Conversation avec Jacopo Rasmi
Jacopo Rasmi
Jacopo Rasmi : Pour ce numéro de La Revue Documentaires, qui traite de la place du cinéma documentaire « au milieu des nouveaux media », nous avons commencé à nous intéresser aux questions de création, tant du point de vue des outils (les nouvelles caméras, les smartphones, etc.) que du point de vue des matériaux (les images de YouTube, Periscope, Skype). Mais il me semblait également important de considérer les aspects qui concernent les nouvelles infrastructures de distribution, notamment celles qui soutiennent le documentaire. J’ai donc pensé à Tënk. Et cette expérience qu’est Tënk me paraît d’autant plus importante qu’il n’y a pas de plateforme équivalente dans mon pays, en Italie.
Jean-Marie Barbe : Cela tombe bien, puisque nous sommes en train de travailler avec le Festival dei popoli à Florence, ainsi qu’avec une autre équipe qui organise un festival de cinéma documentaire en Sardaigne, tout en étant basée à Milan. On a déposé des demandes de subventions européennes, bien que ce ne soit pas sûr que ça fonctionne à ce niveau-là. En tout cas, on espère avoir mis en place le Tënk Italie d’ici un an ou un an et demi.
C’est formidable ! D’autant qu’en Italie il y a un réseau de diffusion du cinéma d’auteur (et du cinéma documentaire, en particulier) beaucoup plus fragile qu’en France. Malgré tout en France vous vous en sortez plutôt bien : avec les festivals, les salles Art et Essai, le soutien du CNC… La création d’une plateforme numérique pourrait certainement combler certaines lacunes du système de distribution italien.. Mais revenons à Tënk en France. J’aimerais savoir d’où vient cette initiative. Comment a-t-elle émergé ?
J.-M.B. : D’où ça vient ? La réponse est relativement simple : cela vient du constat que la télé a complètement abandonné le documentaire d’auteur depuis une quinzaine d’années. C’est quelque chose qui s’est fait progressivement et maintenant il ne reste plus que quelques niches. Par exemple, on ne voit plus les télévisions dans les festivals. Cela veut dire que les films ne sont vus que par une minorité de gens. Et il y a là une contradiction par rapport à l’une des fonctions premières du documentaire, qui est de nous donner des nouvelles de l’état du monde, autrement que par le biais de l’information. Des nouvelles des multiples situations que le monde nous offre et qui sont mal-médiatisées ou sur-spectacularisées. C’est le problème des médias 1 par rapport à la représentation quotidienne de l’état du monde.
Donc, Tënk c’est une réaction par rapport à l’abandon de la télévision. C’est le premier point. Le deuxième point, c’est qu’à cet abandon de la distribution correspond celui de la production. Il y a donc deux volets dans Tënk. Le premier volet, c’est celui de la diffusion, qu’on a décidé de monter en deux ans. Nous sommes pour l’instant à 6500 abonnés et il faut qu’on atteigne les 8500 abonnés avant la fin de l’année. Et le deuxième volet est celui du préachat des films pour permettre à des œuvres qui n’ont pas l’appui d’un diffuseur d’en trouver un. Par exemple, par un apport en postproduction grâce aux équipements qu’on est en train d’installer ici à Lussas.
Le constat de départ est clair. Mais entre cette analyse et la mise en place de votre plateforme numérique il y a un chemin qui n’est pas évident. Comment en êtes-vous arrivés à concevoir et à développer ce type de structure en ligne ?
J.-M.B. : Pour nous, c’était évident depuis longtemps qu’il fallait trouver le média pour remplacer la télévision qui ne jouait plus le rôle qu’elle avait joué pendant les années 80 et 90, du moins chez nous en France. Mais c’est vrai aussi pour toutes les télés publiques, comme Channel 4 en Angleterre. Elles continuent à assurer un service public – en finançant des films-dossiers, par exemple –, mais elles ne s’intéressent plus à ce qu’on entend nous comme étant du documentaire d’auteur.
