Babette Mangolte
J’hésite à m’appeler une « professionnelle du cinéma » parce que, bien que j’ai une formation d’école (École Nationale de Photographie et Cinématographie, Vaugirard, promotion 1964-1966 à Paris), j’ai surtout appris mon métier en tournant des films comme opérateur et assez vite, en 1973, j’ai commencé à faire mes propres films parallèlement avec mon travail de chef opérateur. Dans mes films, j’ai une pratique que l’on peut appeler « amateur », car je produis mes films sans la préoccupation de faire un profit avec l’argent investi et je travaille seule avec ma caméra et fais mon montage.
Bien sûr j’ai, pendant à peu près vingt-cinq ans de 1966 à 1990, gagné ma vie seulement en étant, soit directeur photo, directeur de production et à l’occasion, monteuse de certains films dans lesquels j’étais aussi opérateur. J’ai aussi été photographe des arts du spectacle. Mais mon énergie première était concentrée sur mon travail personnel qui était mes films et mes photos, plutôt que sur une carrière traditionnelle de chef opérateur. Depuis 1990, je travaille rarement comme opérateur et je gagne ma vie en étant professeur d’Université ; donc, comme avant, j’ai la possibilité de produire mes films sans souci de rentabilité.
Les deux pratiques de faire mes propres films et d’être chef opérateur pour d’autres ont toujours été pour moi très différentes. Être opérateur présuppose un travail d’équipe et la responsabilité d’inventer une image et une lumière pour servir les besoins d’un réalisateur et de son script. J’aimais beaucoup faire ça et j’ai eu des succès certains, qui m’ont établie comme présence dans le cinéma fait par des femmes dans les années 1970. En même temps, je voulais construire une archive de photos de théâtre, dance et « performance art ». La scène new-yorkaise me fascinait, avec ces techniques d’improvisation et de choix donnés aux acteurs. La photographie de reportage est une activité solitaire.
J’appréciais la liberté que j’avais de ne travailler que sur des projets intéressants et de n’avoir pas à faire des choix pour des raisons économiques. Après 1968 que j’ai passé à Paris, j’avais décidé de ne faire si possible que des travaux indépendants et de ne pas toucher à l’industrie cinématographique, qui de toute façon n’était pas ouverte aux femmes à la caméra. C’est une des raisons pour laquelle j’ai été voir ce qui se passait à New York, où je savais qu’il y avait un cinéma expérimental qui n’était pas connu à Paris. Cette expérimentation qu’on respirait dans l’air de New York au début des années 197° est ce qui m’a conduit à la photographie et à faire mes propres films.
Quand j’ai commencé à penser à faire un film en 1973, n’ayant pas d’argent, c’était plus simple de commencer à travailler seule pour un film qui était encore très vague. On tourne sans savoir où on va. L’idée première était de faire un film sur une femme idéale, mais très rapidement j’ai pensé au roman de Henry James What Maisie Knew sur une petite fille regardant le monde des adultes autour d’elle. J’avais un fil conducteur et j’ai découvert que, pour moi, c’était une méthode qui me permettait d’improviser et d’être spontanée avec la caméra, ce que je ne pouvais pas toujours faire quand je travaillais comme chef opérateur.
Ayant une caméra Arriflex S 16 mm disponible, je pouvais tourner une scène et je verrais après comment je trouverais l’argent pour sortir mes rushes du laboratoire. J’ai commencé mon premier film sans scénario, mais avec une intention narrative et le désir de « voir autrement ». 1973 était un moment où les femmes voulaient prendre la parole. Il y a une très grande liberté à commencer à tourner sans idées préconçues, alors qu’elles ont besoin d’être écrites ou décrites pour un producteur. Le fait est qu’à Paris, il faut une compagnie de production pour accéder au financement et aux moyens de production (caméras 16 et 35 mm, pellicule Kodak, table de montage, service de repiquage son et plus tard mixage).
Or, aux États-Unis, je n’avais pas besoin de ça. Du moment qu’on peut payer cash, on a accès à la location des moyens de production sans avoir besoin d’avoir une société de production comme en France. J’ai toujours pensé qu’un film demande un matériel de tournage qui varie d’un film à l’autre. Je ne répète pas mes films et tous sont très différents dans leur méthodologie. Posséder le statut commercial d’une société de production n’était pas ce que je voulais. Acheter les moyens de production nécessite de payer les intérêts de vos investissements ; cela réduit votre liberté d’action dans vos choix, car souvent l’innovation passe par l’essai de techniques nouvelles.
