Union Syndicale de la Production Audiovisuelle

Alain Modot

Michelle Gales

On parle d’une crise du documentaire

Je crois que dans ce qu’on pourrait appeler la crise du documentaire il y a beaucoup de choses qui se mêlent. D’une part, le marché est moins bon, il y a moins de diffuseurs qui prennent moins de documentaires pour remplir moins de cases documentaires et qui payent moins cher et c’est un des éléments déterminants de la crise.

Cela date de quand ?

Depuis quatre, cinq ans quand même. Et par ailleurs, et c’est un point de vue personnel, je crois que dans la notion de documentaire on met tout et n’importe quoi. Il y a beaucoup de faux auteurs, de mauvais auteurs, de mauvais réalisateurs, de mauvais producteurs, et cela tue autant le documentaire que le marché lui-même.

Pourriez-vous citer des exemples de bons documentaires ?

Oui, bien sûr. Mais je ne vais pas rentrer dans les débats en disant untel a produit un bon documentaire et untel a produit un mauvais. Je dis simplement que si un documentaire ne fait pas d’audience à la télévision, c’est qu’il y a un moment où il n’est pas capable de faire de l’audience. Plus il y a de moments où il fait beaucoup d’audience parce qu’il est fort, plus le documentaire sera bon et plus il aura de chances d’exister. Et il ne faut pas toujours dire qu’il est mauvais parce que les chaînes ne payent pas assez.

On dit que la situation est assez perverse en France parce que d’une part le fait qu’il y a un diffuseur donne accès à d’autres financements, mais que d’autre part la télé elle-même n’investit pas ce qu’elle met dans d’autres types de production. En plus cette part qu’elle investit est payée très tard aux producteurs.

Ce n’est pas une crise du documentaire, c’est une crise de la télé. La télé paye toujours tard et elle paye mal le documentaire, la fiction et l’animation. L’animation est encore plus mal lotie que le documentaire. Ce n’est pas un effet du genre.

L’autre problème, c’est : y a-t-il assez d’espace pour le documentaire dans les grilles des chaînes ? Alors si les programmateurs considèrent que le documentaire ne marche plus auprès de leur audience, ce n’est pas étonnant qu’ils mettent moins de documentaires dans les grilles.

Néanmoins une étude faite par le CSA dit que le documentaire peut avoir des taux d’audience honorables. Les programmateurs disent que les documentaires proposés ne sont pas bon. D’autre côté, les conditions de production varient énormément. Il y a des producteurs engagés (ceux qui mènent un sujet pendant trois ans, avec tout ce que ça implique de recherches, de préparations, etc.) et puis il y a ceux qui sont faits très, très vite.

Je ne sais pas si c’est bien ou pas bien de faire un documentaire pendant 3 ans. Je sais simplement que c’est peut-être bien sur le fond mais que si le producteur n’est pas payé pour ça, il fait une erreur. C’est la meilleure façon de tuer une entreprise. Ou bien le documentariste sait qu’il y a un projet et en face un financement, c’est-à-dire qu’il a convaincu une chaîne de mettre beaucoup d’argent parce que le projet vaut cher. À ce moment, il prend le temps qu’il faut parce qu’il l’a vendu au prix qu’il fallait.

Mais si le producteur n’a pas le financement pour le projet prévu, ou bien il change de projet, fait un projet différent et la chaîne accepte, ou bien il perd de l’argent et c’est une erreur économique et ce sera de sa faute.

Je prends un autre exemple, si une chaîne fait 2 à 3 MF de recettes publicitaires par case horaire, c’est inutile d’arriver avec un documentaire qui coûte 3 millions de francs parce que la chaîne ne mettra jamais 3 millions. Elle mettra 1 ou 1,2 MF. Donc il faut aussi que le documentariste fasse des projets qui soient économiquement en phase avec l’utilisation que va en faire le diffuseur. Si le film passe à une heure du matin, il ne faut pas que le projet coûte aussi cher que s’il passait en prime time. Pour être un bon producteur de documentaire, comme de fiction, il faut savoir dire non sur des projets qui sont mal financés ou qui sont trop chers du point de vue du producteur. Ca ne sert à rien de proposer un documentaire à 3 millions de francs si la chaîne vous met 500.000 ou 800.000. Donc il faut que les producteurs de documentaire soient aussi responsables de leur entreprise. Mais tout cela n’empêche pas que si le documentaire marche alors les chaînes doivent le payer à son juste prix.

Est-il payé à son juste prix ?

Pour certains oui, pour d’autres pas du tout. De ce point de vue-là, ARTE paye probablement les documentaires à leur juste prix.

Et de votre point de vue quelle est la différence de politique entre les chaînes ?