Au début des années 2000 on a cru que, d’une part, la VOD [video on demand] allait être la solution accompagnée, de l’autre, par l’édition DVD. Ils auraient dû être les deux maillons qui allaient remplacer la télé. L’édition DVD a duré dix ans mais sans jamais créer une économie suffisante pour soutenir la production. Et la VOD s’est avérée être un acte qui n’était pas dans les habitudes culturelles et qui, même aujourd’hui avec des habitudes qui ont changé, reste un acte marginal. Au moins pour le documentaire, pour l’instant. Et – miracle ! – au début des années 2010, voilà la vidéo on demand mais par abonnement : c’est-à-dire la SVOD [subscriber video on demand ou VOD sur abonnement]. Là, on s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire. On était sûr qu’il y avait des plateformes qui allaient se créer. Du temps a passé mais rien n’a été fait… Il a donc fallu prendre en main notre destin. Avec une bonne dose d’innocence, on s’est dit qu’il fallait y aller.
Ici autour de Lussas il y avait une culture du documentaire, un capital de films et de gens qui les connaissent. On s’est donc dit : pourquoi pas nous, au fond ? Au sein de la Bande à Lumière on avait déjà eu ce débat, au milieu des années 80 : était-ce à nous de nous en occuper ? Notre conclusion à l’époque avait été « non », notamment face à la multiplication des chaînes (La Sept, Planète…). Il n’y avait pas de raisons objectives de s’en charger alors qu’il y avait des professionnels qui s’en occupaient. On a été plusieurs à l’avoir regretté à la fin des années 90-2000 quand on a vu que la relation entre documentaire de création et télévision était finie. Elle n’était plus à l’ordre du jour. C’était mon regret, en tout cas. On a commencé à réfléchir à une forme, structurée selon une gestion coopérative, qui pourrait permettre de rassembler des recettes d’abonnement pour les réinvestir dans la production. Il a ensuite fallu une multitude de talents pour arriver à la création de Tënk…
Dès que vous avez identifié ce projet de construire cette plateforme numérique, comment avez-vous procédé ? Quels principes ont guidé la mise en forme de cet outil ? En pensant aux expériences actuelles, de YouTube à Netflix, le web propose une série très variée d’approches à la diffusion audiovisuelle, avec des éthiques sous-jacentes plutôt différentes, voire contradictoires.
J.-M.B. :On avait plusieurs modèles face à nous, comme par exemple Mubi, qui montre un film par jour. Mais chez nous il y avait l’idée de faire une programmation hebdomadaire. Et de faire une programmation très éditorialisée, c’est-à-dire avec des films choisis à chaque fois par une personne, qui nous dit à chaque fois pourquoi elle l’a choisi. Elle en explique l’intérêt, le sens. Ensuite, on a constitué des « plages » (on a préféré ce nom à celui de « case », cela non par hasard). On a défini des plages qui nous paraissaient essentielles : « histoire et politique », « écologie », « festivals », « arts »… On est parti de cette hypothèse (à relativiser, bien sûr), qu’en documentaire on ne connaît ni les titres des films, ni leurs auteurs. Personne ne va choisir un film documentaire sur le nom du réalisateur ou celui des acteurs (puisqu’il n’y en a pas !). Comment donc choisir les films ? À travers la thématique, ou à travers un conseil avisé de quelqu’un qui est en capacité ou a la légitimité de recommander tel ou tel film chaque semaine. L’idée était de proposer quelque chose d’éditorialisé en donnant à voir des films choisis par une équipe. Cette équipe devait être multiple, on a alors créé un système de binômes (un par plage) qui nous font tous les six mois une proposition de 8 et 16 films en fonction de l’importance de la plage.
Dans ce que vous dites il y a des éléments cruciaux en ce qui concerne la réflexion autour des nouveaux media et de leurs usages. Ce qui caractérise la plupart du temps ces espaces techniques, le web notamment, est la quantité débordante d’informations et d’objet culturels qu’ils sont capables de faire circuler au point où l’accessibilité même de ces contenus devient compliquée et ingouvernable. Sauf si on sait ce que l’on cherche (et comment y arriver), il est compliqué de s’orienter dans cet univers ouvert et labyrinthique. Les opérations éditoriales et les engagements intellectuels dans un tel contexte représentent une instance importante : il me semble qu’il faut réfléchir aux formes de médiations possibles dans cette multiplicité fuyante.
