Entretien avec Johan van der Keuken
Michelle Gales
Johan van der Keuken était à Paris en mars 1993, invité par le Cinéma du Réel, Documentaires sur Grand Écran, et pour une rétrospective de ses films dans le cadre du festival de jazz, Banlieue Blues.
Quelles ont été les circonstances qui ont donné naissance à Face Value ?
L’idée de faire ce film, avec des visages et principalement en gros plans, comme une sorte d’énorme visage composite de l’Europe, est venue en 1988. Mais j’ai commencé le tournage en 1990, et entretemps la situation a changé en Europe. C’est pourquoi le film s’est élargi. L’idée du titre provenait aussi de l’expression de prendre les choses « at face value », comme on dit en français, pour argent comptant.
Il y a ce double sens dans l’expression « face value » que j’avais déjà utilisée dans un texte en 1983 dans lequel je parlais de cette qualité que possède le cinéma, c’est-à-dire d’être une espèce de vide, et qui ne peut se référer qu’à l’extérieur, à la surface. Ce qu’il y a derrière la surface n’est pas le problème du cinéma, faire du cinéma c’est travailler cette surface.
J’ai beaucoup parlé de la surface de l’écran, cette surface plane où les images se projettent mais aussi où les phantasmes se projettent. La réalité du cinéma c’est la projection de faisceaux lumineux sur un écran et la fiction du cinéma c’est tout ce qui est projeté par le spectateur, pour ainsi dire, et c’est là, entre ces deux données, entre l’écran et le spectateur, qu’existe le véritable espace cinématographique. C’est une idée qui est présente dans beaucoup de mes films.
Tout en affirmant se préoccuper seulement de la surface, n’essaie-t-on pas néanmoins de réfléchir sur quelque chose qu’on a du mal à saisir, à représenter ?
Oui, sinon la démarche serait totalement abstraite. Mais Face Value est aussi un de mes films où j’ai mis le plus d’émotion.
Cuivres Débridés est fait par des mouvements, des échanges, des détours, tandis que les thèmes de Face Value se répandent en une multitude de sens.
Je voulais raconter une conscience de notre époque à travers ce champ de visages: un champ de relations. Je ne cherchais pas à savoir ce qu’expriment les visages. On ne sait pas toujours ce qu’ils veulent dire. Mais en mettant en rapport l’expression de ces visages avec des paroles, avec des bruits, avec d’autres visages et avec des espaces, on arrive parfois à des moments forts qui sont autonomes, comme par exemple au milieu du film lorsqu’on parle du fascisme. On entre dans les trois séquences qui se suivent dans un rapport presque de cause à effet.
La séance de photographie des enfants semble se référer à l’histoire de la Hollande: est-ce une référence à cette période où l’idée d’Europe commençait à exister à la fois sur les cartes et dans l’esprit des gens ?
En fait, la séance se passe en Tchécoslovaquie, à Prague, mais c’est vrai il y a quand même ce sentiment historicisant, une intention de faire référence à l’histoire.
Mon idée de départ partait d’une séquence où je parlais face à la caméra; un discours sur le voir, ou plus précisément : sur l’impossibilité de voir. Sur l’absence de pensée : il n’y a que des choses, des affaires; un commentaire assez amer sur notre période dans lequel je voulais exprimer la présence de l’amour et en même temps la force de la destruction : je pensais beaucoup à cette époque à la Guerre du Golfe.
Et puis j’ai compris qu’il fallait que cette séquence soit encadrée. Je pensais aussi qu’il fallait donner envie de voir le film, donc de motiver, de séduire les gens en introduisant du mystère. Qui est cette personne ? Est-ce qu’il y a quelque chose derrière ? Enfin il y eut le thème du portrait qui est un des différents thèmes se référant à la photographie dans le film. Ce film est dédié à mon ami photographe, Ed van der Elsken, qui est en train de mourir.
