L’impossible cinématographique
« … Un faon fonce sur la piste déserte et, à trois reprises, escalade l’air et s’en félicite : et dans la clarté disparue du soir, longtemps assourdie puis montant peu à peu, insistante, résonnant à l’unisson des cloches cérémonielles qui carillonnent dans toute la périphérie de ce parc verdoyant et de ce monde, s’élève une lamentation sauvage, inépuisable, qui vous glace le cœur 1. », James Agee
1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION
- a- Toujours filmé seul ? Oui, je travaille entièrement seul depuis mes débuts cinématographiques. Le cinéma est pour moi un médium qui permet de construire, de déconstruire, de définir ou redéfinir le rapport que l’on entretient avec le monde, avec les autres et avec soi-même.
Bien sûr cela pourrait aussi être le cas en travaillant avec d’autres personnes, avec une équipe. Mais il se trouve que je ressentais le besoin de me confronter, d’appréhender seul certaines réalités et d’enregistrer par moi-même le fruit du dialogue établit avec celles-ci, de capter les flux, l’intensité de telles ou telles situations, de produire donc, par moi-même, mes propres images.
Cette démarche qui est la mienne depuis mes débuts est une démarche partagée. Avant même les expériences récentes de travail en solitaire qu’a facilité peut-être l’apparition des caméras numériques (les démarches des cinéastes Alain Cavalier et Pedro Costa ont été d’autant plus remarquées, distinguées, qu’elles venaient rompre avec le schéma du cinéma académique qui était le leur), on a pu trouver en effet depuis les débuts du cinéma jusqu’au cinéma dit d’avant-garde, ou le cinéma expérimental, des cinéastes qui ont travaillé seuls, dans une économie très éloignée du cinéma classique au sens large : Jonas Mekas, Stan Brakhage, Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi usaient de caméra Super 8, 16 mm pour documenter leur quotidien, travailler sur les archives du passé, développer plastiquement de nouvelles formes de vie par l’exploration des ressources du médium cinématographique. Des cinéastes qui, à l’instar de certains écrivains, peintres, etc., sont mus par la nécessité de saisir une caméra afin d’explorer et de créer, de façon singulière, les conditions de leur existence. Pour paraphraser Kafka qui définissait ainsi le métier de vivre de l’écrivain, filmer (écrire pour Kafka), « c’est sauter hors du rang des assassins. » 2
De surcroit, je travaille depuis mes débuts sur des sujets que je considère comme étant cruciaux (les politiques migratoires européennes, certains mouvements sociaux), et qui se doivent d’être abordés de façon extrêmement respectueuses. Il m’apparaît difficile et peu pertinent en effet de me rendre à Calais ou en Afrique avec une équipe de tournage pour essayer de rendre compte de ces réalités-là. Il m’apparaît plus que nécessaire de construire un dispositif discret et non ostentatoire afin de pouvoir créer les conditions d’un échange fructueux. C’est d’autant plus vrai que certains lieux étant extrêmement médiatisés, des pratiques journalistiques ou cinématographiques extrêmement douteuses peuvent être déployées (achats d’entretiens, prises/vol d’images à l’insu des sujets, etc.).
Selon moi, les questions esthétiques, poétiques, éthiques et politiques sont toutes intrinsèquement liées. Le dispositif cinématographique déployé renseigne sur les « visées » du cinéaste, participe de la définition de son plan d’immanence. - b- Autres pratiques en solo : Avant de commencer à réaliser des films, j’ai pu en effet développer des activités dans les domaines des arts plastiques, littéraires ou universitaires qu’aujourd’hui encore, je poursuis quelque peu. Et plus particulièrement l’activité littéraire. Il est vrai que j’apprécie cette tension envers les réalités qu’implique et induit le travail en solitaire. Mais pour autant ma démarche n’est en rien dogmatique, et il est fort possible que celle-ci puisse se transformer.
- c- Autres manières de filmer : Pour l’instant cela ne m’est jamais arrivé. J’ai toujours travaillé seul et je produis mes propres images.
Il m’est arrivé de travailler avec des images d’autres cinéastes, comme celle du cinéaste Lionel Soukaz, dans la cinquième partie de mon film L’Impossible – Pages arrachées, mais ces images étaient entièrement retravaillées, remontées, par mes soins.
