Parodie et autobiographie dans l’auto-documentaire américain des années quatre-vingt

Sherman's March de Ross McElwee et Roger & Me de Michael Moore


Marie Danniel-Grognier

On sait l’impact de la pensée derridienne dans la culture américaine post-moderne, notamment de sa théorie de la déconstruction et de « la métaphysique de la différance ». Et pour traiter du schéma autobiographique tel qu’il apparaît dans certains non fiction films des années quatre-vingt aux États-Unis, notamment dans les deux œuvres séminales que je propose de traiter : d’une part, le premier opus de Ross McElwee, Sherman’s March, et de l’autre, le premier film de Michael Moore, Roger & Me, on partira simplement du constat derridien que « l’autobiographie ne saurait exister ; elle ne peut être que parodique ». Et lorsque, dans le champ littéraire, on songe aux textes autobiographiques de Philip Roth, on comprend pleinement cette remarque qui va cependant au-delà de la provocation, et met fin au long silence (ou tout au moins à la complaisance) de la critique concernant les relations ambiguës qu’entretiennent le cinéma et l’autobiographie cette dernière ayant auparavant entretenu les mêmes relations ambiguës avec la littérature). La définition de l’autobiographie par Lejeune comme « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » a été la référence indiscutable de tous les théoriciens (Eakin, Gusdorf, Derrida et d’autres) ; elle s’est ensuite érodée avec l’expérience soutenue de la lecture de textes autobiographiques, l’arrivée de textes critiques comme ceux de Barthes et de Derrida en particulier, et par conséquent la prise de conscience des enjeux majeurs : fragmentation du sujet, limites du langage, rapports de l’autobiographie à son référent, et enfin et surtout à son auteur. Qui parle, d’où parle-t-on, que me-veut-on ? Que m’apporte la lecture autobiographique de plus qu’un « salon d’essayage de rôles » ?… Et pourtant, depuis une trentaine d’années, on assiste à une recrudescence de l’écriture autobiographique en littérature, et au cinéma, à une explosion de cette écriture de soi — véritable phénomène de recentrement sur soi et repli sur la sphère privée — d’aucuns diront dérive — qui ne se lasse pas de s’exhiber tout en laissant le spectateur indécis entre fascination et rejet. C’est finalement la notion qui a fait la renommée de Lejeune, le pacte autobiographique, qui nous permet de remettre en cause tout l’édifice, ou tout au moins de percevoir certains textes autobiographiques comme parodiques, c’est-à-dire comme « imitation (satirique) d’un texte (sérieux) » — on considérera ici que le film est un texte et on aura l’occasion de revenir sur le film comme texte, en distinguant notamment ce qui appartient à l’expression autobiographique et ce qui relève du dispositif audiovisuel — (L’autobiographie est du côté du lecteur-spectateur donc, et je mets sur le compte de ce pacte le choix que je fais aujourd’hui de parler de ces deux films qui présentent tous deux, chacun dans leur style, une expérience d’écriture autobiographique que l’on va tenter de définir et éventuellement de déconstruire).

Mais revenons un instant sur cette équation détonante « autobiographie » + « film documentaire » dans le contexte américain des années 1980-90. Sur le plan épistémologique, les années quatre-vingt se caractérisent par la chute des idéologies et l’absence d’avant-gardes artistiques, de même qu’une baisse soudaine du sentiment collectif au bénéfice des microsphères, des histoires locales ou communautaires qui contribuent à légitimer les paramètres ethniques, sexuels, sociaux, linguistiques. Les oubliés de l’Amérique trouvent asile au cinéma, et plus particulièrement, dans le cinéma documentaire qui découvre ainsi sa vraie vocation : offrir à toutes les minorités une tribune pour exprimer leur différence, par une alternative aux circuits commerciaux inféodés à l’idéologie dominante de l’entertainment & du profit, et à l’histoire officielle. Le sujet semble être alors le plus petit dénominateur commun, l’extrémité de la chaîne sociale, le reste ; à l’aide de stratégies réflexives, il prend le pouvoir dans le film en arborant un JE parlant et proliférant, tout puissant dans l’enceinte du film. Le paradigme commun serait le traumatisme, qu’il soit social ou individuel — et plus important encore que la valeur du texte, son intérêt, son esthétique, c’est la signification anthropologique d’une conscience en quête de sa propre vérité — ce qui déjà ouvre la porte aux éventuelles impostures, car notre ère, dite post-moderniste, est précisément celle de la transgression volontaire des limites génériques.