J.-M.B. : Nous sommes vraiment dans l’idée que l’éditorialisation fonde effectivement la plateforme. Il faut donner des repères, en proposant des choix qui sont faits par des personnes qui ont la culture et le talent pour repérer ces films. Des personnes qui, avec vingt ou trente ans de visualisations de films, ont une connaissance des auteurs… Il est question d’un partage avec ces gens qui sont un peu plus connaisseurs, voire des « savants », sur le sujet.
À ce propos, je me disais qu’il y a eu sûrement un rôle joué par votre longue expérience de programmation festivalière ici à Lussas. Lorsqu’on travaille sur la programmation d’un festival comme les États généraux on fait exactement le même exercice que vous êtes en train de décrire : il faut faire un choix de films, les réunir dans des séries cohérentes, les introduire et les soutenir face à un public…
J.-M.B. : Absolument. Si la plateforme est née ici, c’est parce qu’on avait trente ans d’expérience dans la programmation. On sait ce que c’est de choisir certains films et pas d’autres, comment les défendre, même si c’est difficile – mais c’est ainsi qu’on signe un regard et on a besoin de regards ! Des regards avertis, différents. Et effectivement la question est celle de la variété de ces regards et de leur cohérence. Chez nous le fil rouge a été le « film d’auteur ».
Pour revenir à la question du lien entre l’expérience festivalière et la plateforme numérique, je n’y vois pas seulement des continuités. J’y vois aussi des écarts qui me posent quelques problèmes. Par exemple, le fait de regarder des films ensemble. Ce qui me donne envie de venir en festival est surtout la présence : à savoir la présence d’autres spectateurs avec lesquels je regarde le film, celle des programmateurs, des auteurs… C’est exactement ce qui vient à manquer lorsqu’on regarde un film sur un dispositif en ligne. Le risque de se retrouver à voir un très beau film qui nous questionne tout seul devant l’ordinateur, c’est une situation que j’expérimente au quotidien…
J.-M.B. : Ce dont tu parles est un élément constitutif du media. La SVOD, c’est un media qui donne la possibilité à chaque individu d’en faire un usage individuel et donc là, on perd quelque chose qui fonde notre relation au documentaire. Comme le documentaire est une création qui fait travailler le spectateur, on a envie d’en parler à la fin parce qu’on a été actif pendant le visionnement. Le résultat de ce travail n’a pas lieu a priori devant un ordinateur. Donc nous, on encourage des visionnements en famille, en petits groupes, en invitant les voisins… Mais, pour l’instant, on n’a pas d’outils spécifiques qui puissent nous faire passer de l’encouragement oral à une vraie politique.
Un ami à Grenoble organise chez lui des « apéri-Tënk », par exemple. L’idée est de se retrouver vers 18 heures avec quelque chose à boire et à grignoter et on improvise des projections en fouillant le répertoire de la plateforme. Des discussions s’en suivent. Je pense également à des amis à Bologne, Distribuzioni dal Basso, qui font de la distribution alternative en ligne en Creative Commons. Un volet de leur activité consiste à organiser des projections collectives de films appartenant à leur catalogue : auprès d’un collectif, d’une association, d’un centre social… Ils insistent vraiment sur l’organisation d’événements autour de leurs films.
J.-M.B. : On travaille aussi autour de ces questions. Il y a des gens d’ailleurs qui nous demandent si des projections collectives sont autorisées. Pour l’instant on n’a pas le droit. Sauf si on demande aux ayants droit une extension pour une projection collective non commerciale pour moins de 50 personnes. Il faudrait qu’on ajoute au moins 50 € sur chaque film pour l’achat des droits, mais pour l’instant on n’en a pas les moyens. On paie les films entre 200 et 250 € pour les voir en ligne pendant deux mois mais on ne peut pas payer plus. Récemment on s’est dit qu’on pouvait le faire pour quelques films que l’on choisirait, par exemple en faisant une liste d’une vingtaine de films pour lesquels il y a les droits et les proposer tous les six mois pour des projections collectives et non commerciales.
