Représenter, comprendre et agir sur la « crise »

Claude Bailblé

La longue vue achromatique fut au XVIIIe siècle finissant une invention géostratégique majeure : jusqu’alors, le pouvoir grossissant des lunettes d’approche était entaché d’aberrations chromatiques très gênantes, surtout lorsqu’il s’agissait d’identifier à bonne distance les couleurs d’un navire battant pavillon inconnu. Ami ou ennemi ? La mise au point par les seuls anglais d’un verre correctif — le flint — dispersant les couleurs en sens contraire de l’habituel verre crown assura un bon moment à la marine britannique l’identification précise des couleurs distantes, identification d’où dépendait la maîtrise des mers, c’est-à-dire celle du commerce maritime. Voir au loin — identifier un navire, un pirate ou une flotte — laissait en effet la possibilité d’anticiper : soit de fuir à temps et d’éviter un inutile combat, soit de fourbir ses armes et se préparer à l’attaque, avec une bonne longueur d’avance sur l’ennemi.

Au XXIe siècle, c’est peut-être la longue vue qui manque le plus aux théories économiques officielles. A entendre certains spécialistes bien en cour, personne n’aurait vu venir la crise, au moment même où les banquiers et les spéculateurs la fabriquaient. « Comment la machine a-t-elle pu s’emballer à ce point sans faire réagir ceux qui avaient le pouvoir et les capacités d’éviter les catastrophes en chaîne ? Comment la pensée économique a-t-elle pu se fourvoyer autant ? Pourquoi n’est-elle pas capable d’inventer des solutions audacieuses et enfin efficaces ? », écrit Paul Jorion dans Misère de la pensée économique. C’est que la « science économique » est surtout une doctrine qui protège et encense « la machine à concentrer la richesse », laquelle déraille tragiquement aujourd’hui, poursuit cet économiste et anthropologue, auteur également de La Crise et de L’Argent. 1 « Comment la société a-t-elle pu tolérer si longtemps de tels niveaux d’inégalités ? Pourquoi a-t-il fallu atteindre le point d’obscénité de l’enrichissement de la finance pour produire enfin une mise en question ? » ajoute de son côté Frédéric Lordon dans La Crise de trop2.

Ne devrait-on pas donner la parole aux économistes critiques, à celles et ceux qui anticipent et voient venir ? Pourquoi ne pas diffuser les documentaires — ils sont nombreux — qui décrivent le monde financier ou suggèrent des solutions ? C’est encore la longue vue qui semble manquer à la télé-vision, la mal nommée. À moins qu’on ne lui ait délibérément imposé la courte-vue — au jour le jour — ou même l’enfumage comme système de gestion de l’opinion. Surfer sur l’actualité la plus chaude, en oubliant celle de la veille. Regarder les processus par le petit bout de la lorgnette en s’en tenant à la vision supposément libérale, individualiste et égotiste du français moyen 3, loin des solidarités, des luttes ou des révoltes… « On n’y peut rien » et de toute façon, « il n’y a aucune solution de rechange »… répète-t-on à qui mieux mieux. Il est pourtant inacceptable que les citoyens demeurent dans l’ignorance des mécanismes du système dans lequel ils vivent : ne sont-ils pas les premiers à le subir ?

Les citoyens en demande d’informations

L’avenir des démocraties est mal en point, tant qu’il est assuré — sans la moindre prise en compte des oppositions — par une Commission Européenne, un Fonds Monétaire International et une Banque Mondiale (trois organismes soutenus par l’ONU (PNUD), l’OMC, l’OCDE). Droite et gauche semblent de facto obéir aux directives de cette troïka invisible, oligarchie financière dotée d’un pouvoir exorbitant. Les politiques économiques se sont ainsi soumises à la discipline des marchés. Du coup, on entend partout sonner les clairons de la réforme, de la rigueur et de l’austérité. Les politiques et les experts nous chantent sur tous les tons les déficits à réduire, la dette à rembourser, la compétitivité à relancer, la récession à éviter : ce ne sera donc qu’un mauvais moment à passer, mais au bout du tunnel, il y aura la relance économique, étroitement liée à la croissance enfin retrouvée. « Patience ! Ça va bientôt payer ! »

Comment croire à ce discours volontariste, quand d’un côté, les fermetures d’entreprises, les délocalisations et le chômage augmentent, la précarité et l’insécurité économique s’accroissent, et que de l’autre, les profits de la planète finance atteignent — sans contrôle possible — des sommets inégalés ? La pression fiscale s’amplifie, les services publics rétrécissent, les salaires stagnent : on se demande où vont les recettes de l’État (impôts, TIPP, et TVA). Au remboursement de la dette ?

Les documentaristes ont évidemment réagi à la « crise économique et financière » en produisant de nombreux films, assez peu diffusés par les médias ou alors tardivement, en deuxième partie de soirée (à l’heure de la fatigue) et de ce fait peu regardés par le « grand public », dont l’imaginaire semble davantage convié aux divertissements rapides du prime time — « créer du temps de cerveau disponible ! » 4 qu’à la compréhension longue de mécanismes financiers, jugée sans doute hors de portée. Les travailleurs se détourneraient-ils de ce qui les concerne ?

Répondre à cette question nécessite un détour. La conscience claire de la réalité s’origine de l’expérience directe (une lutte sociale ?) ou d’un métier (on ne saurait par exemple rouler un boulanger dans la farine). Cette conscience perd cependant en netteté et pertinence, dès qu’elle concerne les pratiques d’autrui, telles que rapportées ou fantasmées par l’entourage. Plus largement et plus lointainement, l’explication des conflits économiques et sociaux est quotidiennement — à longueur d’année, devrait-on dire — « assurée » par les médias (journaux, radio, télé, internet) : il en résulte une vision dominante fondée sur la peur (la planète est à feu et à sang, le danger est partout) et la perte de vue (il y a trop de problèmes, çà nous dépasse). Et aussi une assignation au repli individuel, au statu quo (qu’est-ce qu’on y peut, au fond ?), voire à la résignation, sans véritable perspective de dynamique collective (attendons, on verra bien…). Alors, pourquoi s’angoisser avec autant de problèmes insolubles ? Pour constater son impuissance ?

