Observations à propos de « La Vie RFA » de Harun Farocki

Martine Gradoni

La plupart des films de Farocki sont des incitations à réfléchir sur le ou les thèmes qu’il propose à travers son montage (ou son commentaire, suivant les films). On serait presque tente de le qualifier de « philosophe », « d’essayiste » par l’image. Dans La Vie RFA, les alternances de saynètes composant le film jouent comme les diverses facettes d’une mosaïque dont la cohérence est thématique. En effet, qu’est-ce qui rassemble ces diverses séquences de thérapies, d’apprentissages par « mises-en-situation », cette séquence d’un groupe essayant de composer un repas, de femmes apprenant des codes de bonnes manières (de table), cette démonstration du bon fonctionnement de ceintures de sécurité… et le tout scandé par les images redondantes de tests industriels pratiqués sur des marchandises : lit, fauteuils, autres ?

S’il n’y a pas là une mise en parallèle des hommes et des choses, je veux bien changer de lunettes. Ce qui peut sembler encore plus déroutant, c’est la première scène : le doublage son d’un film porno. Mais, quoi, il a le droit d’introduire d’emblée l’image-idée d’un décalage, d’un « faux » sur le « faux » lequel, comme chacun sait, est un moment du vrai.

Serait-ce que, derrière tout cela, on nous resservirait cette vieille notion, passée à la trappe dans les années 80, je veux parler de l’aliénation ? Pourquoi pas ?

Car, enfin, que se dégage-t-il de l’ensemble des séquences sinon l’image d’un être humain un peu perdu, qui n’a plus de compréhension globale du monde dans lequel il vit, qui parfois ne semble plus même savoir qui il est, où il en est. Un être humain qui, comme ces marchandises testées, se conforme, se calibre au moyen de ces techniques qu’on lui propose : psychothérapies (familiales, de groupe, motriciennes), jeux de rôles, mises en situation avec ou sans témoin vidéo, avec mannequins ou autres simulacres.

Au fait, il n’y a pas qu’un type d’être humain. J’allais oublier l’autre, celui qui dirige, qui supervise, qui commente, celui qui aide à se conformer. Ce dernier, on l’appellera le médiateur. Lui, il sait quelque chose, il possède une technique, il a des certitudes, même si elles sont fragmentaires. Dans l’image redondante des tests, il figurerait la machine à tester, elle-même.

Son but est de faire passer l’individu inadéquat, ou mal ou pas encore adapté, de l’autre côté.

Mais alors, l’être humain bancal va comprendre le monde, me direz-vous.

Optimistes que vous êtes !

Dans La Vie RFA (ou ailleurs, ou ici, dans le costume uniformisant d’une pensée unique), l’individu doit avant tout remplir une fonction. C’est pour cela qu’on se donne tant de mal, socialement parlant, pour le former.

Le médiateur-passeur, à l’aide de tout son appareillage ou de son outillage mental, cherche à optimiser l’action, il ne fait pas que réparer. D’ailleurs, lui-même fait confiance à la division du travail : les situations dans lesquelles il va plonger son patient, son élève, sont des préfabriqués de situations.

Qui les a conçus ? On ne sait, sans doute un autre, un spécialiste. De spécialisation en spécialisation, de conformité en conformité, quelque chose se perd, ne vous semble-t-il pas ?

Peut-être derrière ces adéquations à une tâche, à une fonction, un rôle, c’est aussi l’adéquation à une société qui est supposée acquise. Mais à quel niveau ?

Comme simple rouage, qui sait ? Et tous de s’efforcer à bien faire ce qui « doit être fait », je parle de tous ces gens qu’on voit dans le film de Farocki.

Oh, par-ci, par-là, un qui renâcle, une qui a l’air de se demander si elle est bien concernée par ce qu’elle est en train d’accomplir, ce que ça signifie, en bref, tout ça. Mais dans l’ensemble, on y met du sien, on essaie de performer, on s’applique à peaufiner sa présentation à une ANPE, son argumentaire pour une assurance, on optimise son rendement dans le but sans doute d’être compétitif sur le marché.

Et revient le leitmotiv des images industrielles, ça calibre.

Le médiateur, tiens, revenons-y au médiateur. Ce savoir qu’il possède est parcellaire, cela ne l’empêche pas de jouer lui aussi sa fonction. Telles les sage-femmes (à l’apprentissage) que l’on voit à un moment du film, il opère le passage du chaos, de l’ignorance à la mise en pratique, à la compréhension.

Deux exemples pour contribuer à votre édification :

  1. Passage à la mise en pratique = savoir bien se présenter, savoir s’y prendre pour fourguer une assurance-vie sans effrayer le client par l’évocation de son éventuelle disparition…
  2. Compréhension = choisir l’objet domestique – ici la cuisinière – pour se projeter en lui et ainsi mieux se connaître.

Bien sûr, j’ai évoqué les perles, il y a plus fin, mais ce n’était que dans le but d’une mise en évidence de l’inanité foncière de l’entreprise.

En tout cas à sa façon, parcellaire comme nous l’avons dit, le médiateur est le représentant d’une société globale, dont il est également l’écran. Il est installé dans un savoir reconnu, il est « dans la course » et il aide à se mettre « en piste ». Ce dont il est le substitut, qu’il représente par son petit bout de la lorgnette n’est jamais remis en cause, qu’il s’agisse du monde du travail ou de la société en général.

Quant à la raison pour laquelle les individus se font former, elle est simple, il s’agit de s’intégrer, dans le travail ou dans une vie sociale « normale ». Comme chez Procuste, tout ce qui dépasse doit être coupé. Et ils participent eux-mêmes du découpage. Le plus étrange, c’est que dans cette frénésie de mise en conformité, on a l’impression que tous ces individus sont là sans y être, qu’ils sont à côté de leurs pompes. D’où l’évocation de ce bon vieux terme d’aliénation, tout à l’heure, je veux dire plus haut.

Pourquoi le médiateur comme écran, me direz-vous ?

Par le simple fait qu’il concentre les sujets sur une activité particulière vers laquelle tous leurs efforts vont tendre. Parce qu’il est auprès d’eux, le participant estampillé du monde du travail, et que, tout en le sous-entendant, il ne met jamais en lumière son organisation, son mode de fonctionnement. Il n’est pas là pour ça, certes, toutefois ce pourrait être intéressant de se demander pour qui et pourquoi on s’apprête à faire ce que l’on va faire. Histoire d’être en accord avec ses propres actions, par exemple. Et Farocki de prendre un malin plaisir à mettre sur écran, bien en évidence, l’absurdité de ces situations. Mais la société globale, le monde du travail en général paraissent si compliqués à tous ces individus s’abîmant dans leur programme, un peu comme les « voies du Seigneur » dont on sait qu’on les parcourt sans savoir où elles mènent. Ces voies, elles sont « derrière » le médiateur, bien touffues, pas des « voies royales », alors mieux vaut laisser tomber. D’ailleurs y pense-t-on seulement ? Non, dans le film, tous ces gens sont bien rivés à leurs tâches, ils ne lèvent pas le nez. Qui les a cloués là ? La Vie RFA, c’est une drôle de galère, ne trouvez-vous pas ?

Peut-être cet article n’est-il qu’interprétation personnelle, broderie autour de thèmes qui sont chers bien plus à l’auteur de l’article qu’à celui du film, mais j’ose espérer que je n’étais pas à côté de ses pompes quand j’ai chaussé mes lunettes pour voir ce film de Farocki.



Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 27, 3e trimestre 1996)