Ou bien encore, j’ai pu utiliser des images d’archives dans le film Vers Madrid-The burning bright qui provenaient de la Commission audiovisuelle des « Indignés », ou bien d’un film activiste que j’avais trouvé sur internet. Là encore, ces images avaient été ensuite entièrement retravaillées de la façon qui m’apparaissait la plus juste qui soit, afin qu’elles puissent délivrer leur puissance, et s’intégrer dans le film alors en cours de réalisation.
Mais pour l’heure et principalement, compte tenu des projets qui sont les miens, du travail sur l’immigration que je suis encore en train de poursuivre et de mener à bien, le dispositif que j’ai adopté, le fait de travailler seul, correspond à ma propre nécessité.
Cependant comme indiqué précédemment, un dispositif n’est pas immuable. Il me semble que celui-ci se détermine, se crée, en fonction du projet, de son horizon d’attente, de sa nécessité profonde. Je n’exclus donc pas de travailler en équipe pour certains projets en développement actuellement, et plus proches de ce que l’on entend traditionnellement par le cinéma de fiction.
2- TOURNAGE
- La toute première fois
- a- C’était à l’occasion de mon premier film en 2006, un court-métrage que je réalisais tandis que j’attendais la réponse du CNC pour un projet déposé et qui donnera les deux longs-métrage L’Impossible-Pages arrachées et Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerres I).
- b- Le film a été tourné en Super 8, avec une caméra Canon 1014 XLS. Une caméra autrefois sonore et qui aujourd’hui ne peut produire que des images muettes puisqu’il n’existe plus de pellicule Super 8 sonore.
- c- Une sensation de liberté et de bonheur absolu, le sentiment qu’enfin je pouvais être dans le monde, au monde. Il s’agissait d’un film sur la situation des personnes migrantes dans les rues de Paris avant qu’elles n’aillent à Calais. Je souhaitais réaliser des sortes de vues Lumière tout en jouant avec les vitesses de défilement de pellicule à l’instar des films de Marey. Le film en Super 8, les images balbutiantes que je produisais pour la première fois me permettaient de réactualiser le geste cinématographique des « origines », de m’inscrire dans l’histoire du cinéma.
La pellicule argentique étant très chère, mes premières images ont été produites dans un état de grande tension. Mon souci était de construire mon regard, d’être précis, d’aller à l’essentiel, de décider quelles étaient les images justes ou non. - d- Les images ont été montées, ont donné lieu à mon premier court-métrage : No Border (Aspettavo che scendesse la sera). Le montage a aussi été effectué par mes soins puisque je prends en charge toutes les étapes de la fabrication et de la diffusion d’un film, de son « apparition », jusqu’à sa distribution dans les festivals et salles de cinéma (pour les longs-métrage). Ce court-métrage, No Border, a été diffusé à de multiples reprises et continue encore aujourd’hui à être projeté dans le monde entier 3.
- Différences et spécificités
- a-b- Comme indiqué, je n’ai pas l’expérience du tournage en équipe. J’imagine, que les contraintes sont évidemment très différentes. Travaillant seul, je reste libre de mes mouvements, de mon emploi du temps, de mes errances, etc. Le film peut s’improviser à ma guise, sans contraintes autres que celles inhérentes aux décisions que je peux prendre, sans avoir l’obsession du résultat.
Il est à noter aussi que je suis mon propre producteur et que je n’ai donc de compte à rendre à personne. C’est ainsi que je peux décider de consacrer au film le temps nécessaire pour que celui-ci puisse exister, de modifier le cadre de travail posé au départ, et de développer si nécessaire des stratégies économiques pour rester trois années dans un lieu, alors que la durée initiale de tournage prévue pouvait être simplement de trois mois.