Le cinéma expérimental des années cinquante-soisante-dix a montré la voie au cinéma documentaire contemporain. À l’instar de cinéastes comme Jonas Mekas ou encore Kenneth Anger, dont les œuvres, inspirées de celle de Whitman, constituent de véritables « Song of Myself », certains documentaristes américains produisent, fabriquent plutôt, des films et des vidéos avec une technologie volontairement artisanale (pas de sons synchro, pas d’éclairage, pas de prises multiples, emploi d’images et de symboles forts au lieu de séquences complexes souvent dramatisées…) ; ils mettent l’accent sur les (petits) événements de leur vie qu’ils présentent comme des exemples d’expérience culturelle. À l’opposé des premiers récits autobiographiques littéraires d’hommes hors du commun, de héros, ces cinéastes sont de simples anonymes — tels Ross McElwee et Michael Moore à leurs débuts — et c’est là toute leur légitimité, leur vérité ; leur récit en est d’autant plus remarquable que le film atteint un degré de fiabilité et d’intimité jamais atteint auparavant puisque nous pénétrons leur univers sans idées préconçues — à quoi bon broder, « fictiviser » le récit d’une vie pour laquelle personne n’a de référent ? Un crédit immédiat et absolu est donc accordé à ces premières œuvres personnelles ; on peut citer les œuvres de cinéastes comme Ed Pincus, Alfred Guzzetti ou Martha Coolidge — dont la subjectivité, loin de constituer une barrière infranchissable entre l’émetteur et le récepteur, est justement le garant de son authenticité et de sa circulation.

L’autodocumentaire met donc en évidence le fait que le documentaire peut être un lieu de la subjectivité autobiographique — idée qui fut en son temps anathème pour les documentaristes, notamment ceux de la tradition du documentaire d’observation et du cinéma direct (Pennebaker, Leacock, Wiseman) qui proscrivait, en théorie, la moindre subjectivité, allant jusqu’à exclure l’usage d’une voice over, et concevant le cinéma comme un medium transparent entre la réalité extérieure et la perception du spectateur. Mais en retournant leur caméra et leur micro sur eux-mêmes, et en plaçant rigoureusement le Moi au centre du travail filmique, ces autodocumentaristes ont compliqué singulièrement et durablement les relations entre le film documentaire et la réalité qui les entoure, le monde historique. Ainsi, on peut avancer que l’écriture autobiographique au cinéma, fait voler en éclats, mais de manière salutaire, les frontières documentaire/fiction, laissant au lecteur-spectateur l’appréciation de ce qu’on lui montre. Tout récit d’une vie est nécessairement un document sur l’auteur, dans sa relation à lui-même et au monde, et en même temps une fiction dans la mesure où toute écriture autobiographique se fait en langue, proposant de fait une représentation symbolique d’une réalité hors de portée.

L’autobiographie est avant tout un projet d’écriture, une façon de se positionner dans le monde, nous l’avons vu. Les traits discriminants en sont l’identité de personne entre auteur-narrateur et personnage, rarement remis en cause dans l’autodocumentaire — et la signature généralement en est le garant — le cinéaste s’auto inscrivant dans une famille, avec une généalogie qui fonde son identité de cinéaste et de personne — le premier objectif de Michael Moore sera précisément de s’inscrire dans une lignée d’ouvriers à Flint avant de pouvoir légitimement investir le terrain. On pourra s’interroger sur l’apport de l’image, et notamment de l’image du corps dans sa relation avec la voix autobiographique incarnée dans la voice over, mais pour l’instant on mettra surtout en avant le caractère hétérogène de l’autobiographie au cinéma. Mais voyons maintenant comment McElwee et Moore exploitent ce schéma autobiographique à leurs fins.

