Gérard Weil
“Cette ligne rouge me frappe, comme si c’était du sang 1.”
C’est à mi-voix ce colloque au-dessus de la table lumineuse avec l’archive, ce déchet, ce rien, ce bout de nitrate en voie de décomposition. Cadrons plus serré. C’est le jeu : dans un coin du photogramme à demi rongé, des silhouettes en blanc, on distingue leur képi. « S’agit-il de soldats ? », interroge l’opérateur – c’est Yervant Gianikian – avec beaucoup de douceur.
Si le permettait l’état de la pellicule, projetées sur un écran, ces images bout à bout reconstitueraient sans doute un morceau de la réalité, comme on en voit dans les films d’archives. Et passent les soldats, cheminant dans la neige, sans nom, sans voix. Et le spectateur, que l’originalité de la séquence ne frapperait sans doute pas, se dirait vaguement : « Il n’en mourut pas tant que ça, ce jour-là. »
C’est précisément l’anonymat de la trace qui ne va pas de soi pour Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. Que l’image d’un être est cet être lui-même, tel est le principe, ou la règle éthique, ou plus simplement le constat dont procède, immense, inquiète, inlassable, l’œuvre des cinéastes. A rebours de la synthèse (de l’image au mouvement) inhérent à l’exercice du cinéma des Lumière, ils se réfèrent aux expériences chronophotographiques d’Etienne-Jules Marey : décomposition du processus en images arrêtées, puis recomposées, réagencées, recadrées, démultipliées, enfin délivrées du regard mortifère dans lequel les avait enfermées le premier opérateur. Et ces témoins anonymes du xxe siècle nous sont représentés, comme si c’était la première fois, porteurs de la vie ou de la mort dont on avait voulu les priver.
Grande est la banalité du matériau rapporté, riche en morceaux kitsch, en stéréotypes de bas étage où suinte par tous les pores l’abjection de l’homme blanc. Scènes de chasse dans l’Arctique : de la mise à mort de l’animal, ils feront une icône critique. Portraits « pittoresques » de l’indigène tétanisé par le regard prédateur du colon. Processions interminables, les puissants et les misérables, les uns se donnant à voir, les autres étant dépossédés (c’est un viol) de leur apparence. Paysages, Indochine, Afrique, la bêtise épaisse au bon temps des colonies. Guerre, la règle est d’y mourir.
De ces vues banales, vulgaires, orientées pour le moins, voire imbibées d’idéologie guerrière, fasciste et colonialiste, sont nés des films troublants. La Grande Guerre : Prisonniers de la guerre (1995) ; Sur les cimes tout est calme (1998) ; Oh ! Uomo (2004). Le fascisme : Le Miroir de Diane (1996) ; Pays barbare (2013)… Le colonialisme : Du Pôle à l’équateur (1986) ; Images d’Orient – Tourisme vandale (2001) ; La Marche de l’homme (une installation, 2001)… En sachant que le corpus excède, et de beaucoup, cette courte liste qui sert ici de premier jalon : à ce jour, sont recensés 70 films (courts, moyens et longs métrages) et 16 installations.
Oui, le passé nous regarde, même si nous ne savons pas très bien comment. Nous n’avons rien oublié, c’est vrai l’histoire nous encombre. Il vaudrait mieux tourner la page, c’est entendu. Nous n’aimons pas beaucoup l’idée d’avoir à payer pour les crimes de nos aïeux. Nous aimons mieux penser que l’histoire commence avec nous. Ma génération, et basta ! S’il était ici permis de tracer un parallèle audacieux. Avançons l’hypothèse que l’histoire, impensée, forme l’inconscient démesuré de notre société. Et que son refoulement, le désir d’oubli, s’il éteint le conflit fait surtout le lit d’une sorte de névrose collective où les peuples s’enferrent.
