Passages

Lucie Leszez, Monique Peyrière

Terrains, numéro annuel de La Revue Documentaires, s’attache à présenter des situations concrètes dans lesquelles un film documente un « terrain de vie » en créant les conditions d’une expérience collective entre plusieurs entités auparavant disparates : des personnes, des environnements et des techniques. En cela ce recueil d’articles s’inscrit en relais d’un numéro plus ancien qui s’attachait aux pratiques de fabrication d’un film fait « avec » les gens, ouvertes aux potentialités d’une « forme de vie ? 1». Terrains reprend ainsi l’idée de déplier des œuvres en train de se faire, en s’intéressant désormais aux pratiques filmiques qui s’ancrent dans un « milieu » dont elles vont explorer les contraintes. 
Pratiques localisées qui voisinent avec ce qui leur est étranger, voire hostile, pour donner forme et sens à une expérience, nécessairement singulière, de ce qui fait « terrestre ».

Pour se déplacer parmi les articles qui composent le numéro, nous avons eu l’envie de matérialiser une route imaginaire, sur laquelle nous avons planté quelques balises intitulées : « Au milieu », « Périphérie », « Proximités », « Futur antérieur ». La première s’attache à la variété et à la matérialité des expériences filmiques en haut d’une montagne, sur une île, le long d’un fleuve, au sein d’une forêt ; tandis que la balise « Périphérie » interroge les pratiques collectives d’une association qui se déploient sur un temps long, quarante années, à l’échelle d’un département, celui de la Seine-Saint-Denis. Ces articles valorisent leur environnement d’un point de vue inclusif ; ils en détectent les aspérités de surface, les sous-sols problématiques, les futurs à préserver, à inventer, tout autant que les potentialités d’apprentissages démocratiques.

Cependant, dans Terrains, il s’agit moins d’explorer un territoire que d’en repérer les forces médiumniques, celles qui émergent des expériences en cours et leur donnent sens. Les films exposés dans la balise « Proximités » interrogent finement la dimension critique de collectifs composés de cinéastes et d’habitants, à la manœuvre au Japon, à Saint-Étienne, en Afrique de l’Ouest comme en Colombie ; tandis que les articles réunis dans la balise « Futur antérieur » brouillent l’axe temporel de ce qui a été, pour penser ce qui aura eu lieu au Maroc comme au Chili, en 2034 comme en 2086, voire en 3024. À ces investigations filmiques virtuelles nous avons pensé ajouter un article hors balise, situé en territoire spirite. Il met en mouvement un agencement audacieux entre le cinéma et la littérature.

Ce numéro s’avance comme en suspens entre plusieurs terrains : en cartographiant le dehors et le dedans de chacune des balises, nous avons pris garde de laisser les bords suffisamment poreux, ouverts aux passages, afin que chaque lecteur et chaque lectrice puisse les recomposer à volonté. L’ensemble des articles cherche à faire vivre des entre-deux, entre des passés oubliés et des présents que créent de nouveaux attachements, entre des virtualités critiques et le désir de connexions inédites avec son époque. Les balises ne sont pas les points fixes qui délimitent des territoires aménagés. Elles incitent à penser les terrains dans leur verticalité : vivants sous terre et tournés vers les cieux. Un monde d’interceptions, le chemin visuel que nous propose l’artiste franck leibovici.


  1. 
La Revue Documentaires, Monique Peyrière et Christophe Postic (dir.), » Le film comme forme de vie ? » , no 29, 2018.

Publiée dans La Revue Documentaires n°34 – Terrains (page 9, Novembre 2024)