Cette première séquence de séances photo fait penser à la mise en scène par le sujet lui-même, comme un rappel que chaque personne est consciente de se mettre en situation d’être filmée comme si elle allait être prise en photo…
Pour moi c’est totalement vrai, cette auto-mise-en-scène est devenue de plus en plus importante. Sous la pression de la présence de la caméra, les gens ont tendance à tout de suite chercher à présenter leur image sociale la plus « vraie ». C’est la fiction que chacun tisse à chaque instant autour de son personnage et qui est mise en forme dans l’échange avec le cinéaste. Dans cette mise en forme se revèlent aussi les failles et les contradictions, grandes ou petites, douces ou cruelles, dans l’image que les gens se font d’eux-mêmes. C’est dans la tension entre la fiction et la faille qu’une impression de vérité cinématographique peut naître. La pression de la caméra n’est pas uniquement terroriste, elle peut aussi être créatrice, libératrice. Il y a cette approche frontale, qu’on ressent beaucoup dans Face Value, parce que je travaille très peu avec de longues focales. Je parle derrière la caméra et la caméra bouge aussi. Ce n’est pas de la caméra subjective, la caméra est une présence massive, un personnage hors champ. La caméra donne un regard frontal qui rend quelque chose de plat.
Je travaille d’abord sur cette surface plate, ensuite avec les angles obliques, et après avec le mouvement. Entre surface et angles obliques il y a cette tension et puis, tout d’un coup, se produit cet éclat. C’est un peu mon idée du cinéma.
La photo dans le temps
Dans Les Vacances du cinéaste, apparemment pour des raisons économiques, l’image était faite un jour et le son un autre jour, ce qui donne des résultats très intéressants; parce que le son est décalé de l’image. Pourquoi ce choix de méthode pour Face Value ?
Ce que j’ai vu d’abord était qu’il fallait libérer le son de l’image. Dans une conversation, un dialogue, que je fais en général en direct, les gens discutent, je suis parmi eux, je saute d’un côté à l’autre pour faire le rapport entre les gens. Je ne balaie pas le champ, je monte un espace où ils sont, où ils se rencontrent.
Mais dans Face Value évidemment, il s’agit d’un autre type de montage; par exemple, si le texte m’intéresse au début et à la fin du plan, il faut que je me débrouille pour faire la connexion et faire sauter ce milieu du texte. Or dans un tournage en synchrone, je ne suis plus libre par rapport à l’image. Si j’enlève de la parole, je dois aussi enlever de l’image. Du moment que j’ai déconnecté le texte, je peux prendre cette « photo dans le temps » , comme je le veux. Donc je suis libre de travailler cette matière comme un peintre.
Cela dit, j’ai voulu contraster ce principe avec d’autres rapports. J’ai cherché tous les rapports qu’il pouvait y avoir entre image et son : des gens qui parlent, qui chantent, du bruit, de la musique off, même de la musique totalement étrangère comme la musique hollywoodienne, de la « music library », la musique au mètre et que je trouve belle aussi, ou du synchrone et du son « off » mélangés.
Il y a donc des rapports très variables : deux sons off qui se chevauchent par exemple, pour la parole de la contorsionniste, pour les gens qui achètent les oranges, pour le match de polo. Parfois les deux sons se chevauchent, on attrape des bribes des deux à la fois, avant de basculer dans la séquence suivante.
On retrouve évidemment des scènes où il y a du direct, quand il y a un événement précis.
Pour la naissance par exemple, il serait impensable de ne pas avoir du direct parce que là c’est le moment, et il ne faut pas le manquer. L’émotion provient du fait que l’on dise « C’est une fille… ». J’ai même vu qu’on ne pouvait rien couper dans ce dernier plan. Le bébé sort puis la caméra cherche un peu et… j’ai cherché à couper ça, mais on perdait l’émotion. Et puis, on revient sur la mère peu à peu, et puis elle change déjà dans la durée du plan; d’un moment de terreur, elle change déjà, il y a quelque chose : « Ah que m’est-il arrivé » et puis « Oh bonjour ». Donc, c’est du direct et c’est tout d’un seul plan.