C’est cela, justement, la scène primitive de l’histoire contemporaine, et c’est à son dévoilement que travaillent les cinéastes au moyen de ce qu’ils appellent leur « caméra analytique ». Terme dont la connotation freudienne, à notre connaissance, n’a jamais été évoquée par ses inventeurs. Filmer la guerre, la mort au travail, l’homme objet, le colonisé, c’est déterrer, dénicher, mettre au jour, exhumer. Analyser les restes. Car l’appareil analytique existe et les cinéastes le décrivent avec un grand luxe de détails. Il permet le déroulement du matériel abîmé, qui est éclairé grâce à des lampes à température variable. La caméra proprement dite constitue le cœur du dispositif. On comprend qu’elle est très mobile et peut, au choix, respecter l’intégralité du photogramme ou en prélever un fragment « dans les zones marginales de l’image, dans les parties incontrôlées du cadre 2 », manière de braconnage à travers cette lucarne étroite largement ouverte sur l’infini.
« Nous avons vécu pendant deux années entières dans une chambre noire, manipulant des centaines de milliers de photogrammes, avec le risque permanent que le nitrate s’enflamme. Nous avons fini de monter Du Pôle à l’équateur en montagne, sur les lieux de la Première Guerre mondiale. Sur les antiques fosses communes, il y a encore de grandes fleurs bleu ciel avec des épines 3. » Du Pôle à l’équateur est aussi, peut-être, la traversée de la fascination qu’on éprouve à contempler des corps meurtris. C’est la bêtise du regard de l’homme blanc retourné comme un gant. C’est, enfin, battre en brèche la naïveté d’un cinéma mimétique où l’image est manipulée.
A l’inverse, la plus petite unité cinématographique, mais on voit bien que vacille la notion même de cinéma, est plus que le cliché nostalgique d’un moment révolu. Il faut comprendre ceci : lorsque leur caméra analytique étire l’instant de la mort d’un homme, il nous la fait voir en vérité pour la première fois, l’image initiale ayant été démultipliée, donc rendue visible à la seconde prise de vue. Là, « dans une chambre noire », où furent visionnés les 347 000 photogrammes constituant Du Pôle à l’équateur. Un film ? Non, un tombeau, une sorte de fosse à ciel ouvert où les morts redeviennent vivants.
La forme entrevue est d’abord un corps, et donc la preuve ultime de ceux qui sont tombés. « Nous voulions récupérer l’instant où le soldat est touché et tombe. Cela se déroule dans un temps presque infinitésimal, parfois en l’espace de trois photogrammes à peine, si bien qu’au cinéma, lors d’une projection normale, on ne faisait souvent que le ressentir, sans le voir vraiment 4. » Certes, l’archive est ambiguë : trace, document, elle parle aussi pour le présent. Mais elle se révèle surtout dans l’exhibition par laquelle on l’offre au regard d’autrui, mise au jour exigeant de la patience, une passion somnambulique aimantant le regard dans les abîmes du temps.
Le Miroir de Diane (1996) en offre la confirmation, non sans ironie, puisque le service rendu par l’histoire au politique bénéficie d’abord à Mussolini. Mais, l’histoire, la grande ou la petite, comme on voudra, ne s’arrête pas là. Ce film étrange et sourdement démonstratif évoque un épisode peu connu, celui de l’assèchement du lac de Nemi, près de Rome, en vue d’asseoir le fascisme italien sur la puissance et la gloire de l’Empire romain. En ces lieux, dit-on, le culte de Diane était célébré. Et deux temples navires, du temps de Caligula, attendaient dans la boue qu’on vînt les dégager. Ce qui fut fait par le dictateur italien, dont fascine le regard halluciné par un fantasme de grandeur. Nouveau Caligula, lequel, peut-être, se contemplait dans le miroir d’Énée.
Le film s’articule en trois temps : extraction des vestiges (Mussolini « en civil ») ; adoration dudit (« imperator ») par son peuple ; invasion de la Libye, guerre d’Éthiopie, bombardements, le gaz, la mort. La torpeur de cette pantomime alanguie est encore affirmée par les accords étouffés, vaguement psychédéliques, d’un accompagnement musical aux accents quelque peu subaquatiques. Métaphore d’une plongée dans les eaux troubles du passé. Plan serré d’un scaphandrier dont on ajuste le casque et visse le hublot. Son regard aigu, le pli amer de sa bouche, et sa forme qu’efface un rayon de lumière argentée. Que va-t-il découvrir ? Que va-t-il remonter ? Sur le fond vaseux du lac où croupit la carcasse des navires de Caligula, comme il doit se mouvoir lentement, et la musique de Keith Ullrich, dont on dirait qu’elle fuit les contours et la pesanteur, lui va comme un gant.