Bien sûr, la liberté et l’autonomie, le fait de travailler et de tourner seul ne constitue pas toujours une situation idyllique, et cela a un coût : fatigue, difficulté parfois à prendre des décisions, exposition à des situations dangereuses…
« Outil de résistance » (A. Cavalier) ? Je comprends ce que veut dire Alain Cavalier en ce qu’il vient du cinéma « traditionnel », industriel, avec toutes ses pesanteurs. Il est vrai que le fait de pouvoir s’acheter une caméra numérique et de travailler seul peut permettre de définir son espace de liberté, de tracer ses lignes de fuite, de ne pas être soumis d’une part à la pression d’un producteur, aux contraintes d’une équipe lourde, etc. ; et d’autre part à un système industriel et capitaliste marqué par le profit et la rentabilité à tout prix.
Mais je n’hypostasie cependant pas la technique et la caméra. C’est l’usage que vous faites de la caméra, la façon dont vous appréhendez la nouvelle technique qui vous permet de re/considérer le monde et vous-même, de construire votre regard, de travailler et d’imaginer la possible réception de vos images, qui fait que vous pouvez parvenir peu à peu à vous définir, à œuvrer pour votre liberté, votre libération. Je connais nombre de personnes et de cinéastes qui, bien que dotés de petites caméras, restent cependant enserrés dans des carcans, des systèmes figés de représentations du monde et d’eux-mêmes.
Le philosophe Walter Benjamin a écrit de magnifiques choses sur l’usage réactionnaire ou révolutionnaire de la technique, ou comment celle-ci peut, en étant à l’écoute « de la plainte de la nature » (la nature c’est à dire, les êtres et les choses), la délivrer, développer ses potentialités et virtualités, ou à l’inverse, l’arraisonner, l’instrumentaliser, la dominer, l’exploiter. Je vous renvoie sur ce point à son texte sur l’œuvre d’art 4.
- a-b- Comme indiqué, je n’ai pas l’expérience du tournage en équipe. J’imagine, que les contraintes sont évidemment très différentes. Travaillant seul, je reste libre de mes mouvements, de mon emploi du temps, de mes errances, etc. Le film peut s’improviser à ma guise, sans contraintes autres que celles inhérentes aux décisions que je peux prendre, sans avoir l’obsession du résultat.
c- Sans aucun doute. Une personne qui filme seule, qui produit ses propres images, peut être dans un dialogue extrêmement profond avec lui-même et les autres. Je pense aux magnifiques journaux filmés de Jonas Mekas, au travail sur de nouveaux modes de perceptions de Brakhage, aux sublimes essais visuels de Ken Jacobs…
Et pourtant, certains films réalisés de façon plus traditionnels peuvent être aussi extrêmement personnels, intimes, bouleversants. Pialat, Godard, Dreyer… les exemples fourmillent.
Il me semble que la clé réside dans un certain usage de la technique, la création d’un dispositif (filmer seul, en équipe), qui permet de construire une « distanciation », une mise à distance avec le présent le plus immédiat comme le passé le plus lointain, afin que ceux-ci soient reconvoqués, soient reformulés, viennent résonner de façon nouvelle.
- La caméra tourne
- Ce qui déclenche le geste de tourner :
- a- Improvisation ou préparation ? L’acte de tourner peut répondre à ces différentes motivations.
Il m’est arrivé de faire des films de façon totalement impromptue : une image est enregistrée car elle apparaît, paraît nécessaire. Puis une autre vient se télescoper avec celle-ci, etc., le tout pouvant donner lieu ensuite à un ensemble filmique. Ce fut le cas par exemple pour mon dernier film Vers Madrid-The burning bright qui n’était pas du tout prévu, soumis à un mode de production classique, écriture/financement/tournage/montage/diffusion. Il s’agit dans ce cas-là de formes plus immédiates, qui s’élaborent au jour le jour pourrais-je dire.
