trois). Les premiers trois mois, selon ses propres souvenirs, il n’a pas même sorti sa caméra et ce geste, ensuite, lui a coûté un grand effort. Il faut surtout comprendre un lieu et ses habitants, créer une syntonie à partir d’une étrangeté radicale sans effacer ou nier cet incommensurable. Il s’agit donc d’une question de lenteur silencieuse, comme un exercice d’apnée (on est d’ailleurs plusieurs mètres « sous le niveau de la mer »). Et c’est également une question de solitude, une solitude franche qui permet de construire des relations et d’alimenter la confiance : une solitude (celle du cinéaste) face à d’autres solitudes (celles de ses protagonistes). Toutes les prises de vue et de son ont été faites par la réalisateur lui-même (selon une méthode que pourrait rappeler Vittorio de Seta). Un par un, en vis-à-vis, c’est la taille d’attention mutuelle et conviviale (sans aucune instrumentalisation) que le dispositif cinématographique de Rosi propose. Un dispositif qui permet aux événements de se passer et aux paroles de surgir par une pluralité d’actes de libre fabulation. Ce dispositif ne peut être que complètement voué à l’écoute et à l’enregistrement, aucune voix off n’est ajoutée. Sa devise est le « malgré » : de l’image malgré l’invisibilité, de la parole malgré le silence, de la communauté malgré la solitude, du cinéma malgré l’absence d’intrigue et d’acteur…
Ces images et ces paroles sont les fruits d’une pratique médiale « écologique » (de sensibilité précise au milieu environnant) très particulière que Rosi poursuit très rigoureusement dans ses documentaires. Et leur condition de possibilité repose, surtout, dans la constitution improbable et précaire d’une communauté à partir d’un rien en commun : absence totale de présupposés. Seule une âme nomade peut comprendre des nomades. La réussite d’un tel film est un exercice scrupuleux de micro-politique qui essaye d’établir des liens entre des irréductibles particularités, de la compréhension entre des incompréhensibles. C’est, d’ailleurs, le miracle formidable et fragile de Slab City (qui a séduit Rosi et nous, ses spectateurs) : à savoir, la coexistence d’une multitude inconciliable. Probablement on ne peut y arriver que par soustraction, comme si paradoxalement il fallait enlever pour atteindre la multiplicité 6. Un cinéma du n-1. Seul un nomade, quelqu’un qui n’a plus d’appartenance, qui n’a aucun commentaire ni explication à donner, peut y réussir et peut ainsi apercevoir cette communauté impossible que Below Sea Level à la fois nous dévoile et postule.
De la Californie à Rome : en exode permanent
Le nomade, ce cinéaste-nomade, est surtout un exemple d’apatride. Et comme l’a récemment expliqué Giorgio Agamben 7, la dissolution de l’identité préalable (politique, morale…) n’est pas une entrave mais une promesse de vie politique. Par l’oxymore grec de l’hypsipolis apolis, il a soutenu cette idée : qu’on ne peut accéder à un véritable espace de communauté qu’en désactivant toute identification figée (à savoir, toute séparation et propriété). L’égarement itinérant de l’apolis (de dé-territorialisation) ne signifie ni exclusion ni nihilisme, mais engendre une puissance ouverte de reconnaissance et d’attachement (re-territorialisation), hypsipolis 8. Toute singularité (quodlibet) peut être reconnue et accueillie, telle qu’elle est. Less is more, c’est sa ritournelle…
On commence ainsi à mieux comprendre l’expérience particulière (nomadologique) de perte qui concerne Rosi et son cinéma. On parlait d’une perte géographique, il faut la spécifier davantage : car son exode permanent ne se replie pas dans l’arrêt d’une spirale introspective ou intimiste. Il s’agit, au contraire, d’une force centrifuge et ambulante qui projette et dé-personnalise : c’est une trajectoire de dé-subjectivation. Il peut donc installer sa caméra partout, puisqu’il ne cherche rien, il filme le rien (les moindres gestes, les moindres existences). Il peut filmer partout, partout où il y a des perdus. Mais par une sagesse mondaine et limpide, il sait qu’au fond il n’y a que des perdus et des perdants. C’est cette conscience fatale de notre fragilité originelle et incontournable qu’il partage avec nombre d’autres cinéastes : Pedro Costa, Sharunas Bartas, Pietro Marcello… Tous ceux qui sont, comme lui-même, capables de nous montrer la misère des existences dans sa beauté et sa dignité, sans aucun misérabilisme ni populisme. Rosi s’est souvent refusé, dans ses entretiens, de qualifier de marginaux ses personnages en défendant plutôt (selon un discours aux accents pasoliniens) leur intrinsèque poésie et vitalité, leur présence forte. Il n’est pas question, donc, de faire un cinéma réactif, qui se définit par la séparation d’une opposition (binaire) : comme central / marginal, dominant / subordonné. Par un mouvement impondérable et improvisé, ces films dont on parle s’écartent et déjouent ce piège de la réaction (au pouvoir, qui finalement est instrument de légitimation et reconnaissance du pouvoir même) 9. Leur politique nomadologique se soustrait à ce plan rectilinéaire et à toute catégorie pré-dessinée, en traçant des lignes diagonales, des virages soudains, des zigzags imprévisibles. Schizophrénie du documentaire.
