S’y pencher voir

Catherine Bareau, Anne-Marie Faux

quand des fragments de textes émigrent dans (le bruit) des images,
ils peuvent s’y noyer comme y respirer,
ils peuvent se métamorphoser en image,
les textes émigrés de/dans l’image font plan sans rien dévoiler de l’énigme de leur traversée.
alors tout peut arriver, même un poème dans l’espace/temps laissé vacant par l’énigme muette d’une innocence étrangère fondamentale

oui l’attachement extrême a pour condition le détachement extrême, que cette condition s’attache, se détache d’un être, un arbre, un texte, une image, un coup de dés, un salut, un mot, une échelle de Fernand D…

à mes yeux, à mes oreilles, faire des images comme on dit faire des histoires, association de malfaiteurs pour sauver l’énigme qui agit(e) toute vie, toute écriture et même l’amplifier par le travail de montage.
ne plus regarder et n’écouter qu’elle. Refuser de répondre aux questions aussi (ce n’est pas que je ne veux pas c’est que je refuse, dit un beau jour l’enfant de cinq années)

tu poses l’échelle, obstinément.
je m’égare cherchant les branches des cerisiers coupés
« Face au vent »
l’été
j’écoute
chaque note se poser
dans l’image
je peux dormir en ce monde
m’allonger me reposer de l’inquiétude

            donc nous sommes en retard, veille d’automne… j’y vois et j’y entends mieux — il me semble — au bruit de la pluie et aux images des flaques d’eau… une conversation, en somme (piquer un petit somme/voler une grosse somme) attelées, attachées au vocabulaire davantage qu’aux textes. Et pour les faire conspirer ces deux-là (vocabulaire et texte) les images n’illustrent rien : elles soutiennent, autrement dit consolent, s’évadent, se terrent, se tissent, font silence.

           
opérations de dés/humiliation, jeux d’enfant, marelle, feuille, ciseaux, poing et la devinette kabyle que je t’ai transmise un beau jour :

              - comment appelle-t-on des chèvres noires sur un champ enneigé ?

              - l’écriture

nous ne pourrons pas faire mieux que cette devinette, et nous en sommes heureuses.

quatre chèvres d’
i   
rak noires
écritures dans les branches les grenades

Un jour un cinéaste ou quelqu’un d’autre disait : rendre l’invisible visible (le cinéma). Et j’ai pensé, ou songé, ou rêvé, ou cru, ou espéré follement : rendre le visible invisible, comme la neige de Kabylie lorsque, par effraction et abondance et foi en elle-même, elle vient effacer les textes dessinés par les déambulations des chèvres frêles. Laisser l’invisible piquer un petit somme et le visible rater son hold-up… ne serait-ce qu’une seule fois parce que nous écoutons autrement les bruits des mondes les yeux fermés à poings fermés.

Comme à chaque commencement il s’agit de tapir l’énigme dans un voile de brume, de rosée, d’écriture, de musique, de tentatives, de blessures, de pluies, de pétales de cerisiers, de rires, de cendres, de bleus, de ratures, de mers Égée… Ne me secouez pas je suis pleine de larmes lui a un matin chuchoté ou crié, à l’énigme, un aède. Depuis c’est comme une profession de foi chantée, dansée, le cinématographe.

Nada en arabe : la rosée. Nada en occident : rien.
voulez-vous regarder ce poème ?

Souviens-toi, amie de passage par ici et par là-bas : l’étymologie du mot apocalypse c’est : dévoilement. Et je songe avec un désespoir sans fin : combien de fois la Méditerranée a-t-elle dû se dénuder, devant combien de paires d’yeux et d’oreilles, combien de fois a-t-elle été racontée comme seulement meurtrière et pas seulement dans les journaux télévisés. Je ne sais pas si je pourrais, un jour, filmer encore cette mer passée du bleu au rouge, toutes voiles arrachées. Toute de noir dévoilée, la mer. Comme tellement de films, de textes, de gestes, de sourires, résolus à résoudre on ne voit ni n’entend vraiment pas quoi sauf que c’est sur le dos des vagues et des chèvres et des légendes que ça se fait…

Cet espace où nous vivrions arriérées et puissantes de cette arriération même. Il y a là un rapport vrai entre la fabrication des films et la clandestinité des passages entre les arrière-plans et les bruits de fond.

mer i grec de la mer tombeau noces et berceau
viennent s’enfuient viennent
Kabylie tient debout i