En général cette décision était déjà prise avant chaque tournage ?
Ce sont des choses dont on doit tenir compte au tournage. Bien sûr, je ne savais pas comment j’allais utiliser ces choses, mais je me suis dit : « Il faut libérer le son en disposant de toutes les différentes possibilités du son. C’est-à-dire, qu’il faut libérer le son mais pas perdre le direct. »
Ce qui signifie que je n’ai pas de parti pris esthétique autre que la liberté des moyens et un principe de cohérence stylistique, même si c’est très varié à l’intérieur. Je peux dire que je cherche une espèce de multilinguisme des moyens, mais qui doit en fin de compte produire une composition qui se tient.
Parmi les situations en cinéma direct, dans certains cas le rapport existait déjà avec le sujet, dans d’autres le rapport est établi pendant le tournage.
C’est très variable, mais il y a toujours complicité dans ce genre de travail. Même si c’est une complicité pour deux minutes. Par exemple les mecs tatoués. C’était à Prague, dans une espèce d’énorme bar d’une trentaine de mètres de profondeur. Plus on allait au fond, plus les gens étaient ivres, déchus. C’était quelque chose d’explosif; on est entré, on a commencé à filmer, il n’y avait d’abord rien, puis un contact s’est établi. Eux aussi ont besoin de se dévoiler, de se montrer.
On suit le bal, on se tourne, on se retourne, et c’est le rythme qui devient une part du travail, c’est vraiment une mise en scène. Il y a quelque chose qui se joue là, et à la fin ça commence à monter, alors il faut s’en aller. Il faut vraiment partir, parce que ça commence à être très agressif autour de nous.
C’est une situation dangereuse. Ce n’est pas évident, mais pour les quelques moments que dure la scène, il y a ce contact. C’est très rapide, mais il n’y a pas de préparation à cela, on fait comme on peut.
Un autre exemple c’est le Palestinien et sa femme qui tiennent la librairie américaine. Il y a des blagues comme le petit passage en revue des genres littéraires : drama, crime, gay, western. Et comme ça le monde est catalogué…
On se demande quelle place aura tout cela dans le film. Pourquoi et comment présenter ces choses ? Parce que la situation de ce couple est terriblement complexe: ils sont mal à l’aise par rapport à la politique de l’OLP et en même temps ils militent pour la libération des territoires occupés.
Dans ce cas du Palestinien, il fallait d’abord être clair sur sa pensée politique. C’était contrebalancé par son incertitude fondamentale et cette incertitude est à son tour contrebalancée par le fait qu’on sent que ce sont quand même des « business people », des gens d’affaires. Ils parlent d’argent, de pourcentages, d’impôts, de valeurs, de la boutique. Il y a toutes ces choses qui se combinent et qui rendent la situation quand même un peu mystérieuse.
Finalement, ce qui donne un sens, c’est que lui est là en portrait avec sa femme dans une espèce de photo dans le temps, très étirée. Ils sont très fragiles, ils se parlent doucement, et le Palestinien dit : « Prendre des photos, c’est toujours difficile ». Visiblement, il a peur de cette situation donc on sent la durée peser sur cette image, sur son visage. Le fait qu’il ne sache pas quoi faire dans cette situation le gêne. Il me semble que c’est le rapport entre les choses, claires politiquement, qu’il dit, et cette gêne, cette peur de ce qui peut être dit avec son image, c’est là qu’il se passe quelque chose et que se crée un sentiment d’identité.
La relativité des systèmes
« Identité » est l’exemple même d’un mot souvent employé qui devient un slogan vide. Comme si chaque fois qu’on l’emploie on participait à sa mystification. Dans le film, ce thème est traité d’une manière un peu oblique, ce qui permet de lui rendre sa complexité.
C’est pourquoi je dis qu’il y a cette surface sur laquelle une histoire est inscrite sur un visage et moi je n’en sais rien. C’est le non-savoir qui est à la base du film et qui permet de commencer à réfléchir sur ce qu’est une identité.
