Un langage télévisuel des années 1990

Michelle Gales

Cet entretien avec Eckart Stein a eu lieu en 1992 à Lussas. Il nous semble que depuis plusieurs de ses propos se sont révélés perspicaces.

Au vu de cette ouverture qu’est l’Europe, quels sont les espoirs et les craintes pour le documentaire ?

On m’a souvent accusé d’être pessimiste à ce sujet-là ; je m’en défends en citant cette fameuse phrase de Gramsci : « Je suis pour le pessimisme de l’intelligence, et pour l’optimisme de l’action ». Je trouve que cette très belle phrase pourrait être une devise pour le travail des documentaristes. Il faut une analyse vraiment très réaliste de la situation pour reconstruire des espoirs. Il est impossible d’investir du temps et de l’argent dans des espoirs qui sont ceux des années 60, 70, ou 80. Je crois que les années 90 sont marquées par un changement presque révolutionnaire des valeurs culturelles, des paradigmes, comme on aime dire en Allemagne. Mais l’attitude nostalgique que nous infligent les chaînes de service public pour faire survivre le documentaire des années 40 et 50, c’est illusoire. Je pense que le futur est un futur de reality-show, de journalisme télévisuel de trente minutes, de documentaire de cinquante-deux minutes, pour lequel personnellement j’éprouve une haine profonde. Je trouve que l’acceptation de ces cinquante-deux minutes c’est déjà l’abandon total d’une attitude d’écriture de force et de sens du rythme.

Donc je suis convaincu qu’il faut changer radicalement ses propres approches, et qu’il ne faut pas espérer stupidement, tandis que la situation générale de l’audiovisuel est depuis longtemps déjà sur d’autres chemins. Bien sûr, des alternatives, des îlots, vont toujours survivre. Comme la mienne : Das kleine Fernsehspiel, comme Channel 4 en Angleterre, ou Arte en France, si elle n’est pas volontairement détruite par la politique de l’intérieur française, et le désintérêt politique en Allemagne.

Vous ressentez un pessimisme au sein même de la chaîne Arte ?

Je ressens surtout chez beaucoup de collègues français un certain langage commercial qui est le même que celui des collègues des autres chaînes, c’est à dire : « Il faut » avoir tant de spectateurs, c’est un discours qui n’est pas culturel. Ce qui manque, c’est un vrai espace culturel avec du temps devant lui, c’est à dire deux ou trois années de travail sur le langage télévisuel des années 90. Et nous n’avons surtout pas besoin d’avoir chaque mois un nouveau directeur de programmes, une nouvelle chaîne, un nouveau ministre qui nous donne de nouveaux ordres…

De plus, du côté allemand, l’influence gouvernementale est interdite par la constitution fédérale. Il est donc interdit que le gouvernement de Bonn prenne des décisions culturelles, l’autorité culturelle est aux Länder. Et Arte n’est pas une entreprise française, c’est une entreprise franco-allemande. Dans le contrat d’Arte, il y a un paragraphe selon lequel les décisions politiques doivent être en concordance avec la constitution allemande, c’est à dire: pas d’interférence politique. Mais, déjà maintenant, c’est très fortement et très ouvertement contredit. Il y a des décisions politiques prises par le gouvernement français comme par exemple le changement du directeur de programmes, l’attribution de la diffusion sur la cinquième chaîne. Ces histoires sont contre l’esprit et contre le paragraphe même de l’accord. Tout cela a donc très mal démarré.

Quelle est la position allemande face à cela ?

Probablement, pour ne pas casser l’actuelle entente, on va être prudent, mais cette prudence non plus n’est pas très encourageante.

Vis-à-vis du service public, on entend souvent la critique selon laquelle, la télévision publique étant produite avec l’argent public, doit s’adresser au plus grand nombre.

Et l’Opéra de la Bastille, cela correspond à combien de Français ? Et combien d’argent a-t-il été dépensé pour cet opéra ? Je trouve que c’est un argument tellement hypocrite et ouvertement malhonnête, que je n’ai aucune réponse à cela. Une télévision de service public doit être ouverte à tous les téléspectateurs, c’est surtout ça qui compte. À tous, non pas aux majorités du jour.

Jamais dans un tout petit théâtre, s’il y a un beau spectacle, le lendemain vous liriez : « C’était mauvais parce qu’il n’y avait que cinquante personnes dans la salle, tandis qu’au TNP c’était une très belle mise en scène parce qu’il y avait 2000 personnes dans la salle ». Mais vous lisez cela dans les journaux tous les jours quand il s’agit de la télévision, je ne comprends pas ce discours. On ne va jamais dire pour le théâtre : « Toi, tu es élitiste parce que tu travailles dans une petite salle, toi tu es populiste parce que tu travailles dans une grande salle ». Il s’agit vraiment d’un discours que j’ai du mal à prendre au sérieux. C’est la parodie totale du discours culturel, surtout européen. Il n’existe pas en Europe un discours qui dirait que Verlaine, par exemple, est un poète élitiste ainsi que Cesar Pavese, et que la vraie littérature française serait Balzac, la vraie littérature allemande Thomas Mann, etc. Je trouve que ce type de discours fausse totalement la discussion.

