Vous plaisantez, j’espère ? sur la lutte des Continental à Clairoix et le film La Saga des Conti

Entretien avec Xavier Mathieu et Jérôme Palteau

Thierry Nouel

Thierry Nouel : On apprend, grâce au film La Saga des Conti, en suivant votre lutte, comment se battre jusqu’au bout. Il y a eu des luttes qui ont échoué, des gens qui ne prenaient pas d’argent, ou d’autres qui se faisaient avoir. Vous, vous obtenez gain de cause, enfin une demie-victoire, ou une demie-défaite, et heureusement, il y a un film pour raconter précisément cette histoire. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce que vous avez appris sur le fonctionnement de l’économie. Et d’abord, est-ce que l’usine Continental de Clairoix était viable ?

Xavier Mathieu (représentant syndical et comédien) : Oui, bien sûr qu’on était viable, mais quand tu vois que les actionnaires réclament aujourd’hui entre 10 et 15 % de dividendes tous les ans, et qu’avec nous, ils n’avaient plus les 10-15 % de bénéfice. Ils ferment Clairoix parce que c’est la moins rentable de toutes les usines. Enfin, ce n’est pas qu’elle n’est pas rentable, mais c’est qu’elle rapporte moins d’argent que les autres. Quand on fabrique un pneu à Continental, en France à Clairoix, tout en sachant qu’un pneu, c’est 50 % quasiment de main-d’œuvre — c’est une manufacture — le prix coutant d’un pneu, c’est entre neuf euros et neuf euros cinquante. En Roumanie, c’est cinq. Deux fois moins. Sauf que le prix de vente moyen d’un pneu, c’est soixante-quinze euros. Et qu’il soit fabriqué en Roumaine ou en France, il est vendu soixante-quinze euros. Ça veut dire en fait qu’à l’usine de Clairoix, ils faisaient sept fois la culbute. Je ne connais pas un petit entrepreneur, ou une petite PME, qui ne serait pas content de gagner sept fois le prix de revient. Sauf qu’avec le pneu fabriqué en Roumanie, la culbute est faite quinze fois. En fait, l’usine, ce n’est pas qu’elle n’était pas rentable, c’est qu’ils gagnaient plus d’argent en Roumanie. Et l’usine de Roumanie, ils peuvent la délocaliser demain en Corée.

Mais fermer une usine comme ça semble une double erreur. Un, il ne fallait pas la fermer. Deux, ils « tombent » sur vous.

Xavier Mathieu : On a su par les cadres qu’à l’intérieur du groupe, depuis la fermeture de l’usine, Continental a dû refuser la production de 5 millions de pneus. Ils n’ont pas pu les produire. Ils pensaient, avec la crise, que la demande allait continuer à baisser, ils pensaient que la Roumanie allait se développer. Sauf que c’est une manufacture, et il faut une expérience, il faut un savoir-faire.

Il y a deux choses passionnantes dans le film : la description de votre stratégie collective, qui est un exemple à montrer dans les formations syndicales, et par ailleurs la stratégie d’une entreprise qui semble faire un peu n’importe quoi.

Xavier Mathieu : Ils ont fait n’importe quoi, parce que, grâce à la stratégie de lutte, ils se sont sentis acculés, ils se sont dit : « On sait que ça va être un lock-out. Tant pis, il faut fermer ». Ils voyaient que notre stratégie tenait, que la lutte s’organisait. Ils avaient beau faire tout ce qu’ils pouvaient, ça ne marchait pas. Et c’est grâce à ça qu’ils ont fait des conneries. Ils n’ont pas fait des conneries parce que c’est des bourrins, ils les ont faites parce qu’ils se disaient : « Les mecs, ils ne lâchent pas ! Si on ne le fait pas maintenant, si on laisse passer les trois prochains mois, on est foutu. Alors tant pis si on est obligé de les payer ».

L’État, dans votre cas, a aussi joué son rôle de médiateur.

Xavier Mathieu : L’État, on a été le chercher quand même. Au moment de la manifestation à la sous-préfecture de Compiègne, cela faisait quinze jours qu’on n’avait plus de nouvelles. Le conflit pourrissait, on ne nous répondait plus. Et Continental, c’est des capitaux allemands aussi. Les Allemands ont encore la notion de leur image, ils y sont attachés.

Qu’est devenu votre partenaire, le syndicaliste allemand Jorg Schustereit ?

Xavier Mathieu : Il est décédé l’année dernière.

Ce qui se passe à Hanovre est assez franc, direct et parfois dur, mais la relation entre vous n’est pas rompue.

