Débat avec Marie-Dominique Dhelsing suite à la projection du film Faut-il avoir peur de la dette ?
Thierry Nouel
Présentation avant la projection
Marie-Dominique Dhelsing : Ce film était une commande d’Arte. Il y a cinq ans, la chaîne souhaitait faire une soirée Thema sur la dette des pays riches et notamment sur la dette publique française. En cours d’écriture, la chaîne a souhaité que j’élargisse le sujet à l’Europe : comment la question de la dette publique était entrée au cœur des débats politiques et économiques des pays européens.
Arte m’a proposé de travailler avec un journaliste. J’ai préféré travailler seule car j’avais envie d’être libre dans mes choix et dans la manière de les traiter. C’était plus difficile, mais à partir du moment où on travaille avec un journaliste, on adopte un point de vue. Chaque journaliste a sa grille d’interprétation économique et politique. Je souhaitais garder les coudées franches, mais aussi sortir d’un discours habituel. En effet, j’ai découvert, en cours de route, que les journalistes, de quelque bord qu’ils soient, connaissent très bien les acteurs de l’économie, les ministres…, c’est une petite famille. Ce sont un peu toujours les mêmes questions qui sont posées, il y a des habitudes, une sorte de langage convenu avec leurs interlocuteurs. Et puis ce qui me plaisait, c’était aussi de dire : « Je ne suis pas une spécialiste de l’économie », et j’avais envie de garder ce point de vue, même si j’ai évidemment travaillé la question. Je devais donc avoir une oreille « vierge » quand je faisais un entretien, pour que mes interlocuteurs soient amenés à décaler leur parole, sortir de leurs réponses toutes faites. C’était aussi pour que leur parole devienne accessible à un public non averti.
Dès le départ, j’ai proposé à Arte de faire un film sur la pensée économique, un film basé sur la parole, sans « illustrations ». Ensuite, il a bien fallu faire des choix, mettre en place, à travers divers pays, certaines situations emblématiques des difficultés rencontrées vis-à-vis de la dette. Je voulais aussi que les personnes qui figureraient dans le film soient impliquées dans les choix économiques comme acteurs ou conseillers des acteurs.
Je veux souligner qu’au départ, ce film avait la fonction de film didactique en début de soirée Thema. J’étais donc dans l’obligation d’introduire et d’expliquer le concept de « dette publique ». C’est pourquoi les notions clefs concernant la dette sont présentées à travers des modules d’animation au fil du film.
Il se trouve qu’un des protagonistes du film était Michel Pébereau, nommé président de la Commission sur la dette publique et chargé du rapport sur le sujet 1, par Thierry Breton, ministre de l’Économie de l’époque. Michel Pébereau avait posé une clause suspensive, conditionnant son accord d’être filmé. Il demandait à voir son intervention dans la continuité du film monté. Je n’accepterai plus jamais une telle contrainte, car il a fait jouer cette clause suspensive. Au visionnage du film, il ne souhaitait pas être seul à porter les conclusions de la Commission sur la dette. Il a demandé à ce que cela soit modifié dans le film. Quand on m’a dit : « On ne peut pas le programmer », j’ai dit : « Je ne savais pas que j’avais fait un film aussi subversif »… ! Cela a donc eu pour conséquence la déprogrammation de la soirée Thema, qui était censée être présentée en pleine période pré-électorale et permettre de faire entrer le sujet dans le débat public. Finalement, on a changé quelques mots dans le commentaire le concernant, et ajouté le nom de tous les membres de la Commission sur la dette publique au générique. Le film est passé six mois plus tard sur Arte, après les élections, au moment du vote du budget, en deuxième partie de la soirée Thema… Mais c’est clair qu’à l’époque, la dette publique était encore peu présente dans les débats électoraux, vous l’aurez remarqué.
Discussion après la projection
Michelle Gales : Dans le livre d’Attac, Le Piège de la dette publique, on explique très bien que Michel Pébereau et Thierry Breton ont déclaré bien avant 2008 : « Nous sommes à la tête d’un état en faillite, etc. ». Bien avant la crise, le but était de réduire les services publics, de privatiser tout ce qui pouvait amener des recettes…
Un spectateur : De quoi est composée la dette, c’est la question que chacun devrait se poser. Comment devons-nous qualifier la nature des intérêts ?
Un autre spectateur : Quand est apparue cette dette, et quelle en est l’origine ?
Marie-Dominique Dhelsing : Je ne suis pas une spécialiste de la dette. Je ne peux vous répondre que sur les choix que j’ai faits pour le film.