Sacro GRA (son film le plus connu, Lion d’or à la Mostra de Venise en 2013) correspond parfaitement à cette logique et compose, d’une certaine manière, un dispositif gémellaire par rapport à Below Sea Level. Il s’agit à nouveau de documenter des profils irréguliers saisis dans leurs espaces intimes pour tisser une autre communauté (improbable) de singularités. Par un travail minutieux et patient, à nouveau : trois ans pour le tournage, six mois de repérages et sept de montage. Toutefois, dans ce cas, le geste est encore plus perçant et prégnant, puisque son terrain d’action n’est plus un désert loin de la civilisation mais Rome même. Rome, c’est-à-dire la capitale politique, sociale et culturelle d’Italie, un site historique (et touristique) très dense, un espace intensément cinématographique. Pourtant, la machine filmique de Rosi réussit à faire abstraction de tout ce lourd apparat en faisant un film qui a les mêmes rythmes, la même esthétique austère mais douce, les mêmes dynamiques attentionnelles et conceptuelles (sans repères, sans spectacle, sans histoire) de son œuvre sur les extravagants anachorètes du désert californien. Un résultat étonnant qui brave l’impossible, un rare exercice d’élégance. C’est vrai, il y a un refus critique plutôt répandu de tout l’univers du pouvoir politique et économique, de l’image usée et spectaculaire de l’histoire et de ses symboles culturels, des héritages trop étouffants. C’est un refus qui est le signal d’une crise, une crise où ces références et leurs identités sont secouées. Sorrentino avec son La Grande Bellezza, un film sorti la même année et se déroulant lui-aussi à Rome, témoigne de cette exigence. Toutefois, il semble demeurer (par une perspective négative et réactive) à l’intérieur du dispositif critiqué : il essaye de l’assumer tout en le poussant à son extrême le plus grotesque pour l’épuiser. Sorrentino ne sort pas (et sa politique reste plutôt ambiguë), Rosi il sort. Rosi sort du centre de Rome, avec ses images envahissantes, son pouvoir vulgaire, ses lieux spectacularisés, ses élites bavardes et hypocrites : un espace, selon lui, trop « marécageux » et « momifié ». Il n’a aucune intention de mettre en scène une crise névrotique (comme chez Sorrentino) : il part à la recherche de quelques phénomènes de bordure où des vies continuent à exister et résister au bord du système social officiel, vicieux. Tel est le propos (politique) de Rosi : « Io ho guardato fuori Roma, perché la vita comincia lì con personaggi che hanno una forte identità, sono dotati di grande poesia. E per combattere la crisi d’identità bisogna filmare chi l’identità ce l’ha 10 ». (« J’ai regardé à l’extérieur de Rome, parce que c’est là que la vie commence avec des personnages à l’identité forte, ils sont doués d’une grande poésie. Et pour combattre la crise d’identité il faut filmer ceux qui en ont une. »)
Il s’agit d’une recherche salvatrice, de quelque manière. Comme nous le rappelle le titre du film, Sacro GRA, par un jeu de mots à partir de l’acronyme de la fameuse rocade romaine (Grande Raccordo Anulare) qui fait allusion à la quête de ce mythique objet perdu que serait le Sacro Graal (Saint Graal). Le salut, le salut immanent de quelques bribes d’émotion et d’humanité, on ne le retrouverait que du côté de la banlieue anonyme qui contourne la métropole, dans la moindre existence quotidienne de ce coin oublié. Hors de l’épuisement de la société dominante. Rosi nous entraîne dans une quête profane qui sillonne les terrains vagues autour de la ville pour déceler les histoires ancrées dans un rapport perdu au réel et à la mémoire (quelque peu archaïque) qui garde des grains d’avenir.
