Denis Gheerbrant
À l’origine du désir d’image, il y a cette émotion d’adolescent devant le vaste monde dont nous avons tous fait un jour, sur un mode ou un autre, l’expérience : l’impression de le voir comme un spectacle dont une paroi de verre nous séparerait. J’ai le souvenir très précis du sentiment que j’ai eu devant une photo en train d’apparaître dans le bain du révélateur : celui que la réalité devant laquelle je m’étais trouvé était bien réelle puisqu’elle avait impressionné une surface sensible, c’était donc vrai. La photo était là, cette femme vêtue de noir devant ce mur blanc, dans cette lumière, cet instant archivé sous forme d’une image parmi d’autres.
De “l’autre côté”, donc, il y a cette humanité qui a l’air de savoir ce qu’elle vit et me donne (ou me donnait) le sentiment que les autres ont ce savoir de la vie dont je serais dépourvu, d’où l’envie de les approcher pour essayer d’en grappiller quelque chose. Plus tard, ma vie, et le cinéma dans ma vie, feront que je réaliserai qu’ils ont peut-être tout simplement un savoir différent parce qu’ils sont différents.
Alors même que filmer procède du désir de me raccorder au monde, il me faut pour cela à la fois me mettre dedans et dehors, puisque derrière ma caméra. C’est pour cela que je parle, pour entrer en jeu avec l’autre, créer un pont de part et d’autre de la caméra. Puisque que je prête un savoir à celle ou celui que je filme, je la ou le questionne. Chronique d’un été : devant la caméra de Jean Rouch, Edgar Morin explique à Marceline Loridan qu’ils font un film pour comprendre comment “les gens font avec la vie”. De cette question déclinent toutes les autres, elle établit une égalité entre nous, celle d’un homme qui en questionne un autre sur son expérience d’être humain.
C’est comme cela que je vis, presque, plein de vies !
15 décembre 2015
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 17, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0017, accès libre)