À l’inverse, des films peuvent être réalisés de façon plus « classique » dans le sens où ils résultent d’un long travail de réflexion, d’écriture, de production…
Mais dans les deux cas, ce qui importe, c’est que les images soient urgentes, brûlantes, traduisent une profonde interrogation, une compréhension du monde et de soi-même. Ce qui m’importe c’est que les images soient à la fois béantes en ce qu’elles font resurgir quelque chose d’enfoui, d’oublié, d’insoupçonné, et qu’elles soient ouvertes à l’advenir. Il me semble qu’une image, quelle qu’elle soit, porte en elle une certaine tension, et une certaine résolution – résolution ne signifiant pas ici l’imposition d’un sens, bien au contraire. Une image verrouillée, cadenassée, assignant les individus à une place immobile, comme les images de propagande ou de la publicité peuvent le faire, ne m’intéresse pas du tout. Ce qui m’intéresse c’est bien au contraire des images intranquilles, qui viennent mettre en crise les certitudes les plus profondes, les représentations les plus figées. C’est peut-être là que se situe la véritable résistance aux multiples impositions de sens auxquels nous sommes confrontés au quotidien. Là sans doute que se joue une dialectique cruciale : le mouvement de libération des individus par le mouvement de libération de l’image, l’ouverture à ce qui advient. - b- Explorer, dialoguer, observer, capter, comprendre, présenter, traduire, oui sans aucun doute. Voler, je m’y refuse absolument. Dans ce dernier cas, la relation avec le sujet est rompue, ce qui signifie de façon toute dialectique, que le rapport que vous entretenez avec vous-même est un rapport aussi faux que mensonger.
Ce qui m’importe c’est de découvrir comment les êtres et les choses sont configurés, définis, etc., comment des processus de désajustement, de re/configuration, permanents, peuvent avoir lieu.
Une personne migrante, qui quitte son pays, trace dans le même temps sa ligne de fuite. Pour beaucoup d’entre elles, il s’agit de leur première décision en tant qu’adulte. Refus des places assignées, décision de vivre sa vie, décision d’occuper la place que l’on souhaite occuper et non celle que l’on voudrait que l’on occupe. Certes, compte tenu des politiques en vigueur, les personnes migrantes connaissent des parcours migratoires et des conditions de vie proche de l’intolérable. Mais dans le même temps, elles ne sont en rien des victimes qui devraient se contenter d’aides humanitaires, mais des sujets éminemment politiques, éminemment esthétiques, comme tout un chacun, et qui interrogent donc profondément les politiques misent en œuvre et les multiples représentations, souvent stigmatisantes, qui sont véhiculées. - c- Comme indiqué, certains films naissent de façon totalement impromptue. Dans ce cas de figure-là, l’écriture et la composition du film sont réalisées de manière continue, le tournage et le montage s’effectuent en simultané.
Dans le cas des films plus écrits en amont, le tournage peut s’appuyer sur des hypothèses de montage émises lors de l’écriture du film. Mais l’idée bien sûr est que ces hypothèses esthétiques et politiques, formulées dans le projet, soient subverties au cours du tournage, puis du montage, et non pas validées. Un film qui viendrait illustrer une thèse, quelle qu’elle soit, ne m’intéresse pas et me semble absolument stérile. On serait alors dans la représentation pure, construite a priori, l’instrumentalisation et l’objectivation du réel.
D’une façon générale, mon travail se base sur une approche micrologique des êtres, des choses et des évènements. Une attention soutenue est accordée aux différents éléments qui participent de la construction, de la trame, ou des trames de l’espace et du temps d’un évènement. Détails qui composent une forme, un lieu, un hors-lieu, dans lequel se déroule ou résonne une action, elle-même composée de protagonistes, d’énergies, d’intensités…
Dans mon dernier film Vers Madrid-The burning bright, le tournage et le montage se basent principalement sur des principes de correspondances. Des motifs, des sujets entrent en résonnance, se télescopent de façon poétique et dialectique les uns avec les autres. Une parole, un geste entre en résonnance avec des éléments qui peuvent être présents dans le lieu où se situe l’action (un gros plan de statue se télescope avec des personnes tenant une barricade par exemple) afin d’en souligner la teneur, ou bien avec des lieux qui peuvent être très éloignés. Par exemple certains motifs très présents dans les prises de paroles, se retrouvent visuellement dépliés dans le film : les questions du franquisme et du post franquisme se donnent à voir à travers les images du tombeau de Franco, ou des plans de la statue de Lorca ; celles de la spéculation immobilière à travers les images d’une ville désolée, construite en plein désert et quasiment vide…
Je tache d’être le plus disponible et attentif possible aux éléments qui peuvent advenir et entrer en connexion les uns avec les autres. - d- Mon travail sur l’immigration est un travail au long cours qui a débuté en 2006, et se poursuit aujourd’hui pour quelque temps encore. Il ne s’agit pas de travailler sur cette question afin de l’épuiser, mais parce qu’il y a un certain nombre de choses que je n’ai pas encore comprises, et qu’il m’importe donc d’appréhender, de creuser.
- a- Improvisation ou préparation ? L’acte de tourner peut répondre à ces différentes motivations.
- Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
Pour répondre, je m’appuierais sur le travail que j’ai effectué dans la ville de Calais.
Depuis la fermeture du camp de Sangatte, la ville de Calais est devenue une ville « emblématique », à même de révéler de façon extrêmement précise le traitement de la question de l’immigration en Europe et en France. Il s’agit d’une ville où de façon flagrante et visible, la politique s’expose et où les corps sont exposés politiquement. Se donnent à lire et à voir, au grand jour, de façon immédiate et extrêmement violente, les dispositifs chargés d’appliquer les politiques publiques à l’endroit des personnes migrantes (les rafles et arrestations permanentes, les « camps » ou processus d’enfermement formels ou informels (centres de rétention, « campements » dans les jungles, transits, errances…), de vastes opérations policières et médiatiques organisées par le gouvernement à des fins purement électoralistes ; l’omniprésence des médias (il y a en permanence une caméra, un appareil photo, un bloc-notes… Cela peut aller de l’étudiant en journalisme aux superproductions du type Welcome, en passant par les télés, les documentaristes…)…
En me rendant dans cette ville, j’avais tout d’abord à l’esprit certains traitements et certaines représentations donnés de cette ville et des migrants : traitements très factuels, spectaculaires et représentations très partisanes – relais du pouvoir dominant – à travers certaines images télés, articles de journaux ; représentations très compassionnelles, sociales et humanitaires dans certains films documentaires dans lesquels les migrants sont présentés comme des victimes, et pauvreté de la recherche cinématographique ; traitement très esthétisant ou instrumentalisation de la question migratoire qui devient prétexte à une expérience esthétique dans certains films dits « expérimentaux » (fascination très bourgeoise/romantisme « révolutionnaire » pour la souffrance, la douleur, la pauvreté, la rue, la misère, etc.). Toutes ces représentations procèdent d’un point de vue de surplomb, dominant, profondément inégalitaire vis-à-vis des personnes filmées.
J’ai donc plus que jamais essayé de respecter des règles auxquelles j’obéis en tant que cinéaste, et que j’élabore au fur et à mesure que j’avance dans ma pratique.
- Prendre le temps et le soin de poser un cadre de la façon la plus claire qui soit : se présenter, expliquer qui l’on est, ce que l’on souhaite faire, pour quelles raisons, de quel type de film il s’agit…
- Passer du temps avec les personnes.
- Prendre la mesure du moment et savoir quand il faut filmer ou non – un grand film se mesure aussi à l’aune des images « manquantes ».
- Ne jamais filmer les gens à leur insu, ne pas voler des images, etc.
- Affirmer clairement des partis pris ou positions politiques, esthétiques.
Ces règles, toujours en mouvement, qui n’ont rien à voir avec des dogmes, peuvent paraître simples et évidentes. Pourtant, au vu de ce que l’on peut observer, elles sont tout simplement révolutionnaires, relèvent d’une certaine éthique et bien sûr du politique. D’une façon générale, les pratiques cinématographiques ou journalistiques dominantes estiment que la fin justifie les moyens. Tous les moyens sont bons pour obtenir une image : copiner avec les migrants, monnayer des interviews, planquer dans les buissons… Il me semble indispensable aujourd’hui, dans les sociétés ultra-sécuritaires qui sont les nôtres, de s’interroger sur les modes de production d’une image. Production au sens large : comment l’image a-t-elle été obtenue ? Par quels moyens ? On ne compte plus les reportages sur l’immigration type « Envoyé spécial » où l’image a été obtenue en faisant fi de principes qui sont pourtant élémentaires et dont le non-respect est passible de sanction pénale comme celui « de non-assistance à personne en danger ». Comment un journaliste peut-il prendre un bateau avec des migrants au Maroc pour filmer une traversée, assister à la noyade de deux personnes, le déclarer en voix off dans son reportage, regagner la berge, ne pas appeler les secours, repartir en traversée, diffuser son reportage à la télé, et ne pas être inquiété ?