Sherman’s March (Ross McElwee, 1986) 1

McElwee est bien l’enfant de ce logocentrisme décrié par Derrida.

Écrivain de formation (avec une courte expérience d’autofiction), puis professeur de cinéma à Boston et enfant du cinéma-vérité, il se lance en 1985 dans la réalisation de son premier long-métrage, Sherman’s March. Il s’agit d’un projet documentaire de facture classique sensé retracer la guerre totale menée par le Général nordiste William Tecumseh Sherman et de partir sur les traces encore perceptibles de cette guerre de Sécession dans le Sud. Ayant obtenu quelques subventions, il s’apprête à tourner son film, mais décide auparavant de s’arrêter rendre visite à sa petite amie qui vit à New York. Cette dernière lui annonce qu’elle le quitte pour retourner avec son ancien amant. Atterré par cette nouvelle, il s’installe quelques jours dans un loft afin de réfléchir à ce qu’il va bien pouvoir faire, tant sur le plan personnel que professionnel.

Cette rupture amoureuse provoque une double rupture dans le film : à la fois narrative et stylistique. La crise qu’il traverse affecte la façon dont le sujet pense, dont le sujet vit. Il n’est plus question de documentaire historique, ni de narrateur objectif et non engagé, comme il l’a appris de son professeur Richard Leacock. Sa vie sera le seul objet de son projet autobiographique, avec pour trope principal, l’ironie qui permettra la bonne marche du récit et sa respiration. En pleine crise d’identité, et en compensation de son échec amoureux, McElwee change pour ainsi dire son fusil d’épaule, et décide de se lancer dans une quête de l’amour, ou plus exactement une traque de l’amour idéal, armé d’une caméra sensée agir comme un révélateur du monde, des autres et de lui-même. Personnage introverti et névrosé, il sait que le seul moyen qu’il a de rencontrer des femmes, c’est par le biais de sa caméra, appendice phallique dont il joue avec une perversion certaine et une certaine distance. Il saisit littéralement les femmes, souvent dans des moments privés et poses démystifiantes, allant parfois jusqu’à l’impudeur qu’il manipule au montage, par l’oubli de son par exemple, ce qui nous confronte à des scènes quasi pornographiques et absurdes. Rencontre, relation et abandon constituent le prototype qu’il va reproduire compulsivement selon une dynamique de l’échec qui constitue le moteur principal du récit. Et se faisant, il retourne sur les lieux de la guerre de Sécession, lieux qui se trouvent être aussi les lieux de son enfance passée entre la Géorgie et la Caroline du Nord où ses parents vivent encore — le premier lieu visité sera d’ailleurs symptomatiquement la maison du père qui, en lui renvoyant l’image d’un cinéaste futile, le condamne à errer sur les routes de la région, allant du cercle familial au cercle des femmes convoitées, en passant par les lieux de mémoire liés à Sherman.

Le film ainsi franchit la première frontière de ses limites poreuses : celle de la biographie initiale vers le récit personnel, de l’objectivité vers la subjectivité, du public vers le privé, de l’autre vers le Moi. En opérant en fait un glissement sémantique de History vers His-Story (de l’Histoire vers son histoire) comme de History vers Hysteria (de l’Histoire vers l’hystérie). D’une situation autobiographique théorique, on a principalement l’autoportrait et le souvenir comme stéréotypes narratifs et le journal comme organisation textuelle. Mais l’élément déstructurant de l’écriture autobiographique est indéniablement le contrôle très relatif exercé par la voice over qui refuse la toute-puissance, cette God-voice commentary idéale et surplombante du texte documentaire idéal tel que le préconisaient les Grierson et autres Pare Lorentz. 2

À cette inatteignable modèle, répond une voix plurielle, à la fois proche et distanciée, directe et indirecte. Il convient de préciser qu’à l’image de Jonas Mekas qui composa sa voice over quelques 20 ans après l’enregistrement de ses images, McElwee met lui aussi un temps infini pour écrire ses commentaires, si anodins soient-ils, comme si une partie de lui résistait à la réactualisation de l’expérience perçue comme une souffrance.