Cap sur Lampedusa
Pouvait-il, Rosi le nomade, renoncer à filmer ces grands mouvements populaires qui secouent notre époque et ses certitudes, qui interrogent nos regards et notre conscience ? C’est-à-dire ces mouvements migratoires qui récemment ont pris une importance de plus en plus incontournable dans notre vie politique. Rien sûr, la forme frénétique et bruyante, le ton exceptionnaliste, que ce sujet tend à acquérir dans la circulation médiale est très, très lointaine de son cinéma posé et contemplateur, voué aux vies ordinaires. Vu cette distance sidérale, Rosi aurait pu bien se passer d’un tel thème. Ou bien, exactement en vertu de cette distance sidérale, il ne pouvait pas s’empêcher de prendre en charge cette hypothèse de travail. En mettant le cap sur la Méditerranée. Plus précisément sur Lampedusa, le territoire européen le plus méridional et le plus proche des côtes africaines, destination de milliers de migrants clandestins.
Après une invitation de l’Istituto Luce, Rosi débarque sur l’île et décide d’y demeurer pour construire un documentaire où rien n’a été écrit au préalable. Le sien, il le sait, ne va pas être un travail de journaliste (« Ce n’est pas une enquête », il ne se lasse pas de répéter lors des interviews). La machine médiatique (mais aussi l’institution politique) ne se déclenche que quand un fait extraordinaire est en train de se passer, elle ne se manifeste dans le cas de Lampedusa qu’à l’occasion d’une catastrophe humaine. L’enquête répond à l’immédiateté hâtive d’une émergence et les discours politiques viennent souvent le couronner de tapages idéologiques, de généralisations instrumentales. Finalement, dans le fracas médiatique tout se mélange : la pitié, l’analyse technique, le populisme acharné, on ne distingue plus rien.
Le film de Rosi, à l’opposé de ces démarches, est un chef-d’œuvre de discrétion prudente, du regard indirect. C’est l’histoire d’un rapprochement, lent mais fatal, aux migrants et à la mer hantée par leur espoir et leur deuil. L’histoire d’une attente qui passe par la médiation de la vie quotidienne d’un gamin de Lampedusa, par l’univers enfantin de Samuele. La caméra suit les errances et la routine de cet enfant, croisé par hasard pendant les repérages, et apprend ainsi à connaître les espaces et les habitants de l’île : ces sujets invisibles, qu’aucun discours médiatique ne pourrait montrer vraiment. Et on attend que quelque chose se passe et soit montré. On attend l’exceptionnel, on attend les migrants avec les échos médiatiques qui résonnent dans nos crânes, malgré nous. Et avec Rosi on apprend à reconnaître les signes allégoriques de ce qu’on attend dans l’histoire du gamin : son mal de mer, ses troubles d’anxiété, son œil paresseux… Autant de signes qui nous semblent indiquer, d’une manière énigmatique, ce qui se passe et ce qui va se passer : la mer en flamme, fuocommare. Et doucement on glisse dedans. Le détour du point de vue de l’enfant sert à déjouer nos idées reçues, à frustrer nos habitudes attentionnelles. Mais enfin l’approche s’achève et on rejoint la mer et ses histoires : des histoires inavouables de dérives, de peur et d’espérance qui croisent le dispositif militaire des secours et se terminent dans les centres d’identification. On y arrive, après un long, indispensable délai. On a gagné entre temps le regard cinématographique de Rosi : un regard dégagé de tout jugement, de toute hystérie, de toute urgence, dont la propreté impassible est un exercice de grande justesse. L’événement se produit, à nouveau : des êtres humains atteignent les côtes européennes après un voyage périlleux, ils les atteignent épuisés (parfois, ils ne l’atteignent que peu après leur décès). Leurs corps vibrants (malgré toute fatigue) de vie et d’émotion, leurs âmes palpitant de terreur et d’espoir sont accueillis par la machine étatique efficiente et glaciale. On est face à la catastrophe, à un sublime ordinaire. Existe-t-il du « majestueux » humble et réservé, sans héros ni gloire ? Existe-t-il une compassion stoïque et ferme qui semble découler d’une espèce d’irréparable olympien ? Si oui, c’est ainsi qu’on est en train de regarder l’histoire (en dehors d’elle-même).