On parle aussi du problème de l’influence de l’économie sur l’écriture.

Je ne pense pas que ce soit l’influence de l’économie, car à mon avis il faut toujours être économe, mais c’est l’influence d’une pensée de marchandise qui a faussé le dialogue. Je suis entièrement pour une démarche économique, dans le développement du documentaire aussi, mais je suis totalement contre l’idée que le consommateur prenne le dessus sur le spectateur. Ce qui me dérange, c’est que l’on confonde les moyens venant par exemple des institutions comme l’Unesco, des églises, des syndicats, des télévisions de service public, des communes, des régions ou des fonds de soutien, que l’on puisse confondre cet argent avec celui qui vient de Benetton, Berlusconi ou Bouygues, c’est la confusion des valeurs, la corruption même de la démarche. On utilise les mêmes mots pour des choses totalement différentes. Et je trouve que les commerciaux sont beaucoup plus honnêtes que nos soi-disant hommes de culture. Parce que les commerciaux dans toutes leurs démarches ont pour objectif, le profit, tandis que les « culturels », tour à tour changent de discours, changent de cibles et changent de politique.

Je trouve malheureusement que la grande majorité des producteurs sont les collaborateurs volontaires d’une politique audiovisuelle qu’ils attaquent lorsqu’ils sont entre amis. Et que c’est un esprit vraiment très dangereux. On ne peut pas se lamenter d’une politique de pouvoir et derrière la scène en tirer parti. Ils attaquent et en même temps ils collaborent. Je trouve cette attitude nuisible parce qu’il y manque l’esprit d’attaque, la clarté de la décision à partir d’une position prise, et surtout, c’est asphyxiant pour toute innovation, pour tout mouvement créateur. On arrive à tourner en rond, comme pour les cinquante-deux minutes qui sont totalement obsolètes mais que l’on continue à célébrer comme dans une orthodoxie dont aucun spectateur n’arrive plus à comprendre le sens. C’est une formule qui vient de la télévision commerciale américaine des années soixante, et qui n’a qu’une valeur de marché, qui n’a jamais eu de valeur artistique.

On parle de ce problème de durée imposée, et d’heure de diffusion, et de coupes publicitaires mais peu souvent de la façon dont le sens d’un film peut être déformé ou évacué par la programmation de ce qui le suit ?

Je pense aussi que les journées-thèmes, dans lesquelles les producteurs indépendants sont invités à devenir programmateurs eux-mêmes, sont peut-être la formule des années quatre-vingt-dix. Que l’on casse enfin cette barrière très vieux jeu entre producteurs et programmateurs, et qu’ensemble on définisse une nouvelle télévision. Pour en finir avec cette télévision où il y a des cases fixées par les bons dieux des années passées, que des fonctionnaires des systèmes administrent, même si eux aussi pensent que ce n’est pas bon, toute cette histoire de minutage. Au contraire, inventons une nouvelle forme anarchique, comme les soirées à thèmes le permettent. Programmer toute une journée, ou au moins toute une soirée, dans un langage nouveau. Là, les producteurs ne sont pas seulement des gens qui viennent fabriquer des produits à la demande, mais leur créativité est engagé dès le début, pas uniquement pour remplir une petite case, mais dès le départ.

Avez-vous des propositions qui permettraient de faire évoluer, la production et la programmation du documentaire ?

Je trouve que les initiatives de MEDIA de Bruxelles, de Documentary, ainsi que d’EFDO, EAVE, SCRIPTE sont d’une très grande valeur parce que ce sont non seulement des lieux où l’on trouve des moyens de développement, mais ce sont également des lieux de réflexion à la fois sur les changements auxquels on veut participer, et d’autres changements auxquels on ne veut pas collaborer.

Je pense donc que Documentary et d’autres initiatives de MEDIA sont des lieux de réflexions essentiels, et j’espère qu’Arte, si on la laisse survivre, sera un lieu de réflexion européen. Il n’y a pas de chaîne culturelle qui aie autant d’espace libre pour le documentaire qu’Arte. Je crois que des collègues, comme Thierry Garrel, et comme Werner Duetsche à Cologne, Ebbe Demant à Baden-Baden, sont des gens qui ont une immense expérience des institutions télévisuelles. Ils seront capables de garantir une survie du documentaire, même si l’évolution en Espagne, en Italie, maintenant ici en France, peut-être demain en Allemagne, ne donne pas beaucoup d’espoir…

Propos recueillis par Michelle Gales, août 1992


Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 141, 3e trimestre 1994)