Je crois qu’ainsi Tënk pourrait devenir un instrument plus intéressant pour toute une série d’usages sociaux qui dépassent l’usage privé auquel il est restreint pour l’instant. Je pense à un festival de cinéma documentaire qu’on organise à Grenoble et pour lequel on aurait envie de proposer parfois des projections plus ponctuelles et rapides à préparer. Avec une telle source de films on pourrait faire cela d’une manière beaucoup plus simple. Je pense aussi aux associations qui proposent du cinéma chez l’habitant, comme À bientôt j’espère, à Grenoble également, qui pourraient vraiment profiter de ce réservoir de films. Ce serait à mon avis une bonne occasion d’élargir les publics du cinéma documentaire. D’ailleurs par rapport à l’inclusion des publics, où en êtes-vous ? Qui regarde Tënk ? Comment démocratisez-vous l’accès social au cinéma documentaire à travers la plateforme ?
J.-M.B. : On programme entre cinq et sept films nouveaux par semaine et on s’est dit qu’il fallait qu’on ait à chaque nouvelle programmation au moins un ou deux films qu’on appelle « d’ouverture » : des films plus faciles au niveau de la lecture tout en étant de qualité. C’est le pari de Tënk. On va essayer de les mettre en « coup de cœur » ou sur des plages destinées à un public plus large pour les rendre plus visibles.
Et faites-vous des actions pour aller chercher d’autres publics ? Souvent dans le web les usagers se retrouvent dans des circuits identitaires plutôt serrés, malgré tout le potentiel riche et hétérogène de cet outil. C’est paradoxal, mais souvent on y tourne en rond, chacun autour de ses présupposés.
J.-M.B. : C’est tout notre travail. C’est pour ça qu’on a été à Arles, c’est pour ça qu’on sera à la Biennale de la danse à Lyon, c’est pour ça qu’on a fait un accord avec la CFDT, c’est pour ça qu’on va dans les centres culturels et qu’on essaie de travailler avec les bistrots de pays.
D’accord, mais au fond lorsque vous passez dans des festivals culturels vous restez dans un cercle réduit qui limite l’ouverture à différents milieux sociaux. Les bistrots de pays me semblent un défi plus courageux. C’est un domaine plus mixte et imprévisible. L’école aussi pourrait être un espace de travail intéressant…
J.-M.B. : On essaie. Par exemple on travaille avec vingt-huit collèges dans le département, normalement on sera sur le Pass Culture du Ministère. Pour ce qui concerne l’université, on cale pour l’instant. Comment faire ?
Pierre Mathéus : Les lycéens peuvent aussi s’abonner gratuitement avec le Pass Région. Cela veut dire que les profs peuvent dire à leurs étudiants qu’ils doivent s’abonner à Tënk pour travailler sur tel ou tel film…
Je pense aux bibliothèques universitaires qui chez nous, à Grenoble, comme ailleurs, paient des droits collectifs d’accès à des plateformes numériques de diffusions de textes scientifiques. Il pourrait y avoir des dispositifs similaires pour les plateformes audiovisuelles comme Tënk. Il m’est arrivé plusieurs fois de conseiller des œuvres sur Tënk à mes étudiants…
P.M. : On a effectivement mis en place des possibilités d’achats groupés, par exemple pour les médiathèques, mais cela peut se faire aussi pour une bibliothèque universitaire. On achète un certain nombre de comptes à prix réduit : par exemple, pour 200 comptes on ne fait payer que 1000 € par an. Comme les usages vont être inégaux (on constate cela à la Femis, par exemple) on arrive à faire des prix de groupe. À Grenoble on aura l’École d’art qui va acheter un abonnement.
Pour revenir à la question que tu discutais avec Jean-Marie, les projections non commerciales ne posent pas simplement le problème des droits mais aussi de la connexion. Parce qu’il faudrait prévoir la possibilité de télécharger le film : tu ne peux pas organiser une projection collective en streaming et prendre le risque qu’internet plante ! Cela implique donc d’autres démarches du point de vue technique que nous sommes en train de creuser avec nos développeurs.