C’est bien sûr grâce à mes connaissances techniques de l’image, du montage et de la production que j’ai pu travailler seule pour la majorité de mes propres tournages et sans idée de rendement maximal, puisque je travaillais sur mon temps libre entre mes travaux d’opérateur et de photographe. Ma pratique a été de faire le son après l’image et cette pratique a été pour moi un choix esthétique pour la plupart de mes films. J’engageais un ingénieur du son seulement pour un jour ou deux et il ne faisait l’enregistrement du son que quand j’étais très avancée dans mon montage. Du moins, c’est comme ça que j’ai fait mes deux premiers films. Dans mon second film, j’ai loué pour un week-end un steadicam avec un opérateur spécialisé que j’ai dû engager pour louer le matériel, mais c’était une exception 1. La première moitié du film avec les modèles a été tournée sans assistant et la seconde moitié dans la ville avec un assistant qui conduisait la voiture alors que je tournais, la caméra à l’épaule, assise sur le capot 2. Mais mon troisième film était un film de dialogues et donc j’ai eu pour ce film un tournage traditionnel sélectionnant mon équipe en fonction de la complexité des décors et du jeu d’acteurs 3. Pour ce film, j’avais un script complet avant le début du tournage et j’ai répété avec les acteurs dans mon studio, avant le choix des lieux de tournage. J’ai tourné décor par décor et scène par scène avec souvent plusieurs semaines d’intervalle entre les tournages me donnant ainsi le temps de préparer les décors, la lumière et le découpage, restant seule dans l’espace souvent pendant une semaine, avant le tournage et avant d’amener la caméra, l’équipe et les acteurs qui n’étaient pas acteurs de profession, et ce, seulement au dernier moment. On ne tournait donc pas en continu ce qui souvent est un avantage pour les acteurs, car c’est moins fatiguant pour eux, et pour moi j’avais le temps de penser à mon travail créatif pour lequel l’inspiration est nécessaire.
J’ai compris l’intérêt de travailler seule quand j’ai commencé mon premier film que j’ai tourné par fragments, en mélangeant le nouveau tournage avec le montage de ce qui avait été tourné précédemment, en mêlant écriture du scénario avec des images déjà tournées ou des listes de plans pour le prochain tournage à venir. N’ayant pas de producteur, j’improvisais avec mes modèles qui n’avaient pas de script et qui n’avaient pas de rôle assigné.
Travailler seule permet l’expérimentation sans être sûre du succès. On essaie quelque chose que personne ou peu de gens ont fait avant. Être seule permet de penser et penser prend du temps et penser avec une caméra n’est pas la même chose que de penser un scénario sur papier. Ayant été formée au cinéma traditionnel, je sais imaginer une image avant de la réaliser et je sais aussi organiser les moyens économiques les plus simples pour obtenir l’image que je peux imaginer. Mais dans mes films, mon imagination est directement appliquée sur l’image et le son à obtenir ; mon imaginaire n’est pas structuré par le langage. Je vois, dans cette possibilité de supprimer l’écrit, le coté le plus positif de travailler seule. Le scénario est nécessaire si vous travaillez avec un producteur et avec une équipe même minuscule, mais pas si vous êtes seule ; vous n’avez à communiquer à personne ce que vous allez faire avant de le faire donc votre imaginaire reste en suspension créatrice.
Je pense que travailler seule est tout bénéfice, mais on ne peut pas faire tous les films possibles en ne travaillant que seule.
Je suis aussi une cinéaste qui met en scène et la plupart de mes films sont pensés comme des images à créer et non pas à capturer. Le monde que je film est ce qui est autour de moi, le monde du quotidien, mais je ne suis pas une cinéaste réaliste. Je veux créer pour le spectateur un autre monde et je ne suis pas investie dans une histoire à raconter, mais plutôt dans l’invention d’un nouveau rapport entre le spectateur et l’écran.
J’ai aussi fait des films sur l’espace, où il s’agissait de réagir à la lumière qui est là au moment où la caméra tourne 4. Je pense quoi faire à partir de la création d’une nouvelle expérience du voir pour mon spectateur potentiel. Il faut dire aussi que j’ai une culture littéraire et que je lis, j’ai aussi beaucoup lu dans ma jeunesse, avant d’aller au cinéma. Je ne m’y suis intéressée que tard, quand j’avais déjà vingt ans. Pour moi la nécessité de penser l’image en dehors du langage ne veut pas dire que je n’utilise pas des concepts de structure narrative dans mes films, mais que je veux éviter l’illustration et l’utilisation d’images-clichés.