Dans le projet de l’Europe, il y a le risque d’un dérapage raciste. D’ailleurs on entend parfois des propos du genre: l’Islam est « l’ennemi historique » de l’Europe, alors qu’il y a eu des échanges culturels depuis des siècles. Je ne parle pas seulement des apports dans les domaines comme la mathématique et l’architecture, mais aussi des apports des philosophes grecs dont les textes avaient été perdus au Moyen Age, et puis redécouverts par l’échange de manuscrits avec les bibliothèques arabes. L’Europe de Face Value inclut aussi des gens venus d’autres traditions et surtout de l’Islam.
J’ai essayé d’en parler dans le film, tout en étant troublé vis-à-vis, sinon de l’Islam, du moins de la façon dont l’Islam est en train de se présenter.
Personnellement, l’affaire Rushdie m’a énormément marqué. Je crois avoir perdu un ami, après cette affaire, parce que, finalement, il me semblait qu’il m’était devenu hostile. C’est un ami Nord-africain qui, après avoir souffert pendant vingt ans ici d’une position intermédiaire entre deux cultures, a fait un mariage arrangé. Il a de nouveau embrassé des valeurs beaucoup plus monolithiques que celles qu’il avait connues. Je le comprends d’ailleurs, qu’il ait voulu rentrer au sein de sa famille après tant d’années de solitude.
Si j’élimine tout discours raciste, que je rejette absolument, il s’agit d’aborder une coupure qui, pour une fois, n’est pas venue que de l’Occident. Mon point de vue dans le film – je le dis dans mon texte de Face Value, comme dans Cuivres débridés – est que ce rassemblement des peuples autour d’un seul Dieu, à mon avis, est quelque chose de très contraignant. J’ai cru comprendre qu’il existe aussi cette tendance dans certains milieux juifs, à exalter ce monothéisme; évidemment le Christianisme en est le grand exemple qui jusqu’à présent a envahi le monde entier, et l’Islam connaît la même attitude, et la même aptitude à produire un discours unique, univoque. Le système politique ou religieux qui répond à tout, qui résout tout, qui détermine chaque domaine de la vie est, par définition, hostile à l’échange.
Je cherche à montrer la relativité de ces systèmes, comme dans ma scène avec des jeunes Nord-africains, beaux, gentils, vifs, qui font l’éloge de l’Islam. Après la séquence des supporters de foot, avec leurs slogans sur « les juifs champions », ces Algériens français apparaissent comme des jeunes assez mûrs, ayant au moins une réflexion. Même si on est en désaccord avec cette réflexion, ils sont quand même beaucoup plus sereins que les supporters de foot d’Amsterdam. Et on les comprend; ils cherchent cette espèce de loi qui leur permettrait enfin d’avoir une identité et de survivre moralement. Même si, à mon avis, c’est encore une identité factice.
La forme même du film part de l’idée de polyvalence, de pluralité, de différence. Ce que veut montrer le film, c’est que l’extrême-droite à beau dire qu’il faut nettoyer la France, nous sommes dans cette culture depuis longtemps, la pluralité est intégrée, donc dire cela, c’est concevoir à terme un nettoyage ethnique comme en ex-Yougoslavie. Parler de cette manière suppose bouleverser, exterminer la culture, telle qu’elle s’est constituée depuis des décennies: c’est-à-dire avec le mélange. Le mélange est le point de vue du film. Dans ce mélange, on risque de trouver des éléments menaçants, des écoles de pensée qui y sont farouchement opposées, c’est normal, mais je crois qu’il ne faut pas faire comme si de rien n’était. Si on accepte le mélange, si on le préconise, il faut quand même parler des conditions dans lesquelles ce mélange peut exister et voir ce qui résiste, quels sont les extrémismes de tous bords.
On trouve aussi le discours du coiffeur noir à Londres qui dit : « quand on est à Rome il faut faire comme les Romains… » Il affirme que tout le monde a le même visage, tandis qu’on a un gros plan sur lui, un type noir, grave, beau, timide, si peu européen dans sa physionomie ! Donc, grâce à l’humour, les rapports se renversent tout le temps.