Cet immobilisme passif serait parfaitement déprimant sans les appareils de célébration (les vedettariats politiques, artistiques ou sportifs), sans le culte de la richesse, celle qui fait rêver ou vivre par procuration, celle dont la publicité omniprésente se fait le héraut en interpellant chaque individu de manière ciblée. Serait aussi mortel sans le plaisir des jeux télévisés et des loteries (« des pépettes à perpette… »), sans la jouissance du divertissement immédiat (télévision et internet) accessible en prime time ou en replay pour celles et ceux qui ne peuvent passer à l’acte, faute d’un pouvoir d’achat pourtant espéré. L’idéologie peut alors prospérer sur son terrain favori, la frustration. Privés d’un rapport à leurs conditions réelles d’existence rationnellement fondé, la plupart des gens aménagent leur survie à l’intérieur d’un rapport imaginairement construit, comme autant d’échappées synthétiques mêlant expérience, rumeurs, fantasmes, pression médiatique, news, et même infiltration narcissique par saturation de flatteries publicitaires.

« Nous avions tendance à penser que l’être subjectif agirait conformément à ses intérêts de classe par un processus de prise de conscience. Or, il n’en va ainsi que pour une toute petite minorité. La grande majorité se réfugie dans un imaginaire tellement déconnecté de ses conditions réelles d’existence qu’elle finit par avoir peur de perdre ce qu’elle n’a pas. Une prise de conscience alimentée par les analyses concrètes les plus pertinentes ne suffit pas à faire bouger le monde, surtout lorsqu’il s’agit d’en changer la base », écrit Gérard Leblanc 5.

L’être subjectif est travaillé de contradictions (principe de plaisir différé, principe de réalité immédiat, pour n’en citer qu’une, parfaitement réversible), avec la double appartenance à la condition vécue et à la condition espérée. On peut rêver, n’est-ce-pas ? Et même se complaire dans un rêve inaccessible, en faisant comme s’il l’était. Cependant la conscience actuelle (désirs, soucis, préoccupations, projets) ne constitue qu’un petit fragment — ou moment — de la conscience potentielle, telle que l’histoire peut la faire surgir, avec ses à-coups.

La force de l’idéologie — comme système de persuasion — est de mêler continûment le vrai et le faux, en s’appuyant à la fois sur les effets de reconnaissance (« vous voyez, vos idées sont aussi les miennes ! ») et sur les possibilités illimitées de la méconnaissance, recouverte et comblée par les données invérifiables — quoique crédibles — qu’énoncent sans relâche les leaders politiques (« voyez, mes idées sont finalement les vôtres ! ») sous couvert d’expertise ou d’objectivité, bien qu’il s’agisse assez souvent d’extensions généralisantes ou d’amalgames simplificateurs. Cependant cette croyance s’est émoussée, tant la langue de bois — très répandue — a abusé de discours et de promesses sans suite : seuls des propos critiques (voire revanchards 6) trouvent encore crédit.

« L’être subjectif est en décalage permanent avec l’être social et c’est sur ce décalage qu’il faut agir si l’on ne veut pas remiser tout projet révolutionnaire aux oubliettes de l’histoire ou s’en remettre à des hasards favorables 7 ».

Un tel constat nous oblige à considérer la diversité des interventions documentaires comme nécessaire, avec un éventail de films adaptés aux différents degrés de conscience, à la guerre des mots et des représentations. Avec différents niveaux d’explication, angles d’attaques, directions de spectateur.

C’est qu’il y a encore des résistants, des révoltés, des insoumis rebelles aux prescriptions du pouvoir, des gens qui croient en un avenir meilleur. Et qui s’organisent. D’autres aussi qui naviguent entre acceptation de l’existant, aménagement imaginaire et aspiration au changement radical de leurs conditions de vie. D’autres encore qui, résignés — peut-être les plus nombreux — n’attendent plus rien de la politique ou du débat d’idées. D’autres enfin, égarés, qui se laissent séduire par les sirènes de l’extrême-droite, simplement parce qu’ils s’identifient à la « juste colère » et aux « revendications légitimes » de ses dirigeants. On voit alors des électeurs voter contre leurs intérêts objectifs ; déplacer leurs angoisses en hurlant avec ceux qui hurlent ; trouver sous dictée mensongère des causes artificielles à des souffrances bien réelles ; se tromper d’ennemi ; inverser une humiliation économique et sociale subie en mépris organisé ; s’exciter de haine réactive sur des cibles toutes désignées. Quand l’insécurité sociale domine, quand la misère menace, il est plus facile de s’en prendre aux étrangers, aux mauvais pauvres, aux immigrés sans travail qu’aux causes réelles, plus opaques, plus difficiles à atteindre. C’est dire à quel point la bataille des idées ne peut que s’intensifier avec la « crise ».

La crise

Simple et complexe. Simple par son moteur : maximiser le profit, engloutir les concurrents, accumuler du capital par tous les moyens, légaux ou illégaux ; complexe, dès que l’on cherche à en détailler les mécanismes factuels ou structurels. Soyons donc simplexes !

À qui profite la mondialisation ? La dérégulation financière — le libéralisme à tout crin — qui caractérise la phase actuelle du capitalisme mondialisé est l’aboutissement de choix politiques imposés il y a quelques décennies (1973) par les banquiers et l’actionnariat : jamais la machine à concentrer la richesse et développer la pauvreté n’a jamais si bien fonctionné depuis, en tous cas à si grande échelle.

a/ La libéralisation de la finance — sa dérégulation, à l’époque de Ronald Reagan puis de Margaret Thatcher — a fait que les banques privées ont pu prêter de l’argent à l’État, aux entreprises et aux ménages — à des taux très rémunérateurs — tandis que la banque centrale se trouvait dans l’interdiction de prêter quoi que ce soit à des taux très bas (sauf aux banques privées … !). De fait, l’État s’est endetté fortement pour mettre en œuvre des travaux et des chantiers d’utilité publique, alors qu’il aurait pu emprunter sans se ruiner à la banque centrale (la Banque de France, pardi !). De même « si la BCE avait accepté de prêter directement aux pays de la zone euro comme elle le fait pour les banques, c’est-à-dire à 1 %, aucun ne serait confronté à une dette jugée insupportable » écrit Jean Gadrey 8. Rappelons que le Traité de Lisbonne a ratifié la clause d’interdiction des emprunts à la BCE (article 123).

b/ Le levier ou ratio entre fonds propres (réserves fractionnaires des banques privées telles qu’exigées par la Banque Centrale) et fonds prêtés (qui était de un à trois en 1973) est passé de un à trente, voire plus au tournant du siècle. Désormais, on crée même de l’argent de toutes pièces, ex nihilo, en attendant le remboursement différé (capital et intérêts) des emprunteurs. C’est le temps de l’argent virtuel qui enfle démesurément, le temps des fameuses « bulles financières » en avance sur le temps réel.