Pour moi ces pratiques et les productions qui en découlent sont absolument rédhibitoires et il m’importe d’être vigilant par rapport à celles-ci, de savoir résister à la « séduction » et à la duplicité d’un film ou d’un reportage qui en apparence peut sembler très intéressant.
Inutile de préciser que cette position n’a, bien évidemment, strictement rien à voir avec la morale. Ma conception du cinéma et posture d’individu-cinéaste sont tout simplement à l’opposé de cela, de cet esprit de clôture, de cet ethno-centrisme, de ce devenir-marchand, comme d’un certain « devenir-artiste ».
Le cinéma tel que je l’envisage en effet ne peut être une fin en soi, ne peut être forclos sur lui-même. C’est un moyen, sans fin, qui permet de construire un rapport, une relation au monde, d’établir des liens dialectiques entre soi et le monde, et d’affirmer ainsi sa singularité. Le cinéma peut introduire de la mobilité dans la fixité, rompre avec les déterminismes de toutes sortes, et mettre en branle un profond mouvement d’émancipation. En travaillant sur les questions migratoires, je travaille clairement sur des questions qui traversent ma propre histoire. Établir un rapport le plus juste possible avec les personnes susceptibles d’être filmées, permet aussi/ainsi d’établir et de construire un rapport de la même teneur avec soi-même. On aborde donc des questions extrêmement importantes qui touchent aux catégories de l’identité et de l’altérité, de l’origine entendue non point comme arkhé, pensée du trésor, image-matrice et idéologies qui en découlent (sol, sang, etc.), mais comme mouvement de définition permanent, image-tourbillon dirait Walter Benjamin, mondes qui se débordent. Et par là-même cette question éminemment politique de la présentation, opposée à celle de la représentation (question qui ne cesse de traverser le film Vers Madrid).
Il est donc extrêmement clair qu’en aucun cas il ne s’agit pour moi de représenter qui que ce soit, ou quoi que ce soit, mais bien au contraire de présenter, soi-même comme un autre et ce, par la construction de liens dialectiques entre des situations et personnes rencontrées.
Ayant respecté ces « principes » là, je n’ai jamais rencontré aucun problème avec les personnes migrantes. Tout au contraire. Le fait de pouvoir construire une relation sinon de confiance, du moins honnête et respectueuse, permet d’entrer en relation et de filmer des personnes, des faits, des situations insoupçonnés. Et cela avec une extrême intensité, relationnelle, poétique et politique.
3- L’IMAGE
- a-b-c- J’effectue en ce moment des tests sur plusieurs caméras car je suis en train de changer de matériel. Mais jusqu’à fort récemment j’utilisais une très bonne caméra, qui me permettait d’aller dans de multiples endroits, souvent très risqués, de nuit comme de jour, été comme hiver, sans être gêné dans mes mouvements, et dont la présence ne nuisait pas aux relations que je souhaitais construire avec les sujets susceptibles d’être filmés : la Panasonic AG DVX 100BE.
Avec cet outil, je pouvais être amené à effectuer les réglages dont vous faites mention, user du mode progressif, comme d’utiliser des lampes dites « torches » fixées sur la caméra, ou bien parfois un monopode. Il s’agissait là d’éléments, de pratiques peu compliqués à maîtriser, et qui ne viendraient donc pas perturber mon souci d’efficacité, et de réactivité par rapport aux évènements.
De la même façon, la caméra Super 8 que j’ai pu utiliser à plusieurs reprises, et parfois de manière simultanée avec la caméra vidéo, était légère, peu encombrante, relativement simple d’utilisation.
Idem avec les caméras que je teste en ce moment, qu’il s’agisse du 16 mm (Bolex, Scoopic, Aaton a minima), ou vidéo (Canon XF100, 200, 300, 305, Bolex digital…), etc.