À travers ces scènes, il y a un dialogue…
Dans beaucoup de scènes, nous ne comprenons où nous sommes que vers la fin de la séquence. Après la réunion du Front National vient la séquence dans le cimetière, on ne nous donne aucune indication du lieu. Pendant un long moment je pensais qu’il s’agissait de l’Irlande du Nord. Pourquoi ne pas nous dire où nous sommes ?
C’est un vieux procédé narratif au cinéma: ne donner la clé de la scène qu’à sa fin. Mais il est vrai que dans cette séquence lue comme un cimetière le lieu n’est pas indiqué. Pour moi, c’était impossible de faire autrement, car il s’agit de silence. Chaque année, le 4 mai, à huit heures du soir, dans toute la Hollande, les gens se rassemblent et ils observent collectivement deux minutes de silence. C’est pour commémorer les morts de la Seconde guerre mondiale, et bien évidemment les Juifs. Il y cette émotion des gens qui ont perdu des proches. Je voulais rendre cette émotion à l’état pur et je trouve que c’est une image qui doit rester telle quelle.
Cette espèce d’énigme de ne pas savoir où on peut être est un effet voulu. Par exemple, ici en France, certains ont pensé que c’était Carpentras. Ils y voient donc une commémoration, et je suis complètement d’accord avec cette interprétation, parce que c’est du même ordre. C’est-à-dire qu’après le discours que tient Le Pen, il est sûr que des gens doivent se préparer à partir.
Montrer cela, c’est insister sur le fait qu’on ne semble pas pouvoir apprendre de l’histoire.
Il y a cet enchaînement de thèmes: le nationalisme, le patriotisme, la mort, cette suite logique et puis la naissance; est-ce pour dire qu’il existe ces mythes du sang, de la famille, de la patrie comme tentatives d’expliquer l’existence humaine ?
Il faut distinguer, dans Face Value, le lien de la naissance et de la mort dans lequel nous sommes tous pris, et cette trinité mythique: le sang, la famille, la patrie, qui se fonde sur un raisonnement circulaire. C’est comme un moine qui me disait un jour : « il est sûr que Dieu existe, parce qu’une rose dans sa beauté prouve que Dieu existe, c’est un raisonnement fermé en cercle : l’existence de Dieu fait la rose, et la rose fait l’assurance que Dieu est là ». C’est le même principe. Le sang prouve la patrie, la patrie prouve qu’il y a le sang. C’est une pensée totalement fermée et qui fonctionne comme ça.
J’ai personnellement le sentiment d’être assez antisocial, dans le sens où il y a le refus en moi de passer par des rites d’initiation pour appartenir au centre d’une communauté. Ce sont des événements qui servent à une socialisation à laquelle on n’échappe pas. Il y a ce refus et je sais en même temps qu’au fond de moi-même je ne veux pas y échapper. Car il y a une tendance terriblement forte en nous tous à chercher la sécurité au centre même d’une culture.
D’un autre côté créer des films, c’est une façon de construire…
Oui, mais c’est aussi une façon de se démarquer, même si c’est entrer dans le projet d’une appartenance culturelle. Je ne m’attaque pas à l’activité culturelle, mais je dis qu’il me semble que le désir fondamental des gens d’appartenir à une culture, quelque part aussi l’achève. On sent que là où une culture est assimilée, là où quelque chose est assimilé à une culture, on va se mettre au service de la reproduction d’un certain nombre de valeurs.
Il me semble que j’oppose à tout cela une espèce de panthéisme instinctif. Dans la séquence de Face Value où je parle à la caméra, je dis aussi: « Je suis un dieu, comme tout le monde » : le divin est en tous et en tout. On pourrait peut-être expliquer cela par un désir de « démocratie spirituelle », dans laquelle tous les êtres et toutes les choses méritent la même attention. Une démocratie spirituelle qui irait de pair avec une démocratie politique, dans laquelle on doit, bien sûr, faire une différence de valeur entre les images – mais c’est une différence qui naîtrait du travail de la mise en forme du film et qui n’existerait pas avant le film.