“J’ai perdu tout de même la gloire que je méprise. J’ai tout perdu hormis l’amour, l’amour de l’amour, l’amour des algues, l’amour de la reine des catastrophes.”, Robert Desnos
- Nombreux sont les théoriciens et les cinéastes qui ont exprimé un tel avis, chacun selon sa propre perspective : de Deleuze au Barthes de la Chambre claire en passant par Tarkovski.
- Rosi a souvent expliqué que la rencontre d’une localité unique est transformée par son travail documentaire dans quelque chose hors du temps ordinaire qui est de l’ordre du mythique ou de l’archétype. La caméra exercerait, dans ses œuvres, une action d’abstraction esthétique du particulier.
- Il faut entendre ce « nomade » comme un modèle d’existence qui s’inscrit dans l’espace empirique et ouvert du Rhizome, en sortant des coordonnées officielles et majoritaires de l’Etat et de l’histoire (la Nomadologie étant le contraire, la suspension de l’histoire). Le déplacement nomade marquerait sa carte, plutôt que suivre un calque. La référence est évidemment aux catégories de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille poteaux, Paris, Les Editions de Minuit, 1980.
- Probablement Rosi nommerait ce geste « soustraction » au lieu de « perte » (en soulignant une forme de décision subjective). On se souvient par exemple de son avis pendant un entretien américain : « And it’s always a matter of subtraction. Take it out ! Take it out ! Take it out ! »
- D’une certaine manière il est affaire d’un ciné-care (de sa possibilité et de son éventuelle méthode). En effet le verbe care de cette phrase de laquelle notre réflexion a démarré implique un réseau compliqué de références. Une véritable théorie du care (voir, par exemple, la synthèse de la revue Multitudes 37/38) existe et essaie de déployer la richesse d’une telle notion où plusieurs gestes (tels que faire attention, prendre soin, importer…) s’entremêlent.
- C’est l’avis de G. Deleuze et F. Guattari : « Le multiple, il faut le faire, non pas en ajoutant toujours une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement, à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 (c’est seulement ainsi que l’un fait partie du multiple, en étant toujours soustrait). Soustraire l’unique de la multiplicité à constituer ; écrire à n – 1. Un tel système pourrait être nommé rhizome. » (op. cit., p. 13)
- Voir Giorgio Agamben, Pulcinella o il divertimento per li regazzi, Roma, Nottetempo, 2015.
- D’ailleurs Bruno Latour ne se lasse pas d’expliquer que la politique n’est pas le résultat d’un universel unitaire déjà présent, mais d’une médiation immanente entre particularités conflictuelles (voir par exemple « Guerres des mondes-offres de paix » in Ethnopsy. Les contemporains de la guérison, numéro spécial, Colloque de Cerisy, Guerre et paix des cultures, 2000, p. 61-80.). C’est un travail de diplomatie et le documentariste est d’un certaine manière gardien de la communauté qui vient car il est un médiateur.
- « In my film, nobody complains. In many documentaries there’s always this complaining and explaining, or explaining and complaining. First you have people complaining about something, and then we see an explanation of why they complain about something. So in my film nobody complains about their situation. I don’t want you to know it, and I wouldn’t try to solve it. It’s quite intentional. » (Gianfranco Rosi dans un entretien américain de juin 2014)
- http://cineuropa.org
Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 13, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0013, accès libre)