En quelque sorte, j’ai toujours voulu inventer de nouvelles images en mouvement et pour le faire, j’ai essayé de me concentrer sur des images qui n’avaient pas encore été faites et d’explorer des sujets et des points de vue auxquels personne n’avait encore pensé.
Ma méthode a été soutenue pendant plus de trente ans par le désir de faire de l’image filmée avec des caméras 16 ou 35 mm pour une projection dans une salle de cinéma traditionnelle. Mais j’ai aussi travaillé comme opérateur de vidéo très tôt, car j’ai commencé en 1972 avec le Sony Portapak (bande 1/2 pouce) étant opératrice pour Joan Jonas, une pionnière de la vidéo et de la performance. C’est seulement en 1982 que j’ai tourné comme opératrice en vidéo mon premier long métrage, un documentaire tourné à Bornéo, dans la province de Sabah (Malaisie). Là, j’avais une caméra Beta SP et un ingénieur de vision qui m’a beaucoup appris. La caméra vidéo Beta SP était de qualité professionnelle « broadcast » et elle était toute nouvelle à l’époque. La réalisatrice était une artiste dont c’était le premier film et j’avais une grande liberté pour choisir comment filmer.
Pour moi, tourner en vidéo est totalement différent que de tourner en film. D’abord, on tourne le son en même temps que l’image et sur la même bande magnétique. Or, le son est compris plus lentement que l’image. On peut voir un plan de deux ou trois images, soit une fraction de seconde, mais il n’y a pas de son, si bref soit-il, qui ne dure au moins une seconde ou même plus. En vidéo, on filme la durée et la continuité nécessaire pour la continuité sonore, alors qu’en film on pense la durée des plans avant le tournage, le son est enregistré sur un magnétophone et non dans la caméra. En vidéo, on garantit la durée pour le son et on oublie le concept de plan et de la concision de l’image, si importante au cinéma et cette suppression est lourde de conséquences.
J’ai beaucoup aimé tourner ce documentaire en vidéo, car j’aime voyager en terrain inconnu. Mais la vidéo en 1982, même avec la meilleure caméra du moment, ne pouvait produire une image très raffinée et les plans d’ensemble manquaient de détails. Il fallait penser comment tourner autrement pour faire des plans plus rapprochés qui puissent raccorder avec les plans d’ensemble que l’on tournait pour le son, mais dont on savait qu’une bonne partie serait remplacée par des gros plans de détail au montage. De plus, la vidéo n’aime pas la chaleur tropicale et l’humidité ; donc tourner en vidéo sous les tropiques était moins cher mais plus compliqué que de tourner en film. Le grand avantage est que l’on tourne plus.
En film, j’avais un budget de un à trois ce qui veut dire que je tournais quatre à cinq heures de rushes pour un film de quatre-vingt-dix minutes. Pour mon premier film, j’ai tourné deux heures pour un film terminé d’une heure. Mais en vidéo le budget était souvent de un à vingt à cette époque. Pour ce film, en tant que directeur de production et opérateur, j’avais budgété cinquante heures de bande vidéo Beta SP (et la même quantité en 3/4 pour faire des copies de visionnement et de montage, car on était en vidéo analogique et on faisait une copie pour visionner les rushes). Maintenant avec l’enregistrement digital, il n’y pas de coût hors le nombre de jours de tournage qu’entrainent la location à la journée du matériel et des salaires ; le coût de la durée de ce que l’on tourne est négligeable dans le budget du film, du moins avant montage, où monter quatre-vingt-dix minutes à partir de deux cents heures est plus compliqué qu’à partir de quarante heures.
Avoir une formation de monteur est utile quand on tourne en vidéo. Mais l’image a ses limites. Certaines couleurs sont problématiques, en particulier les rouges et l’image analogique en 1980, comme l’image digitale d’aujourd’hui, était toujours trop propre. Il est très difficile de faire une image atmosphérique. On peut espérer que cela changera dans le futur.
À la fin des années 1990, quand le montage à Hollywood a commencé à utiliser des ordinateurs (Lightwork et Avid) alors que je n’avais jamais voulu acheter du matériel pour filmer en 16 mm ou 35 mm, j’ai acheté une caméra vidéo parce que le coup d’achat était comparable à une durée de location de deux semaines. Je pense que, quand je ne voulais pas acheter une Éclair 16 ou une AATON pour 35 000 dollars, j’avais raison car le coût était trop élevé pour en justifier l’achat ; il valait mieux dépenser cet argent pour faire un film. Mais quand je me suis équipée avec une caméra Sony 3CCD à 2 500 dollars et un matériel son pour également 2 500°dollars (Sennheiser et HF), la situation avait changée.