c/ Cependant, par le biais des marchés financiers, toutes les banques sont reliées entre elles par le présent intense des changes et échanges : on peut parler d’un capital interbancaire, ou d’une globalisation mondiale de l’économie financière. Dans ce contexte, le high frequency trading — avec ses milliers d’opérations informatiques par seconde — a renouvelé la spéculation, devenue en quelque sorte « giga-folle ».

d/ On nous dit que les allocations indûment versées aux chômeurs coûteraient à l’État français chaque année trois milliards d’euros. Hum ! … Est-ce si sûr 9 ? Sauf qu’au même moment, la dissimulation des entreprises (TVA non payée) ou l’évasion fiscale (revenus déplacés dans les abris off-shore) lui retirent soixante à quatre-vingt milliards de recettes 10 ; tandis que les paradis fiscaux (qui hébergent les hedge funds ou fonds spéculatifs) lui font perdre chaque année autour de cent vingt milliards… Où sont les fraudeurs ?

e/ Le déficit budgétaire de l’État (avec cent milliards d’euros par an de manque à gagner) résulte pour les deux tiers des baisses d’impôts, et non d’une « dérive structurelle » des dépenses publiques, comme la rumeur le prétend. Ces baisses concernent l’impôt sur le revenu (consenties par réductions successives des tranches et la multiplication des niches fiscales) et sur les bénéfices des sociétés. S’y ajoutent les exonérations des cotisations sociales sur les bas salaires : en somme, on fait des cadeaux aux hauts revenus salariaux et à ceux du capital 11.

f/ Les activités spéculatives les plus importantes se déroulent en parallèle — ni vu, ni connu — dans un « casino planétaire » obscur et secret : à l’abri du fisc, (à Jersey, en Suisse, au Luxembourg, aux îles Caïmans, à Monaco, à la City de Londres…) le shadow banking brasse tranquillement la somme faramineuse de 70 000 milliards de dollars (sic !) par an 12. Ce n’est donc pas la crise pour tout le monde…

g/ Des opérations financières à haut rendement ont été imaginées par les requins de la finance (Goldman Sachs, JP Morgan, Lehman Brothers, etc.), lesquelles opérations consistaient à prêter facilement de l’argent à des pauvres ou des gens non-solvables cherchant à acheter leur maison. Cet argent non encore remboursé fut — de manière anticipée — transformé en titres (subprimes) plusieurs fois ré-étiquetés, de sorte que ces capitaux bidons infestèrent toute la planète bancaire, mille fois vendus et rachetés. Des faux en écriture pullulèrent dans cette circulation mondiale de capitaux toxiques, jusqu’au brusque éclatement en 2008 de la bulle immobilière, la bien nommée. La répercussion fut immédiate sur l’économie réelle et la vérité apparut toute nue : plus de crédits, plus de liquidités, plus de prêts et donc, par voie de conséquence directe, effondrement et récession 13.

Pour sauver le système financier, les États durent renflouer les banques en faillite avec l’argent du contribuable (où en est-on des remboursements ?) tandis que ces mêmes banques spéculèrent aussitôt sur ces sommes, exigeant derechef le remboursement des dettes accumulées et contractées auprès d’elles : ne devait-on pas réduire drastiquement le déficit public ?

Le surcoût du capital

La célèbre formule de Keynes — « il faut euthanasier les rentiers » — connaît donc une nouvelle jeunesse avec la « crise ». Alors que l’Europe s’enfonce dans l’austérité (ne faut-il pas redresser les finances publiques ?) et la compétitivité (n’est-il pas urgent de réduire le déséquilibre du commerce extérieur ?), la pression fiscale s’accentue sur les salariés et les ménages français (10 milliards de plus), tandis que les entreprises obtiennent un crédit d’impôt de vingt milliards d’euros…

Sans doute, chaque entreprise doit-elle renouveler ses machines, ses biens d’équipement, bref, augmenter son capital productif. De plus, il y a des risques au niveau entrepreneurial, au niveau de l’écoulement des marchandises produites. Par ailleurs, les canaux de financement, tout comme les crédits, ne sauraient être gratuits. Au total, le capital productif a un coût qu’on ne saurait ignorer.

Mais, comme le notent « les économistes atterrés », il a en outre un surcoût déterminé par le type d’approvisionnement en capitaux privés sur les marchés. Ce surcoût — intérêts et dividendes — est prélevé in fine par les actionnaires, investisseurs toujours à la recherche de rendements élevés, égaux ou supérieurs à 15 % 14. Ce supplément — capital improductif — ne rend évidemment aucun service à l’économie, puisqu’il va jouer au casino dans les paradis fiscaux. La richesse produite par les entreprises est de la sorte ponctionnée, et ce sont les salariés qui en font principalement les frais. Mais le pire, c’est que les entreprises dont le rendement financier est insuffisant, ou dont le projet ne peut atteindre la rente exigée de 15 %, sont tout simplement délaissées par le capitalisme financier… Disparaît de facto tout un tissu d’entreprises viables qui n’ont qu’un défaut : ne pas rapporter assez aux actionnaires. C’est ainsi que, pour cette raison, des usines rentables ferment, au grand dam des travailleurs qui voient se multiplier les trop fameux « plans sociaux ».

La compétitivité

Au fond, les travailleurs, véritables producteurs de la richesse, subissent la pression de concurrence (abaisser les coûts du travail, augmenter la productivité). Mais ira-t-on jusqu’à s’aligner sur le capitaliste le plus féroce, probablement chinois à l’heure qu’il est ? Ira-t-on jusqu’au nivellement par les salaires les plus bas pour jouer la compétitivité internationale (cent euros par mois, en Chine, trente euros au Bangladesh) ? Continuera-t-on à délocaliser là où la main d’œuvre est la moins chère ou laissera-t-on les sans-papiers venir travailler à vil prix sous la menace d’une expulsion ? Je pense au très beau texte de Robert Anthelme « Pauvre, prolétaire, déporté » écrit à son retour de captivité, en 1947.

En outre, afin de diminuer les coûts de production ou de sauvegarder les intérêts stratégiques, le pillage des matières premières continue dans les pays pauvres : c’est ce qui se passe au Congo, mais il y a bien d’autres exemples en Afrique ou ailleurs. Le cuivre, l’étain, le lithium, le tantale, le pétrole, l’uranium… Les multinationales y pourvoient activement, jusqu’à épuisement des stocks naturels 15 ?