J.-M.B. : Le problème c’est qu’en ce moment on est bien focalisé sur le seuil des 8500 abonnés à atteindre, cela nous est vital. On est concentré là-dessus. Mais en même temps il ne faut pas perdre de vue le projet, c’est vrai…`
Le projet, voilà, revenons-y. Il y a à mon avis un thème majeur dans le débat autour des nouveaux media qui est celui du temps et des rythmes. Avec des accélérations de plus en plus fortes et éphémères des mouvements, des accès et des communications qui dépassent souvent nos capacités (de perception, de choix et d’élaboration). Le débit devient souvent insoutenable, individuellement tout du moins. Quel a été le choix de Tënk par rapport à cette question ? En tant qu’usager je me trouve souvent frustré par la quantité de films intéressants que je rate, car ils disparaissent après deux mois.
J.-M.B. : Comme l’idée de Tënk était de montrer des films qu’on ne voit pas, qu’on ne voit plus, qu’on a raté à leur sortie cinéma, on avait envie de les garder suffisamment longtemps pour que les gens puissent avoir le temps de les voir – s’ils en ont envie évidemment. C’est-à-dire, au moins deux mois. Et après qu’ils ont disparu – c’est la deuxième idée – on souhaitait que ces films ne disparaissent pas totalement. Lorsqu’on peut, on essaie de garder la version VOD du film pour que les gens puissent l’acquérir pour 2 € supplémentaires (pendant 48 heures) et les visionner après ce délai des deux mois. On ne doit pas être dans l’éphémère et dans le jetable : on est dans l’œuvre et ça prend du temps, pour être vue et pour être retrouvée même au-delà du temps de vision. Quand tu vas sur Tënk tu peux voir tous les films qui sont passés sur la plage et cela est une mémoire assez considérable. On a déjà 800 films, passés en presque deux ans. Des films choisis pour leurs qualités : ensemble ils constituent un corpus.
P.M. : Effectivement, même si les films en VOD sont sur la plateforme, leur visibilité n’est pas suffisamment bonne. Beaucoup de gens ne sont pas au courant. Cependant, on a voulu que cela soit réservé seulement à nos abonnés, parce que c’est une VOD qui n’est pas chère, elle coûte juste 2 €. Mettre en valeur tout ce qui est passé est un travail encore plus lourd, qui reste à faire.
Et donc que pensez-vous de la surcharge de possibilités qui est propre au numérique (à laquelle Tënk ne me semble pas échapper complètement) ?
P.M. : Au départ on était même parti pour proposer plus (pour Mubi, c’est un par jour). On se disait qu’il fallait que tout le monde puisse s’y retrouver : il fallait davantage de films parce qu’ils ne peuvent pas tous plaire à tout le monde. Effectivement cela fait beaucoup de films et peut causer une certaine frustration. Avec l’idée que chacun choisit sa porte d’entrée. Par exemple, si quelqu’un accède à Tënk par la plage « écologie » il faut que des films liés à cette plage reviennent suffisamment souvent. On ne peut pas partir sur trop peu en faisant le pari que les gens vont tout voir : ce serait le mauvais pari. Il faut donc satisfaire nos 6500 abonnés avec une palette assez large. Après tu as la VOD de rattrapage. Si on avait deux ou trois films par semaine, ce serait trop peu. Après, avec beaucoup de films, il faut essayer de voir où se trouve la limite.
Si on avait trop peu d’œuvres, les gens se demanderaient où va leur argent. Par exemple, on a des gens qui nous demandent plus de films en nous disant qu’ils sont capables de choisir dans un catalogue, mais cela ne correspond pas à notre logique. On a des retours comme ça. On reçoit aussi des mails de personnes qui se désabonnent parce qu’ils n’ont vu qu’un film en un mois et ils n’arrivent pas à rentabiliser leur abonnement. Ce qui est fou parce que cela coûte la place d’une entrée au cinéma à un tarif étudiant. Mais le numérique induit des logiques de ce type, des logiques d’optimisation. La question de proposer beaucoup de films impose de réfléchir à l’endroit où se trouve le limite.