ARTE vit essentiellement du documentaire et le documentaire vit essentiellement par ARTE. France 2 n’a plus beaucoup de documentaires. FR3 a deux cases documentaire. TF1 n’en fait quasiment pas et CANAL PLUS en fait quelques-uns qui sont ses propres projets très bien financés, et en fait beaucoup qui ne sont pas ses projets et qui sont très mal financés. M6 fait des magazines, là aussi il y a une nature différente selon les chaînes.

Les projets à petit budget ont aussi du mal à se monter. Il y a une sorte de profil de ce qu’est un projet montable et on écarte aussi bien tout ce qui peut dépasser parce que c’est trop cher, que ce qui est moins cher parce que ce n’est pas intéressant. En tant que responsable de l’USPA, est-ce que vous avez des réflexions sur ce dilemme ?

Ma réflexion en tant que responsable des producteurs est de dire que vous ne pouvez pas faire les produits qui ne sont pas financés, et vous ne pouvez pas compter sur le second marché pour amortir vos investissements ; donc je pense qu’une politique de risque sur le documentaire est une politique dangereuse. Inversement on peut très bien faire des documentaires qui sont complètement financés par les chaînes. Mais on ne peut pas financer la structure d’une société de production sur un ou deux documentaires de 52 minutes par an. Sinon le coût du documentaire revient trop cher pour le diffuseur qui va l’acheter. Donc je conseille aux producteurs d’être sages économiquement et de faire ce qui est réaliste, c’est-à-dire de ne faire que ce qui est financé soit aujourd’hui, soit demain par le marché. Sinon ils perdent de l’argent.

Est-ce qu’il n’y a pas un autre combat pour faire en sorte que les documentaires puissent se produire et être payés sans systématiquement passer par la télé, qu’il y ait cette autre filière d’existence ?

Je pense qu’il est très mauvais de généraliser la subvention à une activité uniquement pour une fonction sociale, c’est-à-dire d’aider les producteurs, les réalisateurs ou les créateurs en dehors de toute sanction sociale. S’il n’y a pas de correspondance avec une véritable utilisation, un véritable marché, une véritable consommation, c’est de la pure subvention sans utilité sociale ou marchande en dehors de celle de son créateur.

Je ne parle pas uniquement de subvention. Je parle d’une situation où les producteurs auraient la possibilité de négocier de meilleurs prix pour l’achat de documentaires déjà terminés.

Mais il n’y a pas de second marché, alors je pense qu’effectivement un vrai second marché serait une bonne chose pour tous les producteurs mais le second marché ne se fait que sur les bons produits.

Y a-t-il une véritable économie du documentaire ?

Aujourd’hui si le producteur a les moyens par sa structure, par différentes moyens, de finir un film et que ce film est acheté en fin de production, est-ce que le diffuseur l’achète au même prix que sa part s’il était en co-production ?

Le prix d’achat par une chaîne est en fonction de la valeur qu’elle attribue au documentaire et aux programmes quels qu’ils soient. Généralement, la chaîne à dix heures à faire, avec un budget de tant, ce qui veut dire qu’il y a tant par heure, c’est tout. Alors on peut trouver que c’est injuste, et il vaut mieux payer cher les bons produits et moins cher les autres produits. mais je crois, que plus que jamais aujourd’hui la question du documentaire est une question de risque économique et de perception du risque économique. C’est-à-dire : est-ce que les producteurs sont capables d’anticiper et de voir les produits qui seront vraiment financés, aujourd’hui ou demain, et ceux qui ne le seront pas. Si on ne le sait pas, alors il ne faut pas produire. Il ne faut pas produire à n’importe quel prix. On peut prendre un risque de temps en temps, mais quand on est une entreprise qui ne fait qu’un seul produit, il ne faut pas prendre de risques inconsidérés.

Si les chaînes ne payent pas, il y a quand même des raisons. C’est que le documentaire a une valeur différente pour la grille de la chaîne que la fiction par exemple à 20h30.

Y a-t-il encore une véritable économie du documentaire ? Je crois que non. Pour quelques entreprises, pour quelques produits, mais il n’y a pas de véritable économie du documentaire.

Le documentaire aujourd’hui fonctionne plus sur tout un réseau de subventions que sur un véritable marché. La masse des subventions qui vont dans le documentaire est très importante. Et inversement la partie qui n’est pas de la subvention, mais qui est la partie payée par les broadcasters est relativement faible. C’est anormal, mais ça prouve qu’il y a trop de documentaires produits. Il y a plus de gens qui veulent faire du documentaire que ce que les chaînes sont capables d’accepter.

Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose qui se passé de l’ordre de la sous-traitance, c’est-à-dire que le documentaire autrefois était quelque chose qui était fait à l’intérieur de la chaîne ?

Tout était fait à l’intérieur de la chaîne avant, même la fiction. Le plateau ne coûte pas cher et fait beaucoup plus d’audience, voilà. Quand Michel Foucault fait ses émissions, il y a 50% de gens qui le regardent. Ça n’arrivera malheureusement pas avec un documentaire à 20h30. Il y a une logique à investir plus dans des émissions qui font de l’audience que dans des émissions qui font moins d’audience. On le regrette culturellement, mais on le comprend économiquement. Et moi, je ne peux pas dire, en tant que représentant des producteurs, les chaînes doivent payer tel genre plus que tel autre. Les chaînes sont libres de faire ce qu’elles veulent dans leurs grilles. Elles ont déjà des obligations, on se bat pour qu’elles en aient, mais après tout si la chaîne dit « je veux faire du plateau et non du documentaire », si la chaîne veut faire autre chose, il faut qu’elle fasse autre chose.

On peut m’expliquer ce qu’on veut, mais quand les meilleurs producteurs de documentaire se retrouvent complètement à bout de financement, sans argent, et avec des pertes, c’est malheureux pour les auteurs et les créateurs, mais ils n’en feront pas d’autre si les entreprises sont mortes. Voilà la réalité. Je pense qu’il n’y a pas une corrélation totale entre le coût et la qualité. Il y a une corrélation certaine car plus on a d’argent, plus on a la chance de faire de la qualité, mais ce n’est pas parce qu’on a beaucoup d’argent qu’on fait forcément des choses de qualité. Et on peut à l’inverse avoir des choses de qualité qui n’auront pas coûté très cher. Donc le problème de la qualité n’est pas en corrélation direct avec le financement. Il l’est probablement avec le temps de préparation, le temps d’écriture. La qualité c’est avoir un sujet, c’est écrire, c’est travailler, avoir du temps, renoncer à des facilités, réunir un certain nombre de conditions.

Mais sur ce problème du temps, même avec le programme Média, quand on demande un soutien au développement, on doit avoir déjà contacté les télés, c’est un cercle vicieux. L’idée de pouvoir développer un projet, c’est d’avoir le temps d’investir, de faire les repérages, les recherches et d’écrire le projet, de préférence avant de le présenter…

Je ne suis pas le premier défenseur du Programme MÉDIA mais il a une logique. Quand on fait de la télé, ou travaille pour un diffuseur, Le diffuseur est maître de sa grille et maître de son audience. S’il veut des sujets particuliers sur des agriculteurs, ce n’est pas parce que vous aurez passé des heures et des heures dans une usine avec des ouvriers que vous aurez un sujet pour lui. Ca ne sert à rien de leur faire des sujets sur la vie des gens s’ils veulent des sujets sur l’histoire ou sur l’architecture. Je ne parle pas du cinéma documentaire, je parle de la télévision. Et si on parle du cinéma, alors il faut oublier la télé et le financement par la télé. On fait du cinéma.

Après on peut tout faire, on peut tout dire, mais il ne faut pas dire que la télévision ne paye pas assez. Le cinéma doit être payé par les gens qui vont dans les salles. Là le documentaire rencontre directement son public, parce que le producteur a fait un sujet qui doit avoir son public et les gens sont prêts à payer, à consommer directement le documentaire. C’est un mode économique, risqué qui s’appelle le cinéma. Je crois qu’il y a très peu la place pour le documentaire dans ce mode d’exploitation.

L’USPA s’occupe des problèmes de la production de programmes pour la télé. Il y a très peu de producteurs de cinéma qui font du documentaire. Il y a Monsieur Tavernier qui en fait un de temps en temps parce qu’il s’appelle Monsieur Tavernier, et puis c’est tout. Il ne faut pas rêver. Le documentaire, son marché c’est un peu les cassettes, mais surtout la télé. Peut-être le vidéodisque, ou le compact disque interactif. Et peut-être les chaînes spécialisés.

Aux États-Unis, le marché du documentaire en vidéo est extrêmement important. Les gens achètent des classiques ou des films de National Geographic pour leurs enfants. Est-ce que ça va venir en Europe ?

Oui, ça va venir. Ce sera pour quelques produits mais pas pour tout. National Geographic fait des œuvres pédagogiques. Mais si vous prononcez le mot « pédagogique » en France avec les créateurs français. Ça, ils n’en veulent pas. Ils ne rêvent pas de faire de la pédagogie, ils veulent faire de la Création. Ils ne veulent pas savoir qu’il y a quelqu’un qui va apprendre quelque chose avec leur documentaire. Ils filment comme ils ont envie de filmer. Quand on travaille avec National Geographic ou avec PBS, on fait une œuvre avec une vocation précise pour un marché précis.

Parfois on fait aussi du prédigéré pour le public américain. Je pense qu’on peut à la fois informer, donner envie d’en savoir plus et exprimer une écriture personnelle.

En France, il n’y a pas de marché vidéo et les documentaires sont là pour initier, pour donner envie, et ça ne marche pas. Aux États-Unis, il y a un marché vidéo et les documentaires sont pré-mâchés. À vous de voir.

Le compte de soutien

Avec le compte de soutien, qu’est-ce qu’on peut espérer et qu’est-ce qu’on peut craindre !

Je n’ai pas d’informations particulières sur le compte de soutien en dehors de celles qui circulent, mais je crois qu’un compte de soutien qui va soutenir soixante-dix entreprises n’est pas un bon compte de soutien. Il ne servira pas à renforcer véritablement les vingt ou trente entreprises dont la France a besoin. Moi je pense que le marché français du documentaire, ce n’est pas plus de trente entreprises.

Vous seriez pour la consolidation ?

Je pense qu’il n’y a pas de marché pour les cent entreprises nouvelles par an. Que les auteurs restent des auteurs, que les réalisateurs restent des réalisateurs. Mais qu’ils ne se croient pas obligés de créer une société. Ils font du dumping social, ils ne se payent pas. Ils travaillent dans de mauvaises conditions. Ils affaiblissent complètement le secteur et ils ne récupéreront pas de l’automatique. Je crois qu’il y a trop de producteurs de documentaire parce que la tentation pour tout le monde est de créer sa propre société. En audiovisuel, la tendance c’est de voir une société par film. C’est une idiotie totale. En matière de télé, les marges sont très faibles, il faut qu’une entreprise fasse plusieurs films ou plusieurs programmes pour exister. Or beaucoup de gens sont d’excellents réalisateurs, d’excellents auteurs, d’excellents techniciens mais ne sont pas des managers. et je crois qu’il faut avoir la modestie de ne pas tout faire en même temps. Et peut-être c’est plus astucieux de venir chez un producteur, un vrai, qui vous paye pour l’écriture, qui vous paie pour la réalisation, qui montera l’affaire, qui va la distribuer. Or là, je suis sûr que ce système va être un système un peu amer pour tout le monde, parce qu’il ne sera pas véritablement automatique pour les entreprises qui le mériteront et il va éparpiller pour tout le monde, et ceux qui ne touchent pas beaucoup seront insatisfaits.

Quand vous parlez de la qualité, néanmoins du documentaire, de grands documentaires ont été produits par de petites maisons de production.

C’est vrai.

C’est important de reconnaître aussi. Ça serait dommage de consolider la production selon les règles du marché. C’est un risque pour la qualité.

Vous dîtes que dans le cinéma, il peut exister une maison de production pour un seul film, et que ça n’a pas de sens à la télé. Je vois la situation dans d’autres pays comme en Grande Bretagne où de grands réalisateurs passent parfois de réalisateur à programmateur ou producteur, et redeviennent réalisateur, et aux États-Unis où les réalisateurs se disent producteurs pour avoir la propriété de leur travail. Quand la télé a dit qu’ils ne voulaient pas faire les choses à l’intérieur, mais avec des producteurs indépendants, un certain nombre de réalisateurs ont travaillé longtemps pour faire la recherche et l’écriture avant de trouver un producteur qui était prêt à s’engager. Un certain nombre de réalisateurs ont créé leur maison de production pour avoir une reconnaissance du travail investi. N’est-ce pas logique ?

Le travail investi se valorise dans un contrat. Il n’y a pas besoin de créer une société pour avoir la valorisation du travail investi. Aujourd’hui les droits d’auteur rapportent plus d’argent que la vie de l’entreprise. La probabilité de gagner plus d’argent comme auteur que comme chef d’entreprise est forte.

Donc, ce serait une erreur de la part des réalisateurs ?

Oui, tout à fait. Mon point de vue c’est que la Scam a trop tendance à considérer que tous les réalisateurs devraient être producteurs. Ils sont largement protégés par le droit moral et le droit d’auteur en France pour en plus considérer qu’ils auront une protection supplémentaire en tant que chef d’entreprise.

Pour conclure que faut-il faire pour que la situation des producteurs du documentaire s’améliore ?

Il faut qu’ils produisent les produits pour lesquels ils trouvent des financements adéquats.

Et comment faire pour trouver ces sources de financements ?

Il faut développer le marché secondaire.

Propos recueillis par Michelle Gales


Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 32, 1993)