Travailler plus pour gagner moins, c’est donc le nouvel état du salariat low-cost : les salariés sous pression connaissent le stress, la précarité, les cdd, les horaires aménagés, l’insécurité du lendemain. La mondialisation fait fi des différences salariales entre pays : la concurrence internationale — féroce, à vrai dire, quand il s’agit de conquérir ou de reconquérir un marché — oblige désormais à diminuer le coût du travail (sans toucher au coût du capital, naturlisch !). La financiarisation de l’économie a ainsi accentué les inégalités jusqu’à l’obscénité, jusqu’à l’insupportable.

Sortir de la mondialisation

Si la mondialisation, comme l’explique Frédéric Lordon, c’est : « la concurrence non faussée entre économies à standards salariaux abyssalement différents ; la menace permanente de délocalisation ; la contrainte actionnariale exigeant des rentabilités financières sans limites, telles que leur combinaison opère une compression constante des revenus salariaux ; le développement de l’endettement chronique des ménages qui s’ensuit ; l’absolue licence de la finance de déployer ses opérations spéculatives déstabilisatrices, le cas échéant à partir des dettes portées par les ménages (comme dans le cas des subprimes) ; la prise en otage des pouvoirs publics sommés de venir au secours des institutions financières déconfites par les crises récurrentes ; le portage du coût macroéconomique de ces crises par les chômeurs, de leur coût pour les finances publiques par les contribuables, les usagers, les fonctionnaires et les pensionnés ; la dépossession des citoyens de toute emprise sur la politique économique, désormais réglée d’après les seuls desiderata des créanciers internationaux et quoi qu’il en coûte aux corps sociaux ; la remise de la politique monétaire à une institution indépendante hors de tout contrôle politique » si c’est tout çà donc, conclut l’économiste « qu’on pourrait, par une convention de langage peu exigeante, décider de nommer mondialisation … se dire favorable à la démondialisation n’est alors, génériquement, pas autre chose que déclarer ne plus vouloir de ça ! » 16. Comment sortir de ce système devenu fou, comment imposer un autre monde économique et financier, une autre façon de vivre ensemble ?

Les documentaristes au travail

Cette question a toujours peu ou prou hanté les cinéastes : montrer les processus économiques, aussi abstraits soient-ils, rendre compte des luttes sociales et politiques, proposer des solutions, des solidarités nouvelles. Dissiper le brouillard et la fumée qui enveloppe les actions des gouvernements ou celles des maîtres de l’économie spéculative. Mais depuis la crise des subprimes, la question a pris un tour nouveau, en raison des souffrances occasionnées par les mesures financières (récession, austérité, racket bancaire), mesures décidées et imposées unilatéralement aux classes populaires (pensons à Chypre, à la Grèce, à l’Espagne, entre autres, mais aussi aux États-Unis, avec ses villes industrielles — Cleveland, Detroit — ravagées par la crise). Pour beaucoup de cinéastes, en effet, il y a urgence à expliquer « la crise », à proposer des solutions, des raisons d’agir, tant la financiarisation de l’économie est porteuse de catastrophes.

Un classement des films documentaires en quatre domaines spécifiques m’est apparu pratique :

  1. les mécanismes du capitalisme financier : accumulation et recherche de profits maximaux, spéculation, paradis fiscaux, crises.
  2. les conséquences économiques et sociales : la souffrance au travail, l’aggravation des inégalités, l’insécurité et la précarité économiques, les luttes contre les délocalisations et licenciements, les mouvements sociaux (nationaux ou européens).
  3. les catastrophes annoncées : réchauffement climatique, pollution et déchets, pillage des matières premières et des ressources alimentaires, pesticides et santé, mais aussi avenir de la démocratie…
  4. les perspectives d’une autre société : développement de solutions locales, d’expériences positives (agriculture biologique) ; décroissance, développement durable, énergies renouvelables. Une autre division du travail, une autre économie mondiale.

Mais ce partage en quatre domaines invite aussitôt à une nouvelle répartition, en distinguant les films proches du journalisme d’investigation (au-delà de l’actualité purement factuelle) de ceux plus proches du documentaire de création (soucieux d’esthétique, d’émotion artistique). D’un côté les films qui utilisent plutôt les sciences de l’information, de l’autre ceux qui se positionnent hors du didactisme pour rendre compte de la réalité de manière sensible et proprement innovante. Les films d’interviews, de reportages, avec intervention de personnalités engagées ou d’experts se rapprochent ainsi du journalisme, tandis que les documentaires de création, avec leur dispositif cinématographique de tournage et de montage, leur mise en forme narrative ou poétique, recherchent une interaction plus touchante, plus personnelle entre cinéaste et spectateur.

Quant au fait de savoir si ces films sont militants, c’est-à-dire diffusables activement, en milieu associatif ou en meeting politique ou au contraire non-militants, c’est-à-dire non diffusables dans les luttes parce qu’inappropriés à « la chauffe des assemblées », cela me paraît une question secondaire au regard des multiples façons d’éveiller les consciences, de défaire les adhérences imaginaires et illusoires, de contourner les résistances, d’ouvrir de nouveaux horizons. Par leur type de direction de spectateur, ils invitent chacun à une rencontre, à un questionnement, un investissement vers une citoyenneté active.

1 – Les mécanismes financiers et la « crise »

Déjà en 1928, Marcel L’Herbier réalisait L’Argent, adapté du roman éponyme d’Émile Zola. L’argent facile et la spéculation étaient décriés dans un film qui mélangeait réalité documentaire et histoire fictive. Après la crise de 1930, des documentaires traitent de l’exploitation des travailleurs (Yves Allégret, Prix et profits, 1931- à propos du circuit de la pomme de terre) ou de la situation terrible imposée aux ouvriers (Henri Storck et Joris Ivens, 1933, Misère au Borinage). « Crise dans le monde capitaliste. Des usines sont fermées, abandonnées. Des millions de prolétaires ont faim. » D’emblée, le ton est donné par la voix off. La grande grève des charbonnages de Wallonie de 1932 avait été si violemment réprimée que les cinéastes durent souvent se cacher — soutenus par la population — voire même reconstituer certaines scènes pour achever leur film. Le ramassage des débris de charbon à l’aube, les expulsions avec le matelas sur une charrette à bras, les enfants affamés ou malades décrivent la misère et la colère mais les auteurs accusent aussi plus largement la crise mondiale, le dérèglement financier.