J.-M.B. : On sait d’ailleurs que l’usage tourne autour d’un film, un film et demi par semaine… Cela correspond à 4 heures et demie par mois, ce qui fait à peu près une heure par semaine.
P.M. : Pour nous la priorité est de savoir qui sont nos publics pour connaître ceux qu’on n’a pas encore touchés. Plutôt que de savoir ce qu’ils aiment et combien de films par semaine ils aimeraient qu’on propose, on s’intéresse à comment ils arrivent sur la plateforme. Mais on ne va pas remettre en discussion la ligne éditoriale.
À propos des publics, et notamment des jeunes, je pensais à l’énorme usage qu’ils font du web pour accéder aux œuvres audiovisuelles, soit par les plateformes de streaming, soit par le téléchargement. Toutefois, ils tendent à rechercher des produits très distants de la forme documentaire. Je pense notamment au phénomène des séries, très spécifique au circuit de la télévision et d’internet… Comment serait-il possible d’intercepter ce public ? Il est possible, à mon avis, que l’internet de Tënk ait un rôle particulier à jouer auprès de ces publics… Peut-être par des formes de « sérialités documentaires » ?
J.-M.B. : Il y a Claire Simon qui fait une série sur Tënk en ce moment, une série documentaire. Les dix premiers épisodes seront diffusés sur Ciné+ au mois de novembre. Et, moi, j’aimerais qu’on puisse en proposer quatre épisodes sur la plateforme.
Il y a eu un engouement pour les feuilletons documentaires au début des années 2000, sur Arte, France Télévision, Canal+… Tout le monde s’y est mis à l’époque et on ne parlait que de cela, avant que la télé-réalité arrive. Et à ce moment-là il y a eu quelques séries qui étaient pas mal, dont une de Julie Bertucelli sur les grands magasins à Paris. Mais en général il y avait un problème de dramaturgie : ça ne tenait pas, ça répétait les mêmes choses. Il n’y avait pas cette obligation qui amène le feuilleton ou la série à avoir une dramaturgie avec des événements et des personnages qui évoluent. Tout du moins, dans les temps et dans les économies impartis pour faire ces feuilletons documentaires. Je pense que si tu travailles deux ans en immersion dans n’importe quel milieu (comme Claire Simon) tu auras une dramaturgie qui se dessine, parce que les personnes évidemment se transforment et les situations changent.
J’ai mentionné cette question parce qu’un des principes de succès des plateformes en ligne (Netflix notamment) a été – il me semble – la production et la diffusion de séries. Comme si cette forme de diffusion était particulièrement adaptée pour ce support… À la différence de la salle de cinéma qui préfère d’autres formats.
J.-M.B. : Je pense sincèrement que le feuilleton documentaire est un genre qui va revenir dans les dix prochaines années. Je pense que les télévisions ne vont pas jouer ce jeu, c’est trop dangereux, et qu’il n’y a que les plateformes qui peuvent travailler sur ça. Les films de Claire Simon vont montrer que c’est possible. Ils varient entre 35 et 45 minutes en restant proches des durées des séries télé. Ce sont les interventions excessives des télés dans la dramaturgie et dans la durée qui ont coupé les ailes de ces séries. C’était trop formaté. La chance de Claire était la liberté de la durée en fonction de la matière (une fois c’est un épisode de 30 minutes, une autre de 40 minutes…). Et c’est comme ça que la série documentaire peut marcher. Nous, il faudra qu’on anticipe ces tendances. On pourrait imaginer (après avoir atteint le nombre d’abonnés nécessaire) de soutenir quatre ou cinq projets de séries documentaires dans notre espace de production.
P.M. : Le succès des séries, lié au format numérique, me semble connecté à leur durée très courte. Les gens peuvent choisir d’en voir un épisode ou deux ou plus, en fonction du temps à disposition et qui, de nos jours, souvent n’est pas beaucoup. Une demi-heure de libre peut suffire. Et pour Tënk on voit que les films les plus regardés sont les plus courts : plutôt que de ne rien regarder ou de ne regarder que la moitié d’un film, on regarde un court métrage ! Cela me fait dire que le format sériel pourrait marcher.
En général je trouve que la plateforme permet de faire circuler une variété très ample de formes créatives (des films d’études aux documentaires sonores) qui ne bénéficient actuellement d’aucune vraie diffusion. Cela reste pour moi un des avantages majeurs de cette infrastructure. Mais que pensez-vous des formats très longs ? J’ai du mal à me dire que je vais regarder un Wang Bing de neuf heures sur l’écran de mon ordinateur, si jamais Tënk me le proposait…
P.M. : On a parfois proposé des films très longs, de trois heures par exemple. Il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a. Ils ont leur public. C’est peut-être plus simple que de se dire je vais aller le voir en salle neuf heures : mais quand est-ce que j’y vais, finalement ? ! On peut se dire plutôt : j’ai vraiment envie de le voir et je peux le faire en plusieurs temps, sur un weekend, en le coupant… C’est justement le bon support pour de grandes longueurs.
J.-M.B. : En tout cas, s’il y a une chose que les plateformes bouleversent en termes de diffusion des images, c’est la durée. Il n’y a plus cette question de durée. La salle de cinéma obligeait au formatage, la télévision aussi obligeait à des formatages. Cela est magnifique avec les plateformes numériques, c’est la grande révolution : la liberté de durer.
P.M. : C’est sûr. Nous, on peut parler des œuvres et non de durées. Aussi du point de vue de la production, sur Tënk on s’en fiche : que ce soit du cinéma ou de l’audio-visuel, chez nous ce n’est plus important.
Une dernière question… En général on pense à l’espace du web comme à un territoire libre et neutre qui ne connaît pas de contraintes de frontières ou de localisation. Mais souvent cela s’avère être plus un mythe qu’une réalité. Par exemple, lorsque j’ouvre Tënk en Italie, je ne peux pas avoir accès à mon compte d’abonné parce que je ne suis pas dans une zone de visionnement autorisé. Comment se situe et se prospecte au niveau international l’aventure numérique de la plateforme ?
J.-M.B. : Il y a deux éléments, à ce propos. D’abord la chronologie de la diffusion des médias change en fonction des pays. En France par exemple les plateformes ne peuvent diffuser un film que trente-six mois après son passage en salle, c’est le délai le plus long au monde. Ensuite, deuxième élément, il y a la question de la langue et de la culture. On ne peut pas faire comme Mubi. D’abord on veut que les films qui sont diffusés en Espagne aient une version espagnole, ou une version allemande s’ils sont diffusés en Allemagne. Et, au-delà de ça, on souhaite qu’il y ait une programmation spécifique pour chaque pays ou zone géo-linguistique. Par exemple sur les six films que proposera Tënk Italie, il y en aura trois qui viendront du fond de Tënk Lussas (en version sous-titrée) et après trois autres choisis par, disons, le Festival dei popoli : c’est-à-dire des films de festivals ou de production italienne… Celle-ci ne peut pas alimenter une plateforme avec six films de qualité par semaine, mais il y a quand même un capital assez conséquent qui pourra alimenter trois plages spécifiques. De la même façon, on pourrait monter un Tënk germanophone et ensuite une programmation anglophone pour la Scandinavie avec le Royaume-Uni et la Hollande (et même l’Est de l’Europe). Concernant l’Europe du Sud, entre Portugal et Espagne, on pourrait constituer une autre zone de diffusion, notamment avec la production de l’Amérique du Sud. Contrairement à Mubi, on croit qu’on aurait intérêt à déléguer une partie du travail aux équipes locales, qui prendront aussi en charge une partie du travail de recherche des abonnés. On serait plus subtils, plus fédéraux, plus libertaires. Et en même temps cela pourrait générer une dynamique européenne entre ces Tënk qui pourront à terme, dans dix ans, coproduire ensemble en donnant une certaine puissance de production au documentaire européen.
Lussas, le 9 juillet 2018.
- Dans l’espace de l’entretien le discours va osciller entre la graphie « médias » (lorsqu’on entend surtout les systèmes de communication de masse) et celle de « media », choisie pour le titre du numéro de la revue, qui indique plus en général les dispositifs d’enregistrement, traitement et diffusion d’informations (textuelles, sonores, visuelles…).
Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 155, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0155, accès libre)