Ainsi, le Moi autobiographique agit comme un filtre par lequel le monde historique nous est représenté. Il organise le récit selon une chronologie toute idiosyncrasique, nécessairement lacunaire et sélective, relatant la traversée des espaces. Voyage à la fois géographique en commentant les trajectoires erratiques du personnage et ses attaches émotionnelles, historiques en rappelant les faits et dates de la campagne de Sherman, et enfin et surtout voyage textuel en fournissant des passerelles entre les sources hétérogènes des différents récits, auxquelles correspondent des postures énonciatives distinctes et mouvantes : voix conversationnelle, volontairement brouillonne et trouée, comme s’il commentait en direct (à la manière du cinéma expérimental qui bouscule le temps du récit et le temps de l’expérience) et qu’il invitait le spectateur attentif à investir certains espaces du film. Voix plus confessionnelle, proche parfois du soliloque méditatif ou du rêve éveillé auquel ne semble parfois répondre que le vide intersidéral d’une autobiographie qui se donne en spectacle devant un miroir sans tain, ou dans un abri antiatomique, pour reprendre un des paradigmes du film (la terreur d’une guerre atomique). Le plus souvent cependant, la dérive solipsistique est évitée grâce au désamorçage opéré par l’ironie.

Sherman’s March est un documentaire hautement réflexif qui inscrit dans son discours même une interrogation sur la forme documentaire. Dans une confusion savamment orchestrée entre le Moi et l’autre, le film va superposer de façon assez sophistiquée deux récits apparemment rivaux qui vont progressivement s’interpénétrer pour ne former plus qu’un — structure en abyme, divisant le film, puis le divisant encore, puis le doublant pour finalement le renvoyer à lui-même. Se trouve superposée l’histoire de Ross McElwee — l’ostensible homme derrière la caméra, qui parfois s’aventure dans l’espace du film, dans les moments de dépression existentialiste et/ou de crise narcissique, sur le portrait historique du sanglant Sherman, sorte de figure sacrée qui n’est autre qu’un procédé structurant vers lequel le récit personnel revient toujours. Comme Ulysse de retour de la guerre de Troie, l’itinéraire de McElwee trouve son origine dans le champ militaire. Le schéma traditionnel de la quête se trouve naturellement dissimulé dans le récit autobiographique. Une telle figure héroïque est donc par conséquent toujours masculine et de plus, motivée par un désir de type œdipien — on reconnaît en effet, à peine parodié cette fois-ci, le récit mythique du voyage vers l’âge adulte, le statut d’homme, la sagesse et le pouvoir qui y sont habituellement associés. Dans un tel scénario, les femmes ne constituent souvent que des obstacles que l’homme rencontre sur son chemin (les fameux opposants du schéma classique). Lorsqu’elles ne sont pas que des leurres, elles sont les objets de la quête du héros mâle, mais en considérant le nombre de femmes rencontrées, aimées et/ou abandonnées en moins de cinq mois de tournage, on est en droit de se demander si elles représentent le bon objet, ou bien si elles ne seraient pas que la pâle substitution de la mère disparue. L’état dépressif à répétition, les angoisses paniques de guerre atomique et les fantasmes de repli qui y sont associés, les souvenirs-écrans de son enfance qui jalonnent le film et justifient cauchemars, crises d’insomnie et apparitions inquiètes, et enfin le ressentiment à l’égard du père et le sentiment de culpabilité caractérisent un sujet hystérique — état émotionnel traditionnellement associé aux femmes. Il est absolument certain que McElwee a placé, après et en toute connaissance de cause, ces outils autobiographiques à l’intention du lecteur-spectateur ; le désir thérapeutique légitime et récurrent de l’autobiographie, est renforcé par le dispositif cinématographique qui place le spectateur dans une position d’analyste, à l’écoute que nous sommes de cette voice over dont le corps filmique, images et sons, en sont le symptôme, la boursouflure du texte. Isolé, ce désir thérapeutique serait néanmoins trop réducteur, et l’exhibition de ces désordres psychiques sert aussi (et surtout ?) à justifier les procédés narratifs et la quête même, ainsi qu’à apporter à ce portrait une épaisseur l’éloignant du pur exercice expérimental.