Lui aussi s’interroge : tout lui semble vague, sombre, indistinct. Tesson, mousse, racine ou poterie ? Non, Caligula, l’empire, la guerre et les cadavres d’Éthiopie. Il faudrait dire des corps, des morceaux de corps, recadrés de telle sorte qu’ils mettent le regard en déroute. Main (un doigt tendu), patte (on hésite à dire de quel animal). Le choix du détail significatif, au sein de la masse du matériel visuel, fait de nous, à leurs côtés, des témoins perplexes, vaguement sidérés. Nous sommes cet homme entre deux eaux. Et ce cinéma peut se dire expérimental en ce sens qu’on y peut faire l’expérience du passé.
Toi, public du xxie siècle, tu penses avoir tout vu : un mort est un mort, c’est dans sa nature. S’imaginent-ils, cette paire de cinéastes, apprendre à l’homme ordinaire des salles de cinéma quoi que ce soit ? Qu’il y a des morts à la guerre, ma foi, nous le savions déjà. Que le fascisme est impérialiste, on peut difficilement l’ignorer. Et que l’empathie n’est pas le point fort du colonial occidental, nous en avions comme un fort soupçon. Nous l’avons lu dans les livres, nous l’avons vu à la télé, et le reste est sur Internet, s’il est besoin de vérifier.
Au plat parler de l’évidence, ils opposent leur méthode, une certaine gravité. Prisonniers de la guerre (1995), dans ses dernières minutes, est l’un des points extrêmes où leur œuvre s’avance. Est-ce un champ de bataille après la bataille ? Des hommes debout (des officiers russes ?). La terre jonchée de corps entremêlés, austro-hongrois, peut-être. Ce n’est pas très clair, la scène est si réelle quoique très ralentie, qu’elle paraît inventée. « S’agit-il de soldats ? » La réponse est oui. Une charrette occupe l’arrière-plan, sur laquelle on les traîne. Et puis nous sommes (la caméra qui était là ce jour-là) dans une fosse creusée par une demi-douzaine d’hommes de peine. Certains très jeunes, le regard fuyant, indécis, toque noire enfoncée jusqu’aux yeux. Derrière, en surplomb, une charrette (la même ?), on décharge les corps, un temps d’arrêt, puis ils roulent au fond de la fosse. On se dit « Tiens, ils ont zoomé ». C’est cadré plus serré, plus intime. Devant, les fossoyeurs glissent vers la caméra un regard embarrassé. Tout cela très lent, tandis qu’à l’arrière un corps, un de plus, a roulé, qu’on emporte vers l’avant, on suppose qu’il s’agit d’égaliser les couches.
Te voilà piégé, spectateur. Tu te croyais à l’abri. Ne te retourne pas, ton regard est le quatrième côté par lequel se referme à l’avant le périmètre de la fosse. Raison pour laquelle, bien calé dans ton fauteuil, tu n’es pas très à l’aise. Tu as du mal à te défaire de cette impression : qu’ils t’ont pris à témoin, parce qu’ils savaient que tu les vois.
C’est évidemment dans cet échange que se cristallisent les enjeux de leur cinéma. Dans Hommes, années, vie, le regard caméra retourne au spectateur le sien lors d’une mise en terre. Ce geste est violent, car quoi – rien à faire – tu es pris à partie, tu dois, tu participes à ce que tu vois. L’opérateur, en somme, c’est toi. Notre confort à nous, public, n’est plus aussi parfait. Il y a un mort, on va l’inhumer. La preuve en est l’archive exhumée par leurs soins. L’indication, laconique, est suffisante : « Caucase, 1915. » Soldatesque et cavalcades, sabre au clair, ruines fumantes, une ville dévastée, une tête a roulé parmi les pierres. Cette ouverture sidérante, et qui reste à décrypter, montre un condensé de la geste génocidaire, dont les images sont portées par l’obsédant Stabat Mater de Pergolèse.
Puis la scène qui vient, on ne sait comment le matériel a permis de la reconstituer. Ici aussi, c’est l’homme au bord de la fosse qui structure la composition. Qu’est-ce donc ? Une caisse qu’on met dans un trou, puis une poignée de terre est répandue. Il y a un prêtre, il tient son crucifix. Puis un homme soudain, l’un de ceux qui portaient tout à l’heure le cercueil, te fixe et son regard forcément te demande : « As-tu vu ce que mes yeux ont vu ? » De la part du public, éduqué, concerné, sinon la gêne, du moins s’installe un peu d’embarras. Les auteurs, du reste, l’ont partagé : « Nous avons vécu avec angoisse le fait d’être regardés 5. »
Entendons-nous bien : il n’est pas coupable, le spectateur, le voyeur complice, mais sommé par autrui de se situer. Mettons qu’à ce moment-là se produit une fugace coagulation de la conscience, préalable à « l’élaboration morale » qu’évoquent les cinéastes. Telle est l’intention qui sous-tend leur travail, et sans laquelle elle ne serait qu’une volute esthétique sans lendemain. Pas question de faire comme au cinéma, le tabou du regard caméra reconstruisant le quatrième mur que Brecht avait voulu faire tomber. Non perdus, ce corps, ni l’enfant d’Arménie, ni cet homme priant, mais à contretemps. Ni tous ceux qui passent en procession : 1915, Caucase ; 1906, Saint-Pétersbourg ; 1918, Moscou ; 1935, République d’Arménie ; 1918, Azerbaïdjan.
Comme si, à l’échelle de la planète, opérateurs fascistes, touristes anonymes, témoins inintelligents du spectacle du monde avaient contribué, sans le vouloir, à l’élaboration d’une gigantesque photo de groupe de l’humanité. Photo de classe où l’on fixe attendri son propre visage, ou les traits de nos contemporains, et dont importe peu qu’ils soient morts ou vivants. Le schème en est obsédant : l’inconnu, l’anonyme au milieu de la foule, recadré, ralenti, croisant une fraction de seconde, en passant, le regard de l’objectif. Dans Pays barbare (2013), ce passant dans la mer humaine autour du cadavre de Mussolini. Dans Images d’Orient – Tourisme vandale (2001), le regard noir du jeune Indien bien mis, tranchant sur un groupe de figures occidentales à la physionomie soucieuse, craintive. Entendre, et c’est là l’objet de la mise en scène : d’autres jours viendront…
C’est un mouvement très profond de leur œuvre, et peut-être un trait de leur personnalité : dans ce qui est, impossible de ne pas entendre ce qui a été. Le présent, par essence, est de l’archive qui s’ignore. Sous l’époque, une autre époque. Les vivants et les morts se font des signes de reconnaissance d’une rive à l’autre du temps. Des notes de leur voyage en Russie (1990) : des rencontres, des hommes, des femmes, des dates. Ceux qui vivent encore ont connu Babel, Boulgakov, Sologoub. L’une est la fille de Mikhaïl Nappelbaum, « Le grand photographe de Meyerhold, Maïakovski, Akhmatova, Essénine, Blok, Gorki, Pasternak… 6 ». Kozintsev, Vertov, Eisenstein ? Leur souvenir n’est pas effacé.
Le récit d’une trouvaille au cours de ce voyage obéit sans doute à la même logique. D’abord, il y a des « fragments de matériaux concernant la famille impériale 7 ». Une partie des archives tsaristes déjà visionnées par Esther Ilyichna Choub pour son film sur les Romanov. « Nous examinons une bobine en la déroulant à la main. (…) C’est à ce moment que nous remarquons avec surprise [ce sont eux qui racontent, et le récit, dans la traduction qui en est donnée, a le ton d’une épouvante émerveillée] (…) une séquence presque “subliminale” constituée de quatre photogrammes 8 ». Quoi ? « (…) Deux personnages, un homme et une femme, d’âge indépassable, devant leur habitation, une petite cabane de branchages. L’homme et la femme, qu’on voit en pied, sont vêtus de lambeaux de peaux, de chiffons, de plumes. Plumes et pennes de poules forment un couvre-chef long et pointu. C’est un portrait, les deux regards du couple sont dirigés vers la caméra. Nous n’avons jamais vu une représentation documentaire de misère semblable à cette image qui éclate aujourd’hui sur l’écran pendant un sixième de seconde 9. »
Une telle occurrence légitime instantanément leur démarche : « C’est seulement à l’arrêt que l’image apparaît dans sa substance 10. » Le montage de la splendeur des Romanov et du dernier degré de la misère est le lieu de la plus grande tension. Il est d’ailleurs dans la manière de la documentariste soviétique, puisque la tension qui en résulte est justement le reflet de la violence engendrée par le rapport de classes. Révélation de la violence si la violence au sens fort est ce qui détruit dans l’homme ce qui le fait exister.
En témoigne obliquement, parmi ceux que nous avons pu voir, leur film en apparence le plus anodin, une ode mutique à la disparition de la personne : Le Carrousel de jeux (2006). L’œil – analytique – de la caméra observe un peuple de bois, de porcelaine et de plâtre, d’inquiétants poupons sans regard. Une main les retourne, sur la nuque est tatoué le mot « Germany ». Une heure durant, nous allons découvrir une collection de personnages vernis dont les traits parfois, l’expression de leur visage, hésitent entre le sourire et l’effroi. Naît le soupçon : se succédant, les images de vieux jouets, vous n’allez pas nous en faire toute une histoire ? Eh bien, si ! Ce geste obsédant de la présentation, on dirait de l’ostension, il ne vous rappelle rien ? Soulever le couvercle, la poupée dans la boîte y est allongée comme dans un cercueil de carton. Ce rapprochement de mauvais goût, n’en blâmons pas les cinéastes, c’est nous qui le faisons.
Exhumer n’est pas le terme adéquat à propos d’un objet qu’on déballe, à moins qu’on y projette en transparence la mémoire des charniers dont cette œuvre nous a par ailleurs montré les images. En effet, tout y est. Cette armada de pantins bancals est la métaphore décantée, capharnaüm désolé d’une humanité détruite par la guerre, le colonialisme et le fascisme. Deux petits bras de Celluloid sur une pièce de drap blanc, des pantins désarticulés dont l’enveloppe a souffert nous renvoient l’écho de Oh ! Uomo (2004), donnant à voir les grands blessés réparés de 14-18. Les trous sont comblés, les plaies recousues, les mains manquantes revissées, une ficelle, on tire dessus, hop ! La main mécanique saisit la cigarette, hop ! L’allume, hop ! La fume. Minime, la différence entre le baigneur aux orbites vides et l’homme revenu de la guerre, souriant du sourire un peu absent des aveugles, un œil de verre dans les deux cas devant réparer les dégâts.
L’homme démoli par la violence semble réductible à la mécanique des corps. Des bras, des jambes, articulés ou non, vont être refixés. De même est ambivalent le thème de la série, procession figée des produits manufacturés : même joue, même nez, même bouche, même face abîmée. Mais le rythme à ce moment s’accélère un peu, le montage est plus nerveux. Grands yeux, grands nez, sourires figés, ce léger emballement de la balade aux pays des jouets n’est pas sans intriguer. Manière, évidemment, de suggérer le drame sous-jacent. En fait, ce théâtre infime sert de masque à la réalité de la douleur. Vincere, le jeu de la guerre valant pour celle d’Éthiopie. Et Luftkampspiel pour un notable ensemble de conflits apocalyptiques ayant dissimulé règles, figurines et jetons de carton dans un espace à peu près vaste comme une boîte à chaussures.
Il est certain que cet inventaire forme une sorte d’art poétique où s’incarne leur démarche avec une grande pureté. Comme un bout de film est l’événement, parce qu’il est la trace de l’événement, jusqu’à ce point de non-retour où le support se liquéfie. De même, le joujou, le pantin, la figurine l’objet vaut pour ce qu’il représente, hantise pure de la violence. Et les bouts d’aliments, dans la vieille « dînette », ils se décomposent aussi, n’ayant rien d’appétissant, dans l’épaisseur du temps. Tout le malheur du siècle est reflété dans les yeux de ces créatures tétanisées. À rebours du cinéma d’animation, c’est leur immobilité qui les rend vivantes. Et lorsqu’une main se hasarde à les faire fonctionner, le mouvement qui s’ensuit, sec et mécanique, est une pantomime assez gauche et dépourvue de vie.
Ne dirait-on pas qu’ils sont un peuple muet qui frappe aux portes de notre mémoire ? Cela sonne un peu pompeux, mélodramatique. Mais le souvenir est brûlant, brûlant le souci de les accueillir. La quête des cinéastes à travers l’Europe et jusqu’à la Sibérie, épuisante, inquiète, interminable, en vue d’en retrouver les images enfouies témoigne d’un besoin vital. Et ces archives, disent-ils, sont notre propriété. Ce qui a disparu ne doit pas disparaître : « Lorsque nous nous trouvions à Leningrad, nous avons passé des nuits entières à photographier des photographies – de nuit, parce qu’elles devaient être restituées ; sur certaines d’entre elles, on voit par exemple des églises détruites et dépouillées. Si nous les montrons, c’est parce que le geste de présenter ces images ramène à la religion, là où il s’agissait de prendre congé d’un passé récent. (…) Nous voulions nous faire pardonner… je ne sais pas. Mais nous n’étions pas là pour ça : nous avons enregistré tout cela 11. »
Si le geste de l’homme occidental, dans leur vision de l’histoire, est uniformément perçu comme infligeant la mort, imposant la destruction, leur désir, ce qui les fait avancer, est d’en préserver les images. « Prendre congé ? Oui et non, c’est ambigu. Comme si, au-delà de la mémoire, devait être sauvé quelque chose qui ne pouvait plus l’être. Soit sauver de la destruction les images de la destruction, entretenant l’espoir que le spectateur saura s’en instruire. C’est ce très haut degré de conscience qui nous est demandé.
Filmographie (par ordre de mention dans le texte)
- Transparences (Transparenze), Italie, vidéo (Hi8), couleur, voix-over (Yervant Gianikian), 6 min, 1998
- Prisonniers de la guerre (Prigionieri della guerra), Italie, 16 mm, couleur, musique (Giovanna Marini), 67 min, 1995
- Sur les cimes tout est calme (Su tutte le vette è pace), Italie, 16 mm, couleur, musique (Giovanna Marini), 72 min, 1998
- Oh ! Uomo, Italie, 35 mm, coul., musique et voix-over (Giovanna Marini, Luis Agudo), 72 min, 2004
- Le Miroir de Diane (Lo specchio di Diana), Italie, 16 mm, couleur, musique (Keith Ullrich), 31 min, 1996
- Pays barbare, Italie-France, 16 mm, couleur, musique (Keith Ullrich), voix-over (Giovanna Marini), 63 min, 2013
- Du pôle à l’équateur (Dal Polo all’Equatore), Italie-RFA, 16 mm, couleur, musique (Keith Ullrich, Charles Anderson), 101 min, 1986
- Images d’Orient – Tourisme vandale, Italie-France, 16 mm, couleur, musique et voix-over (Giovanna Marini, Luis Agudo), 62 min, 2001
- La Marche de l’homme (La marcia dell’uomo), 3 écrans, musique (Keith Ullrich), in Platea dell’umanità, Biennale d’Art, Venise, 5 min, 2001
- Hommes, années, vie (Uomini Anni Vita), Italie-RFA, 16 mm, coul., mus. (G. B. Pergolese), 70 min, 1990
- Carrousel de jeux (Ghiro Ghiro Tondo), Italie, vidéo (Hi8), coul., sonore, 47 min, 2006
- Transparences, Italie, vidéo, couleur, 6 minutes, 1998.
- Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, Notre caméra analytique, Post-éditions/Centre Pompidou, Paris, p. 91.
- Ibid., p. 88.
- Ibid., p. 55.
- Ibid., p. 41.
- Ibid., p. 102.
- Ibid., p. 110.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid., p. 111.
- Ibid., p. 45.
Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 101, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0101, accès libre)