Dans les années 1990 et surtout 2000, de nombreux films abordent les effets de la mondialisation, et les fonctionnements des banques (se reporter à la liste en annexe). On trouve sur le net de nombreux films explicatifs sur la dette, lisibles en streaming : « comprendre la dette (en quelques minutes) » est une bonne initiation, ou L’Argent-Dette de Paul Grignon, plus étayé et de nombreuses fois révisé – voir les versions I, II, III – suite aux remarques et critiques des internautes. Cette forme particulière de Web-documentaire, entre dessin animé et power-point est probablement amenée à se multiplier, compte tenu de son coût et de son accessibilité 17.

À l’inverse, un film très personnel de 2002, comme celui de Claudio Pazienza L’Argent raconté aux enfants et à leurs parents, en décalage poétique sur la question de l’argent apparaît comme anti-didactique, mais sans enfumage pour autant. Autour de la table de la cuisine, le cinéaste évoque avec ses parents l’histoire monétaire de la famille et les états d’âme relatifs soit à l’argent, soit à l’endettement — « tu m’as transmis l’angoisse d’avoir des dettes » dit-il à sa mère. Sont également conviés pour entretiens : des monétaristes, des philosophes, un gouverneur de banque centrale que le cinéaste interroge, habillé en bleu de chauffe, tenue ouvrière s’il en est. Et un utopiste de province, professeur et inventeur d’une monnaie alternative ayant eu cours quelques mois dans une ville moyenne de l’Italie du centre.

Au fond, on ne peut parler de « crise » du capitalisme, comme on parlerait d’une blessure dommageable promise à une guérison : bien avant 2007, Patrice Barat, Peter Chappell, Laure Delasalle, Marie-Dominique Dhelsing, Isaac Isitan, Naomi Klein, Michael Moore, Raoul Peck, Vincent Gaillard et Jérôme Poulidor, Vincent Glenn, Gérard Mordillat, Carole Poliquin, Denis Robert et Pascal Lorent, Jacques Sarrazin, Johan van der Keuken, Olivier Zuchuat (voir la liste en référence) décrivent du reste le système financier avec ses dissimulations, sa corruption, sa violence économique, ses lobbyings, comme acteur principal capable de déclencher à tout moment « une crise », au sens convenu du terme.

La titrisation mensongère et toxique — y compris pour le capitalisme financier international — d’emprunts non solvables quasi-imposés aux couches sociales les plus modestes, fait enfler une bulle qui implose en septembre 2008, les décideurs restant sourds aux différentes sonnettes d’alarme qui se font entendre dès 2007. Jean Stéphane Bron, Charles H. Ferguson, Naomi Klein, Jean Michel Meurice, Michael Moore, Gilles Perret, Jacques Sarrazin, Erwin Waggenhofer nous montrent, chacun à leur façon (voir liste annexée), le désastre économique qui en résulte, le renflouement des banques en faillite par des États soudain appelés à la rescousse et proclamés salvateurs.

Pendant ce temps la dette court toujours, et enclenche les politiques d’austérité et de rigueur que l’on sait : Aris Chatzistefanou et Katerina Kitidi, Paul Grignon, Sophie Mitrani et Nicolas Ubelmann, Jean Charles Victor démontrent cette logique d’apparence qui ne résout rien, car elle ne s’attaque nullement aux véritables causes de la dette, notoirement les crédits avec intérêts que les banques privées accordent aux États.

Mais le capitalisme financier se ressaisit après l’orage : Frédéric Brunnquell, Jérôme Fritel et Marc Roche, Xavier Harel et Rémi Burkel, Jean Michel Meurice, Lourdes Picareta, Antoine Roux, Mathieu Verboud, Jean-Christophe Victor nous expliquent encore comment le monstre a repris du poil, s’est assuré de la suite (évasion et paradis fiscaux, hedge funds, stock-options) sans être trop inquiété : quelques amendes à payer et les voilà débarrassés des poursuites judiciaires… De cette liste, je retiens seulement deux films, bien qu’ils soient tous intéressants (notamment Noire Finance de Jean-Michel Meurice, diffusé sur Arte en deux parties I- « La pompe à phynances », II- « Le bal des vautours », encore visible en vod).

L’un — L’Argent, d’Isaac Isitan — s’adresse aux catégories populaires, peu entraînées à la circulation intérieure qu’organise tout visionnement entre représentations acquises et propositions nouvelles, ni même aux interrelations semi-abstraites suscitées par le montage. Ce film reste d’un abord très facile, avec une voix off qui explicite clairement la chaîne des causes et des conséquences ; avec aussi un commentaire musical assez présent, destiné à souligner les affects des personnages ou des situations. Sur la forme, on dira qu’il s’agit d’un documentaire fait pour la télé de prime time, sans grande innovation formelle ; sur le fond, par contre, on dira qu’il met en parallèle la crise turque et la crise argentine pour finalement proposer une solution, la monnaie locale, avec un certain optimisme.

« On dit que c’est l’argent qui mène le monde. Mais d’où vient l’argent ? Comment est-il créé ? Qui le contrôle ? Comment vient-il à manquer ? » Tourné en Argentine et en Turquie au moment où ces pays traversent la plus grave crise financière de leur histoire, le film remonte aux sources de la crise et montre aussi ce qu’il advient lorsque les citoyens eux-mêmes décident de réinventer la monnaie pour survivre ou pour soutenir et développer les échanges locaux, ce qui peut se produire aussi dans un pays riche comme les États-Unis » 18.

Certains esprits trouveront ce film de sensibilisation trop redondant, trop didactique, trop explicite. Sans doute ne s’adresse-t-il pas à eux, sans doute plus entraînés à la pensée, et moins formatés par les dispositifs télé.

L’autre film — Let’s Make Money d’Erwin Waggenhofer — est aussi une enquête internationale, plus difficile à suivre par son niveau d’analyse, et qui, étant pratiquement dépourvu de voix off explicative, laisse le spectateur établir lui-même les interrelations nécessaires, sur la base d’un pré-requis. Il a le mérite cependant de donner la parole explicative à des dirigeants et des spéculateurs qui se lâchent devant la caméra, non sans un certain cynisme, très inhabituel chez les politiquement corrects.