Xavier Mathieu : Quand on a voulu aller manifester à Aix-la-Chapelle, ils n’ont pas voulu nous revoir. L’organisation était super à Hanovre, mais une deuxième fois, ils n’ont pas voulu. On a appris que, quand ils nous ont rappelés, il y avait les flics avec eux. Mais une organisation comme à Hanovre, il n’y a pas un syndicat français qui ne l’aurait faite. Quand les Allemands font les choses, ils les font bien. On ne s’attendait pas à avoir cinq milles personnes. On pensait être accueilli par cinq cents personnes. Et on arrive là-bas, c’était un truc de malade !

Jérôme Palteau (réalisateur) : Les raisons de la fermeture de l’usine de Clairoix, elles sont tout, sauf industrielles. Cette histoire, c’est celle d’une o.p.a. du groupe Schaeffler sur Continental qui se casse les dents. Le groupe Schaeffler n’a pas les liquidités pour acheter Continental. Il espère bénéficier de l’effet de levier en bourse, au lieu de cela, l’action s’effondre avec la crise financière d’octobre 2008. Continental décide de façon complètement déraisonnable de fermer la boîte, pour faire remonter le cours de l’action. Donc on a là une stratégie purement financière et à très court terme. A long terme, Continental commence à regretter que cette usine ne fonctionne plus, parce qu’ils sont en sous capacité de production. Peut-être que c’était dans les cartons, cette idée de fermer cette usine. Cela pouvait faire partie d’une stratégie industrielle, à long terme, auquel cas l’usine n’aurait pas fermé brutalement comme ça. Ils auraient réduit les effectifs progressivement, ou re-spécialisé sur certaines niches, sans pour autant déclencher cette catastrophe industrielle. Aujourd’hui, c’est parce que le capitalisme s’est financiarisé et qu’à la tête de ces entreprises-là, il y a de moins en moins d’industriels, et de plus en plus de financiers qui en prennent possession qu’il n’y a plus de stratégie autre que financière.

Xavier Mathieu : C’est une entreprise qui a été condamnée par deux juridictions pour avoir triché et ce serait à cause de nous que les entreprises ne viendraient pas en France ! La mauvaise image, ce ne sont pas les ouvriers qui la donnent ! C’est Continental, qui a fermé l’usine illégalement. Et les salauds, ce serait nous !

Quel a été le soutien de la presse, notamment régionale ?

Xavier Mathieu : Le verdict favorable rendu par les prud’hommes, c’est un peu grâce à France 3 Picardie que nous l’avons obtenu. Pendant le procès, on souhaitait faire condamner la maison mère allemande et on cherchait à prouver que c’est elle qui commandait à Clairoix. Continental faisait tout pour dire que la maison allemande ne donnait aucun ordre ici. La direction annonça pendant le procès : « C’est Monsieur Forzy qui a annoncé la fermeture de l’usine aux gens ». Moi, j’entends ça et je me dis : « Au premier procès, ils n’ont pas dit ça ». Mais personne ne réagit. Je vais voir l’avocat et je lui ai dit : « Ils viennent de dire que c’est M. Forzy qui annonce la fermeture de l’usine. Ce n’est pas vrai. C’est M. Trilcken, le grand patron allemand qui est venu à la réunion du Comité d’Entreprise pour l’annoncer à Clairoix. Il faut intervenir ! ». L’avocat fait arrêter le déroulement du procès. Il dit « Madame la Juge, on vient d’annoncer ça et j’ai un témoignage du contraire. Il faut faire intervenir comme témoin les représentants du CE. ». La direction dit : « Non ! ». La juge demande aux témoins d’intervenir. Et moi, je dis que c’est M. Trilcken, le grand patron, qui l’a annoncé. La direction dit « Non ! Ce n’est pas vrai ». Le soir, France 3 Picardie montre M. Trilken, sur le plateau de France 3 annonçant la fermeture de l’usine. Je pense que la juge a pu se dire : « Ils osent me mentir ». Et la direction tirait une gueule …

Jérôme Palteau : Ce n’était pas dans l’usine ?

Xavier Mathieu : C’est pire. Trilken va carrément sur le plateau de France 3 pour annoncer qu’ils ont pris la décision de fermer l’usine.

Syndicats, violence et résignation

Le film pose la question d’une lutte collective, de la stratégie, de l’unité syndicale, de la place des cadres. Mais il laisse des points d’interrogation : ceux qui seraient normalement les stratèges ou les penseurs des confédérations syndicales, où sont-ils ?

Xavier Mathieu : Ils ne sont nulle part.

Bizarre, non ?

Xavier Mathieu : Bizarre, pas vraiment. En 1936, en 1968, ce n’est pas les confédérations qui ont mis les gens dans la rue.