Le film évoque notamment quand et pourquoi on a commencé à la comptabiliser en France, avec les premiers livres de comptes de l’État.
Ce que j’ai choisi de faire à l’époque, c’est d’articuler dans différents pays, des débats entre différents points de vue. Et pour certains de ces pays, on aborde la question de la crise de leur dette, même si la situation n’était pas celle d’une crise comme aujourd’hui. Il y avait en France, pour simplifier, deux analyses qui s’affrontaient, incarnées dans le film par Michel Pébereau et Jean-Paul Fitoussi. J’ai été très honnête en disant à Michel Pébereau que j’allais le faire dialoguer avec Jean-Paul Fitoussi, et réciproquement, à travers le montage. Arte ne souhaitait pas que je fasse intervenir les altermondialistes dans le débat. J’en avais parlé à Jean-Marc Daniel, économiste et professeur à l’ESCP 2, qui m’a proposé de prendre en charge dans le film le discours sur le « transfert de la dette des pauvres aux riches ».
Après, c’était extrêmement complexe, il fallait s’attaquer aux idées reçues comme : « Est-ce que les générations futures hériteront de la dette ? ». Il fallait affiner, mais c’était délicat. C’est ce que j’ai fait avec des gens comme Jean Pisani-Ferry, directeur de Bruegel, centre d’études à Bruxelles 3, ou Ricardo Faini, le conseiller économique de Tommaso Padoa-Schioppa, ministre des Finances de l’époque en Italie.
On voit qu’il y a des nuances parfois dans la manière d’évaluer les problèmes, même si ces intervenants sont assez proches dans leur analyse. Je regrette de ne pas avoir pu m’entretenir avec le Premier ministre suédois, Göran Persson, qui avait mis la dette au cœur de sa politique, avec des réformes drastiques, mais comme il venait de quitter le gouvernement parce qu’il avait perdu les élections, il ne voulait pas parler dans le cadre d’un entretien… Le cas de la Suède est intéressant, l’échelle est différente, et les syndicats ont un très grand poids dans les négociations avec l’État, ce que nous ne connaissons pas en France. On n’est pas dans les mêmes configurations dans l’élaboration des lois et des décisions, donc on ne peut pas faire de comparaisons simplistes.
Un spectateur : Je voudrais savoir comment tu as travaillé, car tu n’es pas économiste. Que tu refuses un journaliste, c’est vraiment gonflé ! Tu t’en sors bien, très clairement, on sent qu’il y a un plan très clair.
Marie-Dominique Dhelsing : J’ai essayé de comprendre les différentes façons d’aborder le sujet. J’ai beaucoup lu, rencontré les gens. Je voulais mettre en scène un débat d’idées.
Je suis allée voir des journalistes, comme le rédacteur en chef d’Alternatives Économiques, des économistes, des chercheurs. J’ai rencontré quelqu’un que j’ai beaucoup apprécié, Michel Aglietta, un économiste de l’école de la Régulation. Il n’est pas dans le film, car Arte trouvait que son discours risquait d’être trop complexe. J’ai suggéré qu’il soit présent dans le débat après les films de la soirée Thema, et je crois qu’il a été très intéressant.
Je me suis aussi battue pour pouvoir filmer une adjudication, (une vente aux enchères de titres de dette), à l’Agence France Trésor, chargée de gérer la dette et la trésorerie de l’État au ministère de l’Économie et des Finances. Ils n’avaient jamais laissé entrer une caméra, ils avaient peur que ça crée un problème. J’ai attendu jusqu’à la veille du tournage pour obtenir l’autorisation. C’est un moment assez étonnant, même si je l’ai beaucoup raccourci. En vingt minutes, ils lèvent des milliards d’euros. C’est quelque chose d’incroyable…
Une spectatrice : Ce que j’ai trouvé très intéressant, c’est que ces acteurs de l’économie, ce sont tous des hommes…
Marie-Dominique Dhelsing : Sauf la responsable économique de la CGIL 4 en Italie, Maria Maulucci du syndicat CGIL.
Une spectatrice : D’accord, mais il y a une unité dans leurs discours. Je n’ai pas trouvé qu’il y avait beaucoup de contre-discours. J’ai un peu lu sur la dette, et ceux qui la critiquent disent que le phénomène remonte à 1970, aux années Thatcher, au moment où les banques ont eu le droit d’emprunter, et quand le service public a pu être privatisé. Après-guerre, on a mis en place des systèmes de protection sociale de l’individu qui était des garde-fous. Les lois qui ont été passées ont permis aux banques de ne plus avoir de carcan, de ne plus avoir de compte à rendre et le pouvoir d’emprunter sur les marchés. Ton film est très clair, mais je trouve qu’on ne voit pas à qui ont profité ces emprunts. Ils n’ont pas été faits pour financer les chômeurs. Il y a eu l’évasion fiscale, et cette dette, elle a été créée par des gens qui avaient intérêt à ce qu’elle existe.