Il nous apparaît très vite que l’opposition Sherman/McElwee est traitée de façon incommensurablement drôle et peu politiquement correct :

  • Sherman est un conquérant, un valeureux soldat qui a battu Lee ; il représente par conséquent une sorte de figure du bien contre le mal, et ce, bien que les troupes de Sherman soient connues pour les plus basses exactions alors qu’ils avançaient victorieusement vers la mer : pillages, viols, destructions parmi les civils — en d’autres termes : un héros au sens occidental et traditionnel du terme.
  • Face à lui McElwee s’inscrit en plein contraste : artiste encore inconnu, d’origine sudiste, qui se trouve dérouté de sa mission pour une simple peine de cœur, avec l’humiliation en prime d’avoir été lâchement abandonné, et dont les élans romantiques ne sont jamais couronnés de succès. On peut cependant voir la caméra intrusive de McElwee comme une force de pénétration potentiellement aussi dangereuse que l’épée tranchante de Sherman.

Cette superposition sous-entend que dans l’esprit de McElwee les questions de guerre et d’amour ne sont pas totalement différentes, et qu’à la guerre Nord/Sud répond une guerre non moins dure à mener : La guerre des sexes. Rappelons à cet effet le sous-titre du film quelque peu éclairant : A Meditation on the Possibility of Romantic love in the South During An Era Of Nuclear Weapons Proliferation qui fait écho au sous-titre du film de Kübrick, Doctor Strangelove : How I Learned To Stop Worrying and Love the Bomb. La guerre de Sécession s’impose rapidement comme une métaphore vivante et polyvalente : discorde nord/sud ou homme/femme, Moi morcelé de McElwee et topographie du film qui s’apparentent à un vaste champ de bataille figurant le pouvoir de destruction de la caméra de McElwee, et enfin les formes illimitées du schéma autobiographique.

L’enchâssement des récits lui permet de mettre rapidement sur le même pied d’égalité Sherman le soldat assoiffé de gloire et McElwee le documentariste solitaire. Ainsi, la tolérance qu’il manifeste à l’égard de Sherman et de ses faits de guerre, c’est en fait à lui-même qu’il la destine, dans une sorte d’autoportrait parodique en creux plein de subtilités. On apprend que tous deux portent une barbe rousse, qu’ils ont une relation passionnelle au Sud, qu’ils ont manifesté les mêmes velléités artistiques, et enfin qu’ils ont été confrontés à une situation d’échec (McElwee n’est pas le documentariste intègre qu’il aurait aimé être, et Sherman a tenté en vain une carrière politique). Enfin, la mort de Sherman, le jour de la Saint-Valentin (ce qui est véridique) fait de lui un compagnon d’infortune, une sorte de « victime de l’amour ». L’allusion du sujet autobiographique à la mort étant un tabou, on remarquera l’ironie avec laquelle McElwee contourne l’interdit en exploitant son double dans la vision pessimiste qu’il a de lui-même et les fantasmes de disparition qui l’obsèdent. Et pour parfaire ce dédoublement autoparodique, McElwee revêt la tunique bleue à l’occasion d’une fête costumée, devenant une sorte de sosie pathétique de Sherman. Finalement, McElwee exhibe son masochisme en multipliant les scènes d’humiliation, très conscient de son échec à endosser l’habit du héros mâle classique, à l’image de toutes les figures sublimées que le film lui renvoie, dans sa diégèse — avec la rencontre du sosie de Burt Reynolds par exemple, ou dans l’évocation de Sherman — derrière Sherman et le Sud, c’est bel et bien la figure magnifique de Rhett Butler qui se dresse inaccessible, ou encore dans le fantasme des femmes qu’il rencontre (tourner avec un cinéaste comme Kübrick). La quête de l’amour semble dans cette optique n’être qu’un voyage ridicule, une farce tragique, si l’on songe à l’équation qui se met en place dans le tissage des séquences et des discours « le ventre maternel, la terre, la tombe, la femme ».3 On comprend l’échappée que McElwee s’est aménagée dans les interstices des récits, notamment, grâce à l’ironie qui, bien plus que de séduire le spectateur qui hésite perpétuellement entre la position de l’autre désiré ou du père castrateur, sert principalement à ébranler l’autorité toute puissante de l’interprétation psychanalytique, tout en reconnaissant son caractère indiscutable mais non fatal. Finalement, McElwee lui préfère le versant imaginaire et non résolu que lui offre le vertige historique — et autofictionnel.