Je pense que dans la fabrication d’un film, il faut essayer de prendre sa liberté, à chaque fois, quitte à se rendre compte qu’il y a toujours une part de tradition qui est très forte, qu’on est pris là-dedans, qu’on le veuille ou non. Mais pour cette liberté, il faut toujours payer le prix, en ce sens qu’on est alors relativement seul. Plus seul que ceux qui acceptent de travailler dans les limites de leur culture, quelle qu’elle soit: chez nous c’est le mélange du Protestantisme et de la Consommation. J’ai souvent remarqué que les gens qui faisaient des films commerciaux à l’époque où je travaillais sans argent, ou avec très peu de moyens, me disaient :« Ah oui, toi tu peux te permettre de faire des films comme ça » alors que, même si nous avons toujours vécu du cinéma et de la photo, il y a moins de dix ans, que je gagne convenablement ma vie.
Mais c’est la vie de choisir le chemin qu’on va faire. Et ce besoin de choisir se présente à l’intérieur du travail. Au cœur de ma façon de faire des films, à chaque fois, il y a une part d’imprévu, d’improvisation. A chaque fois, il y a cette bifurcation où tout peut aller ici ou bien là, et le film sera différent. Donc, il faut savoir où on va. Cela me rappelle ce que dit le vieux musicien surinamien, dans Cuivres débridés quand il parle avec sa femme et son fils : « Les esprits n’existeraient pas sans Dieu, mais Dieu nous a donné le libre arbitre, il faut savoir où on veut aller ». C’est ce qui compte et c’est sage, il faut savoir ce qu’on veut et tenir sa route. C’est souvent douloureux, et parfois on se trouve devant l’impossibilité de choisir.
Bien sûr il existe cette autre philosophie qui prétend : « Il y a des choix à opérer, moi je préfère que l’opération se fasse sous anesthésie ».
Ou « je n’ai pas toutes les informations, je ne suis pas en mesure de choisir » ?…
Oui, mais c’est encore choisir, que tu ailles à gauche ou à droite, tu fais quelque chose, même si tu n’as pas les renseignements nécessaires, tu choisis. Et ce vieux musicien le sait très bien. On n’a pas toutes les informations, c’est une idée qui me plaît beaucoup. En faisant un film, on n’a pas toutes les informations, et avec le documentaire, on reçoit des informations tout le temps.
Briser le miroir
Dans le colloque sur photographie et cinéma, qui se déroula à Mulheim en décembre 1992, la discussion a démarré par des questions sur la démarche du cinéaste qui est aussi photographe pour s’orienter vers une polémique tranchée entre deux camps, pour lesquels les choix esthétiques impliquaient des choix politiques et éthiques diamétralement opposés.
Une position était exprimée par des gens qui ne veulent pas subir la perception d’un monde chaotique. Comme s’il fallait organiser cette perception parce que le monde autour n’avait pas de sens. Il faut trouver l’ordre dans le chaos. Créer la beauté et réfléchir sur ce qu’est la beauté, se présente comme une solution, pour Heinz Emigholz, par exemple.
Puis il y a l’autre position représentée par Robert Frank, pour qui la beauté est un concept qui ne l’intéresse pas. Qu’il faut au contraire briser tous les canons pour retrouver une liberté absolue. Que les gens le comprennent ou non est sans importance. Que l’idée de la responsabilité de l’artiste est un concept hypocrite. Que son but est la recherche d’une vérité personnelle.
Et dans ce débat très polémique et très émotionnel, Johan van der Keuken était sollicité comme appartenant aux deux camps.
Je savais que Robert Frank allait venir et je suis venu pour lui (ainsi d’ailleurs que pour mon ami Théo Janssen qui fut l’un des organisateurs du colloque). Quand j’étais jeune, les photos de Robert Frank ont été pour moi une révélation. Aujourd’hui encore il opère sur les frontières de la photographie. Et son travail est toujours aussi important.