Je souhaite disposer d’un excellent outil, mais qui n’envahit pas l’espace, pouvant passer quasi « inaperçu ». - d- « Filmer seul-e » produit-il une esthétique ? Je ne pense pas qu’un film puisse être dénué d’esthétique. Bien sûr, les cinéastes (et les films) qui m’intéressent sont ceux qui essaient de définir une esthétique singulière, « personnelle », qui vient enrichir le monde de nouvelles formes de visions, de manières d’attester de son être au monde, et non ceux qui sont agis à leur insu, ou répète des « recettes ».
De façon un peu massive, je dirais qu’une esthétique se construit et se définit à la fois par la mobilisation d’un capital culturel, de références culturelles, et par l’écoute et la traduction/présentation, via une exploration des ressources du médium cinématographique, de ses sensations (Aisthesis), de ses sentiments, et de la mémoire que l’on a des événements filmés…
Dès lors, si le fait de filmer seul, ainsi que j’ai essayé de l’indiquer, demande de faire preuve d’une grande acuité visuelle, de développer une attention accrue par rapport à ce qui peut surgir et advenir, dans les réalités appréhendées comme, simultanément, dialectiquement, en soi, et que par ailleurs un cinéaste s’attache à essayer de construire son regard, on peut imaginer que des esthétiques fortes et nouvelles sont susceptibles d’être proposées et déployées, et qu’un mouvement, de libération et de découverte de soi et du monde, se développe.
4- LE SON
Pour l’enregistrement du son, j’ai utilisé jusqu’à présent le micro interne de la caméra, ainsi qu’un deuxième micro externe branché et fixé sur la caméra. Deux sources d’enregistrement que je combine, sépare retravaille ensuite en phase de montage et de post-production.
Je n’ai jamais fait appel pour l’instant à un preneur de son et me suis acquitté seul des enregistrements du son comme de celui des images.
5- LA PRODUCTION
Lors de mes tout débuts, j’ai essayé de travailler avec un producteur mais l’expérience n’a pas été du tout concluante, elle s’est révélée plutôt malheureuse. Je me suis donc très vite doté d’un outil afin d’être autonome, et j’ai créé une structure de production et de distribution. Je prends la plupart des décisions, ce qui n’exclut pas un dialogue nourri avec certaines personnes intéressées par ce que j’essaie de construire, ou bien certains de mes proches.
Pour mon nouveau film actuellement en cours de production, je m’essaie pour la première fois à nouer des partenariats et des co-productions avec des structures situées à l’étranger.
6- LES RATAGES ET LES EXTASES
- a-b- Les moments d’extase, de découverte, d’émerveillement, de surprise sont ce pour quoi je continue personnellement le travail cinématographique. Beauté de certaines rencontres, de certains gestes, de certains lieux, magie de certaines situations, sentiment que la vie peut-être d’une intensité rare, que l’amour existe, sentiment d’assister à la naissance de quelque chose d’unique, singulier, irremplaçable… À partir du moment où vous essayez de créer les conditions d’un dialogue véritable, ou vous ne ménagez pas votre peine pour créer les conditions d’émergence d’une expérience singulière, vous ne pouvez être sujet à la déception.
Cela ne signifie pas pour autant que les choses sont toujours faciles, que cela ne représente pas un certain coût : solitude, fatigue physique et psychologique quant aux différentes étapes à parcourir et à effectuer pour parvenir à travailler dans des conditions décentes, pour continuer à faire face à certaines positions, conceptions, idéologies majoritaires quant à ce que serait l’art, le cinéma dans les sociétés actuelles… - c- Sortir du cinéma commercial ? Je n’ai jamais fait partie du cinéma commercial tel qu’on l’entend généralement, et je n’ai donc jamais respecté ou suivi les normes en vigueur. Mes films s’inscrivent dans le circuit commercial au sens où j’ai toujours manifesté la volonté de les diffuser dans l’espace public : musées, cinémathèques, festivals, mais aussi dans des lieux comme les salles de cinéma qui permettent de rencontrer des personnes d’autres milieux, qui ne fréquentent pas forcément les festivals… Mais ma pratique s’apparente plus comme je le disais plus haut, au cinéma d’avant-garde ou expérimental, qu’au cinéma « mainstream », qu’il soit de fiction (j’inclus dans cette définition le cinéma dit d’auteur), ou documentaire.