Un texte, un plan, un son, une image qui se construisent sur et dans le dos, des irrésolus, des bègues, des analphabètes, des montagnards, des marins, des ânes, des chiens, des fous, des timides, des enragés, des océans, des îles, des tristes… je les vois comme des offenses souvent mortelles pratiquées dans l’entre-soi mortifère des cercles sachants, sans sommation ni recours, sans prière ni dernier verre ni dernière cigarette.

montrer la guerre, est-ce montrer les cadavres ?
tout en posant la question, ils continuent à montrer à tire larigot, à tour de bras.
trahir les images par les mots, les mots par les images.   
ils n’ont plus de larmes à pleurer, ils ont désappris à voir. Oui.
quelle histoire voulons-nous si nous ne sommes pas dignes de la Chartreuse et des crimes et des châtiments.

si étrange d’en revenir aux prières, alors qu’on n’en sait aucune.
on demande seulement à ne pas étouffer.
alors tu dis un rideau le vent.

et l’autre voix dit, regarde, par pitié regarde, écoute, je t’en supplie, écoute :

Texte 0 : au commencement sont les mains parce que les mots émeutes, émotions, viennent d’elles

et à chaque fois que l’image ou le texte se font dans nos mains,
c’est comme si
c’est comme pour
entrer avec une barque dans une petite baie naturelle.

Le texte est-il en exil ou en asile du plan ? Est-ce que l’image lui demande ou lui apporte secours comme des mains se posent sur un visage de femme ou un visage d’âne ?

Il y a ça dans la nostalgie de la disparition du cinéma muet — et que Godard et quelques amis aux quatre vents donnent à voir comme les cartons textes des Temps modernes : Ne sois pas triste/demain est un autre jour. Pose un instant ta main sur mon front pour me donner du courage

Texte 1 : au commencement de 47 millions d’années, une marguerite fossilisée en Patagonie argentine et un bleu fripé comme des ancêtres

alors tu dis les images les mots sans hiérarchie d’espèce
et le tablier bleu d’une mère génère les plis
nous la fleur debout

Texte 2 : and the rest is silence, que seulement je fasse de ma vie une chose simple et droite comme une flûte de roseau

chaque solitude ondulante dans sa vague
solitaire et vivante la flore de l’étang
chaque solitude se tient là, une vague
si une solitude est une vague,… nous pouvons rester là.

c’est plutôt rare de pouvoir se promener dans une image d’enfance

 nous sommes deux drôles aux larges épaules
deux joyeux bandits…

étions-nous fous ?
nous courions la nuit à travers le parc et brandissions des branches.

Texte 3 : on ne peut pas respirer ; tout est rempli de victoires. Et : il faut quitter la jungle

l’étang des Sept-Îles est détruit
remplacé par un supermarché Suma
ça se passe à Montfermeil ou ailleurs

« Ostinato »
là, tu commences :
le pays d’où l’on voit les îles
deux états d’urgence
écoute voir

là, tu arrives :
le pays d’où l’on voit les îles
parler ne sert à rien.
il faut DIRE

en arabe c’est exactement le même mot qui désigne un vers et une maison. Palimpstines, un cri.

au son, la voix nomme en kabyle, en corse, en espagnol, en arabe,
et redessine ton rêve
à l’image, tu écris
Montfermeil
quartier sensible
cette guerre
rappelle rien
être sûre
me souviens
ce beau
l’oubli
savoir

Texte 4 :            

            — on trouve toujours trop gros
            — le morceau de galette aux mains de l’orphelin

            et :


la terre abandonnée, surchargée de lettres de l’alphabet, étouffée sous les connaissances ; et plus aucune oreille qui soit à l’écoute dans le froid.

– j’ai froid.
– n’y pense pas
– j’ai faim.
– n’y pense pas

– si tu as peur, sors la première

j’ai faim j’ai froid, la fugue de deux amies dans la ville sombre
j’ai faim j’ai froid, le rythme de leurs cœurs
leurs visages lumineux descendent la cascade joyeuse
deux chèvres dans la nuit noires et blanches

Texte 5 :

les textes sont des mirages imagés, eux aussi, arrachés aux livres et aux jours de colère. Tant qu’il y aura des mendiants il y aura des mythes, fussent-ils de la puissance d’un soupir

Je me désole d’un conte que je me fais.
Suzanne Simonin, rebelle religieuse blanchisseuse

et :

il n’y a que deux sortes d’histoires à raconter : celle de quelqu’un qui voyage, et celle d’un étranger  qui arrive quelque part. Tous les désespoirs du voyageur sont permis, tous les espoirs de l’étranger aussi

femmes flottant à bord
d’isoloirs cireux sur des mers gelées
vents et marées

chercher comment regarder et garder la force centrale.
alors tu dis un rideau, le vent.