« I film my life in order to have a life », avoue-t-il arrivé à l’apparente fin de son parcours, comme pour s’excuser. Comme un enfant devant le miroir, ou un homme devant la télévision, ou comme tout un chacun se regardant sur un enregistrement et se demandant « c’est moi, ça ? » — car il ne se reconnaît pas tout à fait, le film de McElwee offre une formule du type « auto-actualisation de soi » renvoyant aux débats évoqués plus haut et accréditant la thèse derridienne de l’impossible autobiographie. À force de contrer les éléments absurdes de l’autobiographie et à force de laisser des portes ouvertes à la déconstruction, le film s’achève sans qu’il y ait résolution du conflit œdipien qu’aurait représenté la composition d’un couple hétérosexuel et le mariage — ce qui aurait fait basculer le film dans la comédie, forme utopique et par trop conventionnelle pour McElwee, présupposant une société idéale et désirable à la Capra. Ainsi, fort heureusement, la figure circulaire, que dessinent contre toute attente les trajectoires du personnage, ne se boucle pas. McElwee part pour Boston, autre lieu originel — celui de sa famille de cinéma — pour commencer un nouveau travail dans le giron provisoirement retrouvé du cinéma-vérité. Au lieu de filmer sa dernière conquête, il laisse entendre qu’il va l’emmener au cinéma — preuve que le film lui a au moins permis de franchir un pas déterminant dans la construction du sujet.

L’histoire — son histoire, est condamnée sinon à se répéter, en tous cas à se poursuivre dans les films suivants. Dans Time Indefinite (1992), grâce probablement à la mort du (vrai) père, il se marie et parle de fonder une famille qui viendra à son tour habiter les opus suivants — ce qui de nouveau donne lieu à un retour aux origines, et donc à des angoisses : questions raciales et mésalliance, souvenir et transmission. En 2004, McElwee poursuit toujours son odyssée personnelle et sa quête identitaire à jamais irrésolue, avec Bright Leaves (traduite en France par « La Splendeur des McElwee ») dont le titre original dit bien le caractère polysémique des paradigmes choisis et le feuilleté de l’écriture — le cinéaste aborde des lobbies de l’industrie du tabac et leur responsabilité sur la population américaine, tout en poursuivant son récit autobiographique et familial dans ses points de collision entre les deux histoires ; la figure de proue en est son arrière-grand-oncle, magnat du tabac, ruiné par un concurrent et dont l’échec fonde une dynastie de médecins chez les McElwee, comme pour corriger familialement la faute.

Roger & Me (Michael Moore, 1989)

Sherman’s March constitue une sorte de texte premier pour les autodocumentaires et autofictions des années quatre-vingt-dix, et c’est à McElwee que le jeune journaliste radical, Michael Moore, doit son impulsion cinématographique, et sa naissance au métier de cinéaste. C’est auprès de lui qu’il prend des conseils pour écrire Roger & Me (tout en se formant techniquement auprès du documentariste Kevin Rafferty, réalisateur de The Atomic Cafe entre autres). Deux influences donc : l’écriture autobiographique quasi littéraire d’une part, et le pamphlet, la farce, qui présuppose une bonne connaissance des médias et une maîtrise du montage. Ainsi, Roger & Me oscille entre auto-inscription et parodie manifeste.

On s’intéressera tout particulièrement au prologue, car c’est dans cette ouverture interactive montée de façon extrêmement sophistiquée, que nous assistons au fondement de l’écriture moorienne et à la naissance de sa persona qui va hanter son cinéma, film après film. Et l’on se contentera ensuite de lister quelques variants et invariants du schéma autobiographique 4, et de jeter quelques passerelles entre les deux films.

On retrouve quelques traits discriminants communs aux deux textes : même posture problématique d’historien, mêmes jeux sur le mot histoire. Même personnification du cinéaste et jeu semblable entre les trois instances auteur-narrateur-personnage diégétique. Même dialectique de l’échec comme manifesto de l’Américain non-conformiste, local et autocentré, et même quête inquiète qui devient vite dérisoire. Roger Smith, l’enjeu de la quête, se révèle être une sorte de McGuffin hitchcokien, remplacé par le véritable travail du film. En se dérobant, Roger Smith laisse sans lutter le terrain à investir, contrairement à Sherman qui fonctionne sans jamais faiblir comme un véritable palimpseste. Même figure mock-héroïque aussi, même personnage picaresque ayant recours à des subterfuges pour arriver à ses fins, mêmes trajectoires erratiques qui ramènent toujours le sujet chez lui, sur les lieux même de la fracture originelle : l’abandon. Abandon du fils prodigue qui quitte le berceau de l’Amérique prospère et heureuse, Plint, et la grande famille de General Motors qui se confond avec sa famille personnelle ; et abandon du père symbolique, Roger Smith, alors PDG de GM, qui renie ses fils et transforme le cœur du monde en une cité fantôme. Sur le plan narratologique, mêmes récits enchâssés, ici jusqu’au vertige énonciatif, et même voice over stratège, et qui plus est, manipulatrice. Enfin même trope privilégié : l’ironie — une question d’éthique selon Moore, dont le ton dévastateur est sensé contrebalancer les absurdités du système ultra libéral, et les effets dévastateurs du discours du pouvoir. Il faut ajouter que contrairement à McElwee pour lequel l’idée documentaire constitue un idéal, Michael Moore souffre d’une véritable phobie documentaire — le discours scientifique étant selon lui totalement inapproprié et aliénant. Afin que son message puisse atteindre les consciences — nécessairement ouvrières –, Moore suit le même chemin que les réalisateurs britanniques qui trouvèrent asile à la télévision dans les années soixante afin de cristalliser l’audience recherchée : il s’adresse au plus grand nombre en déguisant son propos dans une sorte de produit audiovisuel hybride, à l’esthétique volontairement calquée sur le produit télévisé (alternance rythmée d’interviews et de séquences tournées en extérieurs), truffée de références populaires, surtout de figures héroïques mythiques ou de dessins animés dont il prend volontiers l’aimable l’armure… Ce faisant, le cinéaste exploite à dessein la propre nostalgie de son Moi- enfant, Moi-régressif qui renvoie au temps d’avant la Chute — le moment où le patron a changé de statut : passant de celui de père à celui d’homme d’affaires et de fossoyeur. Dans les deux projets, le film est envisagé comme une tentative de réparation du tissu : personnel chez McElwee, social chez Moore.

D’un point de vue strictement textuel, le texte moorien semble a priori plus autobiographique que celui de McElwee — la référence y joue d’ailleurs un rôle essentiel. Les invariants sont les suivants :

  • L’autoportrait : avant de débuter une telle entreprise, il importe de se présenter. Michael Moore, journaliste alternatif n’est pas une célébrité, et il doit donner l’illusion d’une certaine familiarité afin que son discours soit reçu et compris, et qu’il remporte l’adhésion populaire.
  • La généalogie est particulièrement détaillée. Il s’agit de s’inscrire dans la lignée, justifier la signature du nom, et les connections indélébiles de la famille Moore avec Flint constituent la vérité « supérieure » du cinéaste.
  • Le souvenir : le Moi-adulte, politiquement averti et pragmatique, nous raconte les souvenirs du Moi-enfant, souvenirs qui vont s’avérer pertinents pour la réception de son discours, ses capacités de mémoire, son intérêt précoce pour la politique de son pays, la particularité de son tempérament, déjà redresseur de tort et outsider dans l’âme.
  • Le visage de la mère, souvenir-écran de l’autobiographe. Ici, c’est l’absence de la mère que le sujet se remémore, le manque, l’arrivée de la sœur perçue comme une petite trahison. L’absence de la mère donne lieu à une série de substitutions maternelles sous les traits des stars du petit écran des années cinquante-soixante et des icônes de General Motors — procédé qui annonce deja sa vocation — autre invariant — de cinéaste-anthropologue, travaillant à se définir par l’absurde en utilisant toute une galerie de portraits décalés.
    On remarquera que seules les photographies exploitées dans une démarche clairement barthésienne, échappent à la contamination parodique et trouvent dans le dédale du film la voie de l’émotion juste.
  • L’école et la fin de l’enfance : les indispensables années de la constitution du sujet. Moore se démarque de sa famille et de ses racines ouvrières pour refuser un destin tout tracé — premier accroc dans le tissu familial et social — passage qui crée la culpabilité nécessaire au projet autobiographique.

De même, les déformations et lacunes que l’on a tendance à reprocher à Moore pourraient théoriquement se justifier. Comment se souvenir précisément de tout, tout en respectant la cohérence inhérente au récit autobiographique qui exige une relative chronologie des faits, et de plus, vérité ne signifie pas exactitude dans le champ de l’écriture. Mais alors, comment justifier ces fantaisies historiques et géographiques quand les événements historiques, parce qu’ils sont historiques, c’est-à-dire extérieurs à la réalité du sujet, s’organisent tous autour des contingences de l’agenda personnel du personnage. Véritable démiurge, Moore a la mémoire oublieuse, quand il s’agit de Reagan par exemple, dans le but de déconstruire le temps officiel — le temps des majors compagnies et de leurs jets supersoniques — en grossissant le trait, en filmant les pauvres toujours en hiver et les riches toujours en été par exemple. La parodie n’épargne personne, ni les ouvriers licenciés, ni le cinéaste lui-même, et ce dernier, en se représentant comme un bump-kin (un péquenaud, Américain moyen), affublé d’une tenue de camouflage, maladroit, peut s’infiltrer plus aisément dans l’arène de Flint, et porter sa critique par capillarité, contiguïté. Sa volonté d’être et de rester dans le plan, associée aux stratégies techniques du grand angle qui fait du corps en premier plan un véritable cache, répond de façon parodique à la volonté supposée de tout bon autobiographe de disparaître derrière son texte, le personnage « concret » n’étant souvent qu’un référent inutile. Ici, l’autobiographe, s’il s’agit vraiment de cela, prolifère et se multiplie, boursouflure du texte qui s’exhibe face à une Amérique anesthésiée et anorexique.

Film collage, Roger & Me, reste un objet cinématographique difficilement identifiable. À l’image de la position du personnage dans le film, le projet autobiographique semble devoir errer à la surface des choses. Pas de réelle introspection contrairement à la démarche de McElwee, pas même l’éventualité d’un repli du texte qui pourrait fournir une niche à une véritable quête identitaire d’autant que les opus suivants, ne creusent pas cette impulsion autobiographique, et se contentent d’un schéma réducteur et souvent systématique.


  1. On peut trouver ce film dans une collection DVD de l’ensemble de l’œuvre de Ross McElwee, comprenant notamment son dernier opus présenté au Festival de Cannes 2004 (Un Certain Regard) : Bright Leaves. The Ross McElwee Collection, produite par First Run Features, États-Unis, 2005, à ce jour essentiellement en version anglaise.
  2. Les années trente voient éclore et se développer deux mouvements documentaires aux approches sensiblement identiques : le mouvement documentaire britannique sous l’égide de John Grierson, et le mouvement documentaire américain commandité par Roosevelt, comprenant entre autres Pare Lorentz, Paul Strand, Joris Ivens, Willard van Dyke et Leo Hurwitz…
  3. « Tomb » et « womb » ou encore « bomb » résonnent tout particulièrement dans la langue anglaise.
  4. On peut se reporter à un travail plus approfondi de l’auteur sur l’autodocumentaire selon Michael Moore, dans le CinémAction n°115 consacré à « Utopie et Cinéma « , pp.238-248.

  • Roger and Me
    1989 | 1h31
    Réalisation : Michael Moore
  • Sherman’s March
    1985 | États-Unis | 2h38
    Réalisation : Ross McElwee
    Production : Homemade Movies

Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 133, 3e trimestre 2006)