7- MONTAGE ET ÉCRITURE
Oui, je monte moi-même mes images et n’ai jamais fait appel à un(e) monteur/se.
Comme le tournage, le montage est une étape qui me permet d’être en confrontation directe avec les évènements, avec la façon dont j’ai pu les percevoir et les comprendre. Le montage part toujours de ce qui a été enregistré, débute toujours par la découverte et la redécouverte de la façon dont une situation a été vécue, comprise. Il y a ensuite un effet d’intensification des éléments à présenter, à restituer, et à traduire avec l’aide des ressources proposées par le médium : coupe, découpe, agencement chronologique ou non, désagencement, réagencement, travail du noir et blanc ou de la couleur, jeux sur les vitesses de défilement de la pellicule…
Tout cela participe de l’écriture cinématographique, de la politique et de l’esthétique que j’essaie peu à peu de définir et développer. Ma façon d’être au monde. Un travail du sensible.
8- FIN DE LA SOLITUDE
Pour ma part, je dirais qu’il n’y a jamais d’interruption. Travaillant seul, je suis constamment occupé à travailler. J’entretiens bien sûr un dialogue avec des interlocuteurs qui me permettent de discuter et d’engager un regard critique sur mon travail. Mais celui-ci est pour ainsi dire continu : un film entraîne le suivant, des interventions « solitaires » dans des festivals, colloques, etc.
Le dispositif dont je me suis pourvu n’existe que par l’énergie que je déploie à le faire exister. Le travail cinématographique redouble d’une certaine façon, une condition existentielle, mes conditions d’existence.
9- DIFFUSION
La présentation du film au public participe pleinement du travail cinématographique, du film. Le temps de la projection dans une salle de cinéma fait bien évidemment partie de l’expérience cinématographique dans son entier. C’est le temps de nouvelles rencontres, et d’échange sur ce qui est proposé : un travail de déconstruction des représentations jusqu’ici admises, au profit de nouvelles présentations des réalités autrefois normées.
Les rencontres avec le public dans les festivals de cinéma se produisent en général alors que je suis seul. À l’inverse, la distribution des films dans les salles de cinéma est privilégiée, estimée à sa juste mesure et importance, et donne lieu à de nouveaux dispositifs de projections : de multiples rencontres sont organisés avec des intellectuels, artistes, acteurs de la société civile et le public, de façon à déplier des problématiques, créer de nouveaux espaces de dialogues, faire émerger de nouvelles paroles.
10- CONSÉQUENCES
Ainsi que j’ai pu le dire, je n’ai pas connu d’expériences cinématographiques autres que celle de travailler seul. Je ne viens pas du cinéma académique, n’ai pas opéré une rupture dans ma pratique de cinéaste après avoir connu un parcours plus classique ou conventionnel. D’emblée ma pratique cinématographique s’est inscrite dans le refus des normes et conventions dominantes.
Un film procède, non d’un « appareillage technique » important (caméra, équipe de tournage, équipe production, etc.), mais avant tout d’un geste cinématographique, d’une profonde nécessité qui pousse un individu à se saisir d’un outil, d’une caméra, d’un téléphone portable, pour essayer de définir sa posture, son rapport au monde, sa connaissance du monde, des autres et de soi-même.
Comprendre qu’une image inconcevable, impossible, frêle, tremblante, floue peut-être, réalisée avec peu de moyen sans doute, postée sur un réseau social ou internet, puisse être dépositaire, procéder d’un véritable geste cinématographique et à ce titre puisse revêtir plus d’importance et d’efficience qu’une image « hollywoodienne », permet de saisir les enjeux et les puissances de la solitude : creuser l’écart avec les pratiques majoritaires, et ouvrir le champ d’un impossible cinématographique.
- James Agee, Brooklyn existe, Paris, Ed. Christian Bourgois, 2010, p. 72.
- Franz Kafka, Journal, janvier 1922.
- Petite sélection des projections : Cinémathèque française – 2008, festival de Lussas – 2008, Punto de Vista – 2012, Flaherty Seminar – 2012, Fronteira Festival International – 2015…
- Walter Benjamin : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique – éd. Allia, Paris 2012.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 179, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)