C’est aussi en l’an 2000, quand la version Beta de Final Cut Pro est apparu que j’ai finalement acquis les moyens de production pour un tournage de documentaire. En vidéo avec une petite caméra, l’opérateur fait aussi l’enregistrement du son. C’est pour moi un aspect contraignant et négatif. On peut vraiment tourner totalement seule avec une petite caméra vidéo. Mais il est difficile de porter la totalité de son attention (« Undivided attention ») en même temps sur le son et sur l’image, qui sont si différents. Et même s’il est possible de faire des mouvements d’appareil ou une mise en scène complexe en travaillant seul en vidéo, ce n’est pas toujours facile.
C’est avec cette caméra Sony que j’ai pu tourner mon film « Les Modèles de Pickpocket » pour lequel j’avais cherché un producteur sans le trouver. Avec la caméra sur pieds et le micro sur un pied, je pouvais regarder directement mes modèles en face au-dessus de l’écran de visée de la caméra ; eux-mêmes ne sentaient pas la présence de celle-ci parce que j’étais exactement dans l’axe de la caméra, qui était un peu au-dessous de mon visage, mais dans le même axe que l’objectif. En positionnant ma caméra dans l’axe du regard de mes modèles, cela m’a permis d’obtenir le regard extrêmement attentif que je voulais de mes « modèles », dans ce film qui a été bâti sur des interviews avec un rapport direct au spectateur.
Les petites caméras HD ont révolutionné les moyens de tournage et ont permis à beaucoup de jeunes réalisateurs de travailler seul et à moindre coût. La location n’est pas possible avec le HD de base parce que les caméras sont bon marché ; mais si vous utilisez des caméras 2K ou 4K qui coutent beaucoup plus cher et changent aussi très vite, vous devez les louer. De toutes façons, les caméras HD professionnelles sont beaucoup plus complexes que les caméras 16 mm ou 35 mm de ma jeunesse ; donc avec les formats vidéo de maintenant, il est plus difficile de travailler seul. On a besoin d’une équipe depuis 2009 (année où l’Alexa est sortie et l’industrie cinématographique s’est convertie à 95 % au digital). Et mon dernier film avec un matériel de ce type (un documentaire) a été fait avec une petite équipe (assistant caméra, machino avec dolly, deux ingénieurs du son et une production de trois personnes) avec une Sony A55 et au moins quinze micros.
Il est certain que la tendance à travailler seule est plus répandue maintenant que quand j’ai commencée à faire mes films en solitaire dans les années 1970 où j’étais une exception.
Comme vous le suggérez dans votre questionnaire (« filmer seul produit-il une esthétique » ?), je pense que cette esthétique est liée à la singularité de la vision qui amène le film à être fait. Il y a une seule subjectivité dominante qui a pensé le sujet, la forme et le contenu émotionnel. Les films faits par une seule personne ont des qualités d’expressivité très différentes des films faits en groupe avec un personnel créatif, ce qui présuppose discussion et partage. Travailler seul n’impose aucune limite par rapport au sujet du film. Filmer seul, ce n’est pas se filmer soi, mais c’est filmer l’autre. C’est seulement au niveau de la fabrication que l’on opère seul, mais on le fait pour l’autre et avec des acteurs qui sont notre inspiration. En fait, dans bien des cas, tourner seul permet de tourner sans autorisation et d’opérer beaucoup plus vite et efficacement. Et pour moi, travailler seul me ramène à l’autre et me sort de moi-même.
Mais cela est une autre histoire.
23 août – 20 septembre 2015
- The Camera : Je, La camera : I: le film a été tourné entre 1976 and 1977 et terminé en 1977. Le film examine l’action de prendre des photos. Il est en français et anglais.
- Pour les personnages de mes films, qui ne sont pas des professionnels du cinéma (mais du spectacle ou de l’art – danseurs, musiciens, peintres…), j’utilise l’expression de “modèle”, comme Bresson qui nommait « modèles » ses acteurs qui n’étaient pas non plus des comédiens professionnels.
- The Cold Eye (My Darling, Be Careful) : le film a été tourné en caméra subjective et le personnage principal est une jeune peintre à New York en 1979. Il a été achevé en 1980.
- Ces films sont sur le paysage Américain et j’ai commencé la série en 1979 avec There ? Where ? Et à partir de 1980 jusqu’en 1982 j’ai tourné The Sky on Location et plus tard entre 1989 et 1991 Visible Cities.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 78, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0078, accès libre)