Texte 6 :

passé simple passé

et nos pieds fatigués nous menèrent si loin que jamais nous n’en revînmes
et nos mains noires frappèrent si fort que jamais elles ne plièrent
et nos frères souvent nous chantèrent si juste que jamais nous ne les égarâmes
et nos âmes musclées nous crièrent si rythmées que jamais nous ne désenrageâmes
et nos sœurs véloces nagèrent si légèrement que jamais nous ne les détînmes
et nos rêves encore nous tapissèrent si vaillamment que jamais ils ne s’éteignirent
et nos peaux de cuivre nous brûlèrent si ardemment que jamais elles ne fanèrent
et nos braiements nous habitèrent si seuls que jamais ils ne se turent
et nos écrits sans mots nous traversèrent tellement que jamais nous ne les récitâmes

et notre présent nous traduit si bien que jamais nous ne le nommons
et nos linceuls de plis nous empoussièrent si généreusement que jamais nous ne les trahissons
et notre vent nous appelle si haut que jamais avec lui nous ne marchandons

et de nos chagrins et de nos berceuses nous ne vous dirons rien

– chantons ici par exemple.
– mais y a personne !
– ils vont peut-être venir ?

Texte 7 : nous nous reposons de flaques en flaques, à cloche-pied endormis

chacun de nous possède une seconde patrie où tout ce qu’il fait est innocent

je n’ai pas de maison, seulement de l’ombre, mais quand vous aurez besoin d’ombre, mon ombre sera la vôtre

c’était presque mon idéal de terminer mes jours dans un port quelque part en buvant,           quotidiennement. Comme un inconnu boit, doucement. Alors j’ai essayé de m’asseoir quelque part au bord de la mer.

Innocent propose : moi je m’assois et je dis : est-ce que je peux vous prendre un peu d’image ?

Texte 8 : nous sommes de là où nous vivons vivants

           
l’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps

           
je ne peux pas vivre dans une ville où l’on ne parle qu’une seule langue.

           
… mais comme toutes les voix prophétiques tu seras seule, tu seras la passante que personne ne reconnaît mais que tout le monde a vue, pur témoin, si cela était possible, une silhouette découpée dans l’espace, un corps seul, sans gravité

e

Est-ce qu’il y a tout d’un coup une mer dehors.
et une barque à l’amarre qui cogne contre le mur de la maison.
cogne contre le mur de la maison dans la tempête. Quelle tempête ?
il n’y a pas de barque dehors ici. Pas même d’eau pour une barque,
il y a un jardin ici.
Un jardin ?

Texte 9 :

Lire et écrire, c’est n’être pas là où on est. Espérer c’est n’être pas là où on est. Craindre c’est n’être pas là où on est.

elles penchent dangereusement
mais tiennent ferme la fugue.

Texte 10 :
ce n’était pas la vocation des forêts de finir en crosses de fusils
la mélancolie a d’infinies retraites
mon silence est cela seul à quoi mes amis me reconnaissent

penchés dangereusement, ils assemblent des ombres.
nous y mêlons des montagnes que nous n’avons pas vues.
nous y mêlons tout sur les montagnes et les pierres et les marécages
et on a l’impression d’être de minces membranes prêtes à se briser.
nous chantons les uns les autres.
chantons les grandes bouches de pierres.

Texte 11 : Marseille, premier jour d’automne, huit heures à peine, un cahier bleu
jeté par la fenêtre se recouvre de pluie d’orage de Septembre, puis sèche
au soleil et à l’ocre des tuiles (j’étends mon avenir pour qu’il sèche au soleil)

la petite baie est enragée
la barque a des ailes de poisson
l’œil s’y accroche
et lui, va-t-il se noyer
ou nager à la surface de la toile ?

alors tu dis un rideau le vent
la sensualité première
le paradis trouvé

grâce avec pesanteur
l’appel à l’envol ne s’envole pas la nuit
nuits comment chanter « changer son matin »
rester vivre rester pas finir
venez demain pas aban mais donner

                        Dans les bribes de paroles

                        J’entends la marche brumeuse

                        Des autres mondes

                        Et du temps le sombre vol,

                        Je sais chanter avec le vent…


Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 55, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0055, accès libre)