Un spectateur : Il faut rappeler qu’à partir de la loi de 1973, l’État français n’a plus le droit d’emprunter à sa propre banque, et donc il emprunte à des banques privées avec intérêt, et des intérêts « composés », c’est une véritable escroquerie !
Marie-Dominique Dhelsing : J’ai eu un positionnement dans la réalisation qui visait à clarifier au maximum les enjeux, et d’essayer de faire en sorte que le spectateur n’assiste pas à un débat fumeux. Je ne pouvais pas prendre, dans ce type de film, un seul point de vue politique, ce n’était pas le but de l’opération. Il a déjà eu du mal à être présenté … Je voulais explorer en quoi la dette relève d’un choix politique. Mais je me situais à partir des années 1980 avec l’instauration du Pacte de stabilité.
Qu’est-ce qui m’intéressait ? C’était de dire : essayons de faire en sorte qu’en face de ces personnes qui parlent d’un sujet aussi aride, aussi austère, dont on n’a pas envie en général d’entendre parler, un spectateur puisse s’approprier cette pensée et accéder à la langue de ces acteurs de l’économie. Mais pas dans une langue de professeur ou de militant activiste, mais dans la langue de ceux qui ont pris des décisions, qui ont fait des réformes, qui ont mis en œuvre cette rigueur. Ce qui m’intéressait c’était de travailler avec les conseillers des ministres, avec les théoriciens de l’économie — pas avec ceux qui parlent des risques dans un livre, mais avec ceux qui prennent des risques dans leurs actes. Je voulais travailler sur les différents points de vue des acteurs, même quand il y avait conflit. Il est bien évident que le représentant des syndicats en Suède n’est pas le porte-parole du Premier ministre.
Il y a aussi une chose, je me demandais comment filmer ce genre de parole. J’avais envie d’éviter l’image institutionnelle par excellence, le ministre derrière son bureau. J’ai donc tenté de trouver une relation entre le dehors et le dedans. A chaque fois que c’était possible, j’ai filmé les gens devant une fenêtre, pour que le spectateur puisse regarder dehors, pour que l’on se souvienne qu’il y a un monde extérieur. Sauf lors de l’adjudication, où on est dans l’action.
Lors du tournage, j’ai fait mon premier entretien avec Michel Pébereau. Il avait demandé à avoir toutes les questions à l’avance. Et dès que je lui posais une question qui n’était pas dans le questionnaire préparé, il ne me répondait pas. Il faisait comme si la question n’avait pas existé. À partir de là, j’ai décidé que je ne transmettrai plus de questions écrites. J’arrivais avec un schéma directeur, en sachant où je voulais aller. Sinon, le dialogue était figé.
J’ai aussi eu l’idée de faire des modules en animation, qui explicitent le concept de la dette et qui permettent de faire des pauses, de ponctuer le récit. Il y a une évolution dans le traitement du problème, parallèlement à un déplacement géographique, on avance peu à peu dans la compréhension des choses, tout en travaillant sur les idées reçues.
Faut-il avoir peur de la dette ? documentaire de Marie-Dominique Dhelsing a été diffusé en 2007 dans le cadre d’une soirée Thema sur Arte autour de la dette des pays riches intitulée : Les Pays riches sont-ils en faillite ?
La projection et débat du 11 janvier 2013, à la Maison de Ensembles à Paris, était proposée par La Revue Documentaires.
Transcription de Thierry Nouel avec le concours de Marie-Dominique Dhelsing.
- Michel Pébereau et le Ministère de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi, Rapport Pébereau, Pour des finances publiques au service de notre croissance, La Documentation française, 2006.
- École supérieure de commerce de Paris.
- Bruegel est un centre d’études, spécialisé en économie. « Fondé en 2005, …les membres comprennent des pays membres de l’UE, des corporations et institutions internationales. » http://www.bruegel.org/about/.
- La Confédération générale italienne du travail.
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Faut-il avoir peur de la dette ?
2007 | France | 52’
Réalisation : Marie-Dominique Dhelsing
Production : ARTE France, 13 Production
Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 81, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0081, accès libre)