Mais ce n’est pas un conflit national, et ils disparaissent. Que s’est-il passé ?

Xavier Mathieu : Ils disparaissent parce que, quand les représentants de l’Union Départementale et de la Fédération viennent au local (CGT), ils voient que c’est Roland Szpiko, de Lutte Ouvrière, qui est notre conseiller. Si on leur avait laissé les rênes, si on les avait laissé faire, on aurait été les rois du pétrole.

Ce n’est pas dit si clairement dans le film.

Jérôme Palteau : Mais si, on entend à l’AG : « Roland n’était pas le bienvenu ».

Xavier Mathieu : Ça, on l’explique bien, je dis : « S’il s’en va, je m’en vais aussi ».

Mais vous n’expliquez pas que la disparition des confédérations, c’est à cause de lui.

Jérôme Palteau : Le spectateur peut se faire sa propre opinion.

Xavier Mathieu : Le véritable gros clash, c’est quand on va place Vendôme, au Ministère de la Justice, pour demander l’arrêt des poursuites contre les sept.

Les sept poursuivis suite à l’action à la sous-préfecture…Cette démarche n’est pas dans le film, c’est après la finition du film ?

Xavier Mathieu : C’est après la fin des négociations.

Jérôme Palteau : Je l’ai filmé, mais ce n’est pas dans le film.

Xavier Mathieu : On va manifester, et moi j’appelle la confédération et je demande leur soutien : « Vous allez à l’Elysée ? ». Bernard Thibault a été huit fois à l’Elysée en six mois, il peut y aller une fois de plus pour demander la fin des poursuites. Et il me répond clairement : « La radicalisation, ce n’est pas dans les méthodes de la CGT » et « Vous soutenir, c’est cautionner ce que vous avez fait à la préfecture de Compiègne ». Voilà ce qu’on me répond. France Info m’appelle, quinze jours ou trois semaines après, pour m’interviewer, et me dit : « Vous, de toute façon, votre avenir c’est tranquille. Avec la pub que vous avez fait pour la CGT, vous allez finir à la confédération ». Là, je me lâche, je lui dis : « Mais attends, la confédération, tu rigoles ou quoi ? ». C’est là qu’il y a le clash. Je dis qu’ils sont juste bons à frayer avec le gouvernement. Et même, ils sont à deux doigts de se demander s’ils vont me virer de la CGT. C’est en plein conflit, ils n’osent pas, ils n’ont jamais osé.

Il y a eu un débat dans les médias sur le retour des insultes. Le film marque ce retour d’un certain type de langage : « trou du cul », « bâtards », en réponse à la « politesse » avec laquelle on vous met dehors.

Xavier Mathieu : Ah, ah, ah ! Des « enculés », dans le film, il a dû en enlever un paquet…

Et l’histoire de la CGT, c’est quand même une histoire de radicalité.

Xavier Mathieu : Mais ils n’y sont plus. Ils sont pour la discussion. Le plus beau moment du conflit, pour moi, il n’est pas dans le film. C’est comment on arrive à faire venir l’Etat derrière la table. Ça ne se passe pas gentiment. Et c’est dommage, on n’a pas les images, parce que ce n’est pas moi qui le raconte, ce sont les cadres. Un de nos représentants monte sur la table, et dit : « Mais toi espèce de trou du cul, t’as baisé les Caterpillar il y a quelques semaines, tu ne crois pas que tu vas nous baiser ». Le mec du gouvernement, il se dit : « OK, j’ai des fous en face de moi ». C’est comme ça que ça s’est passé à Bercy. Ça a été chaud, très, très chaud. Même moi je me suis dit « On est mort ». Six semaines pour avoir l’entretien avec la direction et l’Etat. Six semaines ! On arrive à la réunion, au bout d’un quart d’heure, il y en a un qui se lâche, qui balance, qui insulte. T’avais toutes les têtes des délégués qui se rentraient à l’intérieur, et qui se disaient : « Putain, les cons ! On fait tout pour obtenir cette réunion. Et en vingt minutes, il démonte tout. ».

Jérôme Palteau : Ce qu’ils ont fait a été finalement salutaire. Ils ont imposé leur volonté et le type a vu qu’il n’y avait pas moyen de discuter autrement. Au départ, quand j’ai commencé à raconter et à capter tout ce qui se passait, il y a eu toute une phase de montée en puissance du mouvement, avant la casse à la préfecture. Finalement, je trouvais que c’était une histoire tout aussi intéressante, parce qu’il y avait une bonne stratégie de communication et que le mouvement gagnait en intensité. En fait, l’image qu’on avait d’eux, c’était « les gentils Conti ». Tout le monde le disait. Ils avaient organisé la manifestation sur le Paