Seul, pour créer du collectif
- 24 août 2015, 11 h 45, train pour Paris.
- On vient de quitter Auxerre.
Tout a commencé pour moi avec la rencontre du super-8 à vingt ans. Auparavant, je faisais un peu de photo. Je n’avais jamais vu une caméra de près, ni cinéma, ni vidéo. On m’a prêté une caméra super-8 en insistant un peu, j’ai tourné quelques bobines depuis la fenêtre de ma chambre et quand je l’ai rendue quelques semaines plus tard, mon colocataire m’a proposé d’en choisir une parmi celles que son oncle douanier avait saisies. Une caméra de contrebande. J’ai choisi la plus petite, et j’ai commencé à l’emmener avec moi pour filmer mes amis, ma famille, mes voyages. Une sorte de journal, très fragmenté. J’ai acheté d’autres caméras super-8 et des japonaises single-8, dont certaines sonores. Un jour, aux Puces de Montreuil, j’ai pu acheter un stock de pellicules Fuji sonores périmées pour presque rien, trente-cinq bobines pour trois cents francs avec le développement compris. J’ai commencé à filmer des séquences un peu plus longues avec du son, comme des petits documentaires tournés-montés. Puis j’ai fait du son avec un magnétophone Uher. J’en avais acheté deux aux Puces aussi, cinquante francs chacun. Toujours des bouts de ficelle, liberté absolue. Je filmais comme j’aurais pris des photos ou écrit des notes. Jacques Maréchal, des Grands Films Classiques, m’a donné un petit projecteur Bolex à vitesse variable. J’ai acheté une visionneuse et j’ai commencé à monter à la colleuse scotch, à trafiquer un peu les films, projeter sur des diapos, jouer sur les cadences, etc. Toujours seul et uniquement pour le plaisir, tout en commençant à montrer ces films dans des associations comme Circuit court et les Films sans qualité.
Un jour, il a été question de faire un documentaire sur André Robillard, un créateur d’Art Brut, en partenariat plus ou moins officiel et assumé avec le musée L’Aracine. J’ai cru que je ferai ce film en équipe, avec un caméraman et un ingénieur du son, en 16 mm comme cela se faisait à l’époque pour les films sur l’art (1990). J’ai emprunté une caméra vidéo pour faire des repérages, j’ai fait des essais la veille et le lendemain, en faisant ces repérages, j’ai compris que ce que je faisais tout seul était déjà le film : ce qui s’inventait entre nous, le personnage qui m’accueillait en se prêtant au jeu et moi qui le filmais. J’ai fait le film comme ça, en allant tourner seul avec la caméra vidéo et la super-8. La vidéo pour écouter-filmer, le geste et la parole, le temps qui passe entre nous, le super-8 pour des choses beaucoup plus dynamiques, fragmentaires et plus graphiques.
J’ai créé une société de production de court-métrages pour pouvoir continuer à m’occuper du film à ma manière, en tâtonnant, en apprenant, en ne faisant pas du tout comme on me disait qu’il fallait faire. On est parti en voyage une semaine avec Robillard pour une exposition à Cologne. J’étais à la fois son accompagnateur et son chroniqueur. On est vraiment devenus amis au cours de ce voyage parce qu’on était seuls tous les deux. J’ai obtenu une subvention, je me suis enfermé trois mois avec un banc de montage U-Matic et un copain m’a aidé pour la conformation. Le film n’a jamais été mixé. Patrice Bauchy l’a acheté pour les court-métrages sur Canal+ et avec l’argent j’ai acheté une caméra vidéo, la même que celle qu’on m’avait prêtée, pour continuer.
Je suis parti seul en Irlande du Nord avec la nouvelle caméra et toujours du super-8, à la recherche d’une famille dont j’avais trouvé un petit film tourné au bord d’une plage dans une caméra super-8 que l’on m’avait offerte. Des producteurs m’avaient proposé de partir chercher cette famille et qu’ils produisent le film si je les trouvais, mais je ne voyais pas l’intérêt de faire le film en connaissant déjà l’issue du voyage. J’avais besoin que les choses s’inventent au jour le jour, que le tournage soit lui-même le déclencheur de l’histoire et de son récit, comme j’avais appris à le faire avec Robillard.
Je continue comme ça depuis. Pour que cela s’invente, il faut que je sois seul, complètement libre de suivre mes personnages, d’interpréter leurs désirs, d’aller ensemble où il nous semble que le film doit nous conduire. Cela se passe de mots le plus souvent. Je propose de faire un film, et les gens me montrent comment on pourrait le faire et ce que l’on y mettrait dedans. Je les suis, je me laisse embarquer dans une sorte de fragilité, je ne maîtrise rien. Parfois, j’ai l’impression qu’il ne se passe rien ou au contraire que cela va trop vite. Je ne sais pas vraiment ce que je cherche, comment pourrais-je le dire à une équipe ?
Les gens m’adoptent, ils viennent à mon secours. Ils s’emparent du projet et ils nourrissent le film. Je ne force rien mais je suis là, présent, j’écoute, je regarde, j’attends ; alors il peut se passer quelque chose. Je ne dis pas grand-chose, les gens se demandent ce qu’il pourrait y avoir dans mon film, dans leur film, celui qu’on fait ensemble, dans lequel ils acceptent de jouer, celui pour lequel ils partagent mon désir. Au bout d’un moment, parfois très rapide d’ailleurs, on a créé ensemble un espace de travail et de désir à parts égales. Moi avec ma fragilité, venu de l’extérieur, un peu étranger, avec mes outils parfois un peu encombrants mais auxquels je me raccroche aussi ; eux plus assurés, parce qu’ils sont chez eux et que c’est leur histoire que l’on filme, en même temps un peu intimidés aussi, de m’accueillir dans leur vie et de ce regard des spectateurs qui pourra venir ensuite.
Le film s’appuie sur l’équilibre de notre rencontre, le respect de nos fragilités mutuelles et la recherche d’un projet commun en constante invention, la découverte de ce que l’on pourrait faire ensemble – se souvenir, parler, réfléchir, agir ; ce que l’on pourrait avoir à partager avec d’autres, la trace que l’on pourrait laisser. Tout se passe entre nous maintenant, dans cet espace que j’ai ouvert et que je m’efforce à la fois de protéger en même temps que de continuer à l’ouvrir à ce qui pourrait surgir dans notre histoire.
Entre chaque rencontre, chaque tournage face-à-face, j’ai besoin d’être seul – seul pour repenser à ce qui s’est passé et imaginer ce qui pourrait arriver ensuite. Être seul pour me rendre disponible à la rencontre des personnages et du film, pour imaginer une séquence, un motif du film, et savoir le reconnaître pour le filmer lorsqu’il adviendra peut-être. Seul, pour créer du collectif, un collectif qui invente une histoire, un film.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 233, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)