Annonçant la crise des subprimes, le film d’Erwin Waggenhoffer parcourt avec courage les circuits opaques de la finance mondialisée. Des mines d’or du Zaïre au paradis fiscal de Jersey, des tramways viennois privatisés aux assassins économiques, des champs de coton africains aux tours de Singapour, des palaces suisses aux bidonvilles de Bombay, le cinéaste construit son voyage contrasté au cœur du capitalisme financier. L’absurdité des terrains de golf de la Costa del Sol, la bulle immobilière dans un littoral défiguré, le blanchissement de l’argent-sale, et d’autres éléments encore doivent — en une heure quarante — se loger et s’organiser dans la mémoire du spectateur : certains esprits trouveront alors le film trop compliqué — ne serait-ce que par les termes employés lors des interviews — trop dense ou trop éparpillé, selon les connaissances et les méconnaissances de tout un chacun.

Pourquoi commenter ces deux films ? Simplement pour mettre en évidence la nécessaire diversité des interventions documentaires, dès lors que l’on s’attaque à un sujet aussi vaste et ramifié, aux causes et conséquences multiples quoiqu’interdépendantes, dès lors que l’on s’adresse à des publics très inégalement préparés à la prise en compte de données pourtant avérées. Le recours à l’empathie (identification aux personnes victimes de la crise) fréquent dans le film d’Isaac Isitan, n’est plus de mise dans celui d’Erwin Waggenhoffer, où l’évaluation cette fois porte davantage sur les propos des personnes intervenantes.

2 – Les souffrances et les luttes des travailleurs

Les films sur la souffrance au travail (qui mène parfois au suicide), sur les conditions imposées par le patronat aux ouvriers, tant aux français qu’aux immigrés, et plus encore aux ouvrières et employées, sont assez nombreux, comme le montre la liste en annexe, (incomplète et plutôt centrée sur les maux de la France). Ainsi J’ai très mal au travail, de Jean-Michel Carré, Rêve d’usine de Luc Decaster, La Promesse de Florange de Gintzburger et Vrignon. Le recrutement, l’hygiène, les accidents du travail, les bas salaires, la précarité, le chômage, le harcèlement sont aussi abordés par de nombreux documentaristes, au même titre que la santé, le logement, la survie. Mais la mondialisation de l’économie est forcément présente : Le Salaire de la dette, de J.P. Carlon sur le Congo, rejoint ainsi les propos d’Olivier Zuchuat sur le Mali dans Djourou, une corde à ton cou, ceux de Frank Poulsen dans Blood in the Mobile, de Rithy Panh dans La Terre des âmes errantes, d’Hubert Sauper dans Le Cauchemar de Darwin, ou de Thierry Michel dans Le Cycle du serpent.

Les luttes sociales sont bien documentées, en réaction à la violence économique ou aux plans de licenciements : par rapport aux luttes antérieures, on constate un déplacement ou plutôt un éclatement des centres de décision patronaux, en rapport avec la situation des multinationales qui gouvernent l’économie de la planète. Ouvrières du monde de Marie France Collard met en relation des ouvrières très éloignées, tandis que La Saga des Conti de Jérôme Palteau est remarquable de pertinence et de ténacité… (Voir l’article et l’entretien sur le film dans ce même numéro).

Le vecteur chronologique (l’enchaînement des faits, l’avancée de la lutte) est le moteur narratif le plus souvent utilisé, bien que souvent interrompu par des explications parlées, in situ : syndicalistes, militantes et militants, experts, autorités, voire des flash-backs concernant les luttes du passé, ou même des intermèdes chantés de la culture ouvrière comme dans Harlan County, USA de Barbara Kopple.

Je retiens ici un film discursif dans son ensemble, mais narratif dans ses parties, et qui a été du reste très apprécié lors de sa sortie en salles : Les Glaneurs et la glaneuse, d’Agnès Varda. La cinéaste a imaginé un titre poétique qui lui permet de rapprocher le geste de glaner — ce qui a été délaissé ne sera pas perdu — avec celui de filmer ceux qui ne sont jamais « ramassés » par une caméra, les laissés-pour-compte, de plus en plus nombreux. La liaison entre les différentes situations — ou tableaux — est assumée par la voix off de la cinéaste, tout au long d’un voyage à travers la France. Ce road-movie documentaire, respectueux des gens rencontrés, évite à la fois le misérabilisme et la culpabilisation du public, car il englobe aussi des « glaneurs » de la classe moyenne, plus proches sans doute de la situation sociale des spectateurs.

Le film est monté comme un archipel, un ensemble de situations où vivent récupérateurs, grappilleurs, ramasseurs et trouvailleurs que relie entre eux « la glaneuse à la caméra », qui semble à la fois glisser hors du temps et s’y inscrire (71 ans lors du tournage). L’ensemble développe un discours aigu sur la réalité contemporaine, bien qu’il y ait volonté de l’effacer en tant que tel, de le renvoyer aux aléas d’un voyage improvisé, seulement inspiré par le tableau de Jean-François Millet (Musée d’Orsay). Interrogeant les marges de la société, la misère sociale, le gaspillage, les exclus et les immigrés, Agnès Varda construit un subtil paradigme, qui, sans effrayer le surmoi du spectateur, sans enclencher ses résistances, déstabilise les idées préconçues que l’on se fait sur plus petit, plus pauvre ou plus malheureux que soi 19.

Revoyons le début du film — visible sur Daily Motion — et intéressons-nous par exemple à la séquence de Claude et Ghislaine installés dans une caravane, près d’Étampes (les chapitres 19, 20, et 21 à 11min 45 du début sur le dvd). C’est le froid et la brume de l’hiver, en ce mois de novembre 1999 : le tournage de la séquence se déroule en trois lieux : une zone de caravanes, les poubelles d’un super-marché, un champ de patates. « Que vient faire cette dame âgée, cette inconnue, avec sa caméra ? On s’intéresse donc à nous ?… » pourraient s’étonner les habitants du lieu, nomades ou marginaux cantonnés en rase campagne.

Le travail de la cinéaste va être de construire une scène où l’exposé reste clair, resserré et émouvant, avec une approche empathique des personnages, sans susciter la moindre condescendance à leur endroit : inventer et donner une forme narrative à ce qui est d’abord un reportage, une enquête sans doute improvisée, mais riche en possibilités (que l’on découvre du reste dans Deux ans après.)

En somme, le montage fonctionne dans ce film comme une réalité augmentée, en raison des liens nouveaux qui surgissent dans la mémoire rapprochée des plans et des séquences, en raison aussi des représentations associées déclenchées par amorçage ou par inférence très concrète. On prend le temps d’installer les personnages, de les considérer dans leur subjectivité. Dès lors, la direction de spectateur peut se faire discrète — non didactique — en laissant une place suffisante à la réflexion et aux émotions, sans imposer un parcours de pensée trop explicite. Un tel montage se trouve néanmoins re-scénarisé par chaque spectateur lors de la projection : chacun y construit, avec ses émotions et son sens critique, ses sympathies ou antipathies, un film intérieur qui lui appartient en propre.

Au fond se joue ici la partition entre documentaire d’investigation et documentaire de création, même si les deux démarches se recouvrent en bien des points. Le premier doit exposer un grand nombre d’éléments didactiques indispensables à la compréhension du sujet : éléments factuels, événements incluant causes et conséquences, commentaires explicatifs — voix-off et experts — sans lesquels le film resterait hors de portée. Le second, parce qu’il s’approche des gens, les constitue en êtres subjectifs offerts à l’empathie tout en les utilisant comme relais narratifs, peut s’épargner le côté didactique et laisser les mécanismes projectifs/introjectifs fonctionner en parfaite résonance (je pense au film de Claudio Pazienza précédemment évoqué, et aussi à celui de Barbara Kopple). On peut évidemment croiser les deux conceptions : des éléments didactiques ou explicatifs (côté discursif) s’intercalent entre les éléments attachés aux situations et aux personnes (côté narratif).

3 – Les catastrophes annoncées

Les effets du productivisme intense ou la recherche du profit maximal à l’échelle de la planète n’ont pas tardé à modifier sensiblement les équilibres de la nature ou des sociétés. Autant dire que la « crise financière » déborde en bien des domaines. Le réchauffement climatique et la montée des eaux, avec pour conséquences notoires la modification du climat et les migrations de populations ; la pollution des mers et la raréfaction des ressources océaniques, annonciatrice de famines ; le stockage des déchets nucléaires pour des centaines de siècles ; le pillage et l’épuisement des matières premières dus au gaspillage et à l’absence de recyclage (obsolescence calculée) ; les pesticides, les engrais chimiques et la santé humaine ; le sous-développement relatif (et la malnutrition) des pays hors G20, que l’on associe habituellement à la contradiction Nord-Sud ; le règne du tout plastique et des pollutions diverses : la liste est longue ! Nombre de films tirent la sonnette d’alarme, anticipent des aggravations à venir et tentent de mobiliser l’opinion sur les désastres écologiques en cours.

La forme la plus fréquente est celle de la description des dégâts croissants, assortie de commentaires explicatifs et de preuves tangibles, fréquemment validées par le témoignage d’experts ou de citoyens directement concernés.

Ces films de dénonciation — indispensables, à tout le moins, à celles et ceux qui ne veulent pas faire l’autruche — laissent parfois les spectateurs dans une angoisse rageuse, dans un découragement face à l’énormité des problèmes. Ces documentaires, en ouvrant sur la réalité vécue, se nourrissent d’un savoir qui n’a rien de cinématographique, puisqu’il provient d’un hors-champ socialement et politiquement constitué. C’est pourquoi il est si nécessaire d’ajouter une quatrième rubrique à la liste, sans attendre le grand soir ou les petits matins.

4 – Les horizons espérés

Les enjeux de vie partagés — tant par les cinéastes, les personnes filmées, que par les spectateurs — et l’urgence de transformer les règles néfastes imposées d’en haut, ont conduit certains documentaristes à filmer les dynamiques collectives en cours d’expérimentation. Dynamiques rebelles qui rompent avec la soumission passive aux pouvoirs, dynamiques heureuses qui interpellent l’ordre économique et social, notamment par des pratiques nouvelles. « L’être subjectif a besoin de modèles positifs où s’accrocher pour cesser de se réfugier dans un imaginaire déconnecté des conditions réelles d’existence. Il a besoin de croire qu’il lui est possible d’être heureux… » 20

Sans cette croyance en un autre système, en un « vivre ensemble » transformé, qui se bougerait ? Le commerce équitable, la décroissance, les coopératives ouvrières et les organisations paysannes, l’agriculture biologique et l’alimentation saine, les énergies renouvelables, sont autant de terrains d’expérimentations qui préfigurent un monde fondé sur d’autres bases.

En multipliant les films greffés sur ces expériences et sur ces situations avancées, les cinéastes alimentent un horizon qui n’est plus seulement utopique, puisqu’il donne à voir de bonnes raisons d’agir.

Je pense au film de Coline Serreau Solutions locales pour un désordre global, qui évoque un certain nombre de possibles immédiats, de changements à portée de main, à L’Argent d’Isaac Isitan qui fait état de monnaies indépendantes des circuits généraux du dollar, à Entre nos mains de Mariana Otero, avec les ouvrières du textile motivées pour mettre en place d’autres rapports de production, et aussi aux films de Catherine Guéneau et Gérard Leblanc Un autre horizon, qui se prolonge trois ans plus tard en L’Autonomie paysanne, où l’on voit progresser les paysans-chercheurs hors des labos officiels, expérimentant sans relâche l’agriculture de demain, soucieuse d’équilibre écologique et de santé publique. Pas de voix off, seulement des praticiens qui parlent en détail de leurs pratiques, des problèmes rencontrés et des solutions trouvées.

Alors « un autre monde est-il possible ? » Le film de Patric Jean Le Bonheur économique semble répondre à cette question. De fait, si la situation actuelle n’est pas mûre pour un bouleversement général — où sont les rapports de force ? — il importe de préparer l’avenir, de configurer un nombre croissant d’alternatives, de les mettre à l’épreuve et de les faire connaître au plus grand nombre, sans attendre je ne sais quelle aurore magique.

Demain sera de toute façon un autre jour.


  1. Paul Jorion, Misère de la pensée économique, Éd. Fayard, 2012, La crise. Des subprimes au séisme financier planétaire, Éd. Fayard 2008. L’argent, mode d’emploi, Éd. Fayard 2009.
  2. Frédéric Lordon, La Crise de trop, Éd. Fayard, 2009.
  3. Dans ce cas, la moyenne est-elle autre chose qu’un artefact mathématique destiné à effacer le contraste entre classes sociales ?
  4. Selon la célèbre formule du PDG de TF1, ce temps cédé à la pub, c’est-à-dire au rêve consumériste, installe forcément un spectateur passif, en évasion rêveuse, peu enclin au regard incisif et lucide sur les réalités vécues. Comment enchaîner du reste une salve publicitaire avec un documentaire critique ?
  5. Gérard Leblanc in Louis Althusser et la théorie du cinéma en France, p. 209. Ce texte est paru dans : Berdet, Marc/Ebke, Thomas (dir.) : Matérialisme anthropologique et matérialisme de la rencontre. Traduire notre présent devant Walter Benjamin et Louis Althusser, Xenomoi Verlag, Berlin 2013.
  6. Ainsi le Front National emmêle-t-il à son tour le vrai et le faux, connaissance et méconnaissance : dénonciation du système et des élites, mais affirmation d’une préférence nationale, condamnation de l’Europe monétaire et de la mondialisation mais stigmatisation de l’immigration et de l’islam… etc. Et surtout disjonction entre conséquences subies et causes réelles. S’attaquer à l’insécurité et à la différence culturelle rapproche sans doute l’idéologie FN des conditions de vie réelles d’une petite partie de la population, mais cela entretient surtout les affects et les peurs d’un vaste électorat potentiel. En aucun cas le parti d’extrême droite n’aborde la contradiction nord-sud ou les causes structurelles du mal-être : il préfère trouver des ennemis chez les plus démunis que chez les banquiers.
  7. Gérard Leblanc, op. cit., p. 209
  8. Jean Gadrey, « La dette, quelle dette ? » in Le Monde Diplomatique, juin 2012.
  9. Ce chiffrage est controversé : voir notamment http://www.lemonde.fr/emploi/article/2013/07/10/pres-de-812-millions-d-euros-verses-a-tort-aux-chomeurs-l-an-dernier_3445274_1698637.html [ndlr].
  10. 4800 milliards d’évasion fiscale cumulée chaque année pour la planète !
  11. « La rigueur qu’il nous faut » par Laurent Cordonnier, in Le Monde Diplomatique, septembre 2010.
  12. Selon les estimations du journal Les Échos du 19-11-2013.
  13. Les populations furent invitées au sacrifice — et même sanctionnées voire dépouillées — afin d’expier les fautes qu’elles n’avaient pas commises. Résolument, on se mit à réduire les dépenses de l’État, privatiser les entreprises publiques, tailler dans les programmes sociaux et affaiblir les systèmes de protection sociale, comme s’en étonne Laurent Cordonnier (voir l’article cité en note 10).
  14. Selon une étude réalisée par le Clersé, le surcoût du capital pour l’année 2011, se serait ainsi établi entre 94,7 et 132,7 milliards d’euros… Lire à ce sujet Laurent Cordonnier, « Coût du capital, la question qui change tout » in Le Monde Diplomatique, juillet 2013.
  15. Même si la responsabilité sociétale d’entreprise (RSE), affichée maintenant par toute grande entreprise, prétend le contraire…
  16. Frédéric Lordon, in « La démondialisation et ses ennemis », Le Monde Diplomatique, août 2011. Le terme « globalisation » est d’un autre intérêt, comme dans la diffusion des connaissances, par exemple.
  17. Le risque, en l’absence de validation sérieuse, de contrôle par une société de production ou de diffusion, étant de voir se développer des exposés distordus ou mensongers, démagogiques ou trop intéressés… La manipulation de l’opinion, pour toutes sortes de bons ou de mauvais motifs, est à redouter.
  18. Résumé du film, tel que proposé par les distributeurs de Voir et Agir.
  19. Le dvd contient un bonus intéressant : « deux ans après », où l’on voit plus clairement les intentions initiales de la réalisatrice ; et aussi son humanisme, son souci de prolonger la mémoire : la vie continue après le film.
  20. Gérard Leblanc, op. cit., p. 209. Ce n’est pas un hasard si la seule vision du bonheur, vantée et martelée ad nauseam par un appareil publicitaire omniprésent, est celle — individualiste, familiale et narcissique — de la possession de biens matériels, d’un apparaître social censé conduire à l’admiration générale par l’affichage d’une réussite conforme aux modèles imposés. Paradis rêvé, flatteur mais… pas donné ! Hors de ces modèles artificieusement désirables par mais pratiquement hors de portée pour le plus grand nombre, il n’y aurait donc — à part la frustration et le refoulement des envies — aucun plan B à l’horizon ? Combien de temps encore l’imaginaire collectif sera-t-il reconduit sur cette fausse piste ?

  • Blood in the Mobile | Franck Poulsen | 2010 | 56’
  • Djourou, une corde à ton cou | Olivier Zuchuat | 2004 | 1h04
  • Entre nos mains | Mariana Otero | 2010 | 1h28
  • Harlan County USA | Barbara Kopple | 1977 | 1h43
  • J’ai très mal au travail | Jean-Michel Carré | 2006 | 1h25
  • La Grande Pompe à phynances | Jean Michel Meurice, Fabrizio Calvi | 2012 | 1h12
  • La Promesse de Florange | Anne Gintzburger, Franck Vrignon | 2013 | 1h32
  • La Saga des Conti | Jérôme Palteau | 2013 | 1h37
  • La Terre des âmes errantes | Rithy Panh | 1999 | 1h16
  • Le Bal des vautours | Jean Michel Meurice, Fabrizio Calvi | 2012 | 1h07
  • Le Bonheur économique | Patric Jean | 2001 | 28’
  • Le Cauchemar de Darwin | Hubert Sauper | 2005 | 1h47
  • Le Cycle du serpent | Thierry Michel | 1998 | 1h25
  • Le Salaire de la dette | Jean-Pierre Carlon | 2011 | 1h03
  • Les Glaneurs et la Glaneuse | Agnès Varda | 1999 | 1h22
  • Let’s Make Money | Erwin Waggenhoffer | 2009 | 1h50
  • L’Argent | Isaac Isitan | 2003 | 1h05
  • L’Argent Dette | Paul Grignon | 2006 | 50’
  • L’Argent Dette 3, Au-delà de l’argent | Paul Grignon | 2011 | 2h28
  • L’Argent Dette 2, Promesses chimériques | Paul Grignon | 2009 | 1h29
  • L’Argent raconté aux enfants et à leurs parents | Claudio Pazienza | 2002 | 5’
  • L’Autonomie paysanne | Gérard Leblanc et Catherine Gueneau | 2013 | 52’
  • Misère au Borinage | Henri Storck, Joris Ivens | 1933 | 27’
  • Ouvrières du monde | Marie-France Collard | 2000 | 57’
  • Prix et profits | Yves Allegret | 1932 | 20’
  • Rêve d’usine | Luc Decaster | 2002 | 1h37
  • Solutions locales pour un désordre global | Coline Serreau | 2010 | 2h53
  • Un Autre Horizon | Gérard Leblanc et Catherine Gueneau | 2010 | 1h13

Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 147, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0147, accès libre)