Je l’avais rencontré dix ans auparavant, ce n’était pas une rencontre très satisfaisante. J’ai voulu le revoir. Pour ma part ce désir était suscité par les questions qu’il pose. Son cinéma me pose vraiment problème, parce qu’il semble amener à une impuissance. Parfois son travail dépasse cet état, et c’est essentiel ce qui se passe. Son film C’est vrai, d’une heure en plan continu fait pour la SEPT, m’a fortement marqué.
Je crois que je suis sensible à son besoin de dépasser toute prétention à une culture, parce que dans la collure, dans le fait de couper dans une image, on constate que finalement la culture demeure présente. Dans le film de Frank, la culture, ou le mélange de cultures, qui est totalement désintégré.
Son constat, fait avec humour et compassion, montre qu’il n’y a plus d’espoir, plus d’alternative. Quand on n’a que l’option de vivre à l’intérieur de l’oppression de cette culture, et si celle-ci s’écroule, c’est grave. De ce point de vue, je réponds que finalement pour les gens, il n’y a pas d’autre choix que de vivre avec cette oppression. Je me dis que peut-être il faut malgré tout continuer à proposer quelque chose de l’ordre de la jouissance, de la beauté.
La beauté serait ce que j’appellerais simplement un regard dégagé, un regard pour un petit instant sans jugement de valeur, ni beau, ni laid, porté sur l’ensemble des choses.
On retrouve parmi les documentaristes une idée, exprimée différemment par les uns et les autres, que le documentaire constitue un contre-courant du discours officiel, dont le cas extrême est représenté par la fiction hollywoodienne, et le cas le plus courant ce qu’on appelle les médias. Le documentaire a pour mission de proposer une autre regard, une autre façon de voir le monde.
Ceci me semble une façon académique de poser la question. Si j’ai cette intuition anti-culturelle, c’est qu’il me semble que c’est peut-être la seule façon de pouvoir voir quelque chose. Car je dis aussi: je ne peux pas voir sans le medium finalement… je regarde dans le miroir en disant : c’est comme ça que je vois. Je ne peux pas voir, je suis aveugle, parce que je suis dedans. Donc il faut à un moment essayer à tout prix de sortir du champ culturel, afin de pouvoir à nouveau percevoir quelque chose, et c’est ce qui est difficile. C’est ainsi que je filme, et que j’ai commencé à faire des films sur les aveugles par exemple. L’incapacité de voir parcourt tout ce que j’ai fait. Peut-être, parce que l’on vit justement par la vue.
Quelqu’un comme moi n’existe que par la perception, je regarde toujours.
Je crois que cela a trait au fait de pouvoir sortir, se créer une liberté. Même si les choses sont lourdement déterminées culturellement, il faut trouver le moment où tout se brise pour enfin voir. Mais immédiatement, cet acte est repris par la culture, il ne peut pas en être autrement.
L’autre versant de la pensée, c’est dire qu’il faudrait une guerre pour nettoyer; c’est la version fasciste de cette liberté. Il faut faire très attention avec ce genre de raisonnement.
Il est certain que pour moi, dans les Cuivres, j’ai eu le sentiment très fort que s’il est vrai que des choses s’écroulent, je voudrais quand même confirmer une espèce d’espoir. Pendant la Guerre du Golfe et maintenant dans l’ex-Yougoslavie les événements en sont arrivés à un stade très grave pour l’humanité. Mais quoi qu’on fasse, il y a quelque chose qui résiste fortement à la déchéance totale. Peut-être en vain, qui sait ? Il y a cette incroyable énergie, dans les gens qui sourient ici et là, qui surgit tout le temps. Ce n’est pas comme si rien ne se passait. La frustration des gens existe, mais je ressens aussi cette espèce de puissance, qui continue à porter fruit et que l’on ne peut pas totalement réprimer.
Propos recueillis par Michelle Gales en mars 1993
Revus avec Johan van der Keuken en décembre 1993
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 71, 1er trimestre 1994)