Une écoute engagée

Hommage à Catherine Pozzo di Borgo

Michelle Gales

Journaliste, réalisatrice de documentaires, chercheuse en sociologie et céramiste, Catherine Pozzo di Borgo a poursuivi plusieurs activités dans sa vie. Débutant sa carrière à New York, envoyée par l’AFP dans la ville bouillonnante de dissidence politique et de mouvements artistiques, elle rencontre Bob Machover, ancien participant de Newsreel Film Coop et coréalise trois documentaires avec lui. Après deux premiers films sur le mouvement syndical à New York, le couple part en Virginie-Occidentale pour un projet sur la lutte de syndicalistes dissidents à Weirton. La société s’appelait Weirton Steel et le titre du film était un jeu de mots, The Great Weirton Steal. Il est connu en France sous le titre De l’acier et des hommes (1984).

C’est grâce à ce film que j’ai rencontré Catherine. Fraîchement sortie d’une année de formation organisée par Paris VII, je suis allée à une rencontre Audiovisuel et monde ouvrier à Saint-Nazaire. Le film de Catherine y était projeté et m’a marquée. Déjà en France depuis quinze ans, quand on me demandait d’où je venais, je répondais – mais toujours avec hésitation – de Virginie-Occidentale. En effet, Clarksburg, où j’ai vécu de 7 à 15 ans était une ville proche géographiquement et semblable à plusieurs égards à Weirton. J’ai été impressionnée qu’une Française parvienne à une écoute si pertinente et réalise un film si pénétrant sur la résistance des salarié·es face au choix entre le rachat de l’entreprise – avec licenciements et réductions massives de salaires – ou la fermeture totale de l’usine.

Catherine m’a chaleureusement encouragée à m’orienter vers le monde documentaire et m’a incitée à rejoindre une association qui venait d’être créée, la Bande à Lumière. Et, justement au sein de la Bande à Lumière, elle a créé et dirigé le bulletin d’information, qui portait au départ le simple nom de Documentaires. C’était le précurseur de notre revue et ce fut donc la deuxième fois, et non la dernière, où elle a exercé une influence déterminante dans ma vie.

Catherine était revenue poursuivre la réalisation de films sur le monde ouvrier en France et en Europe. Elle a démarré une collaboration avec des chercheurs, fidèlement maintenue tout au long de sa carrière de cinéaste. Sorti en 1991 et sélectionné à Lussas, Les Vaches bleues s’est focalisé sur l’épidémie de cancers professionnels provoqués par l’exposition à l’arsenic, déchet toxique dans l’extraction de l’or à Salsigne, au nord de Carcassonne. Dix ans plus tard, en 2002, dans le film Tout l’or de la Montagne noire, Catherine a repris l’histoire de cette extraction et de ses effets polluants pour l’ensemble de la population. Bien que l’usine ait fermé en 2004, en 2018 des inondations importantes ont propagé la contamination de l’arsenic dans l’ensemble des terres et des eaux. Ce n’est qu’en 2021 que des livres et des émissions de télévision ont commencé à reconnaître et à dénoncer l’étendue de cette catastrophe écologique.

En 1995, Arrêt de tranche ou les Trimardeurs du nucléaire avertissait sur les dangers de l’énergie nucléaire. Les ouvrier·ères sonnaient l’alarme sur le recrutement d’intérimaires pour l’entretien des centrales – une pratique évitant la reconnaissance des maladies professionnelles.

Puis en 2004, Chômage et précarité, l’Europe vue d’en bas recueillait les témoignages de personnes de quatre pays d’Europe touchées par la montée du chômage, la réduction des indemnités, les contrôles abusifs et les discours culpabilisants envers les chômeurs ainsi que la dégradation des conditions pour les salarié·es encore au travail. Un livre portant le titre Vues de l’Europe d’en bas, chômage et résistances a été publié par les éditions L’Harmattan, avec une quinzaine de textes de sociologues ainsi qu’une contribution de ma part analysant l’écriture du film.

Dans cette période où le mouvement ouvrier était de plus en plus affaibli, les films de Catherine ont rappelé que la lutte collective avait un sens et une importance. Elle militait pour que nous fassions des films pour soutenir les mouvements progressistes, mais aussi pour que nous réfléchissions sur notre pratique du cinéma.

Dans son dernier film, Les brebis font de la résistance (2009), elle nous fait rencontrer des militant·es du Larzac pour rappeler les moments forts de cette lutte historique et constater leur engagement toujours intact. Est-ce cette chaleur humaine qui a convaincu Catherine de partir dans le Sud et de travailler la terre d’une autre façon en devenant potière ?

Malgré l’éloignement, nous avions gardé le contact. Poursuivant nos échanges par téléphone et par mail, nous parlions de nos vies, de politique, de cinéma ainsi que de mon travail. Son avis m’importait et ses retours enthousiastes sur le propos et l’écriture de mes films ont représenté un soutien vital. En consultant le beau site sur son travail de céramiste, je voyais ces élégants objets en argile recouverts d’émaux et le sourire éclatant de Catherine travaillant au soleil dans son jardin. J’entends encore sa voix rauque et son rire unique.

Même si c’est merveilleux de voir à quel point elle s’était épanouie dans son nouveau médium, les films de Catherine Pozzo di Borgo portent le souvenir de son intelligence, de son courage, de sa vision du monde. Ils demeurent des moyens précieux pour réfléchir sur la société et nous donner le courage de poursuivre le combat.


Publiée dans La Revue Documentaires n°32 – Un monde sonore (page 199, Octobre 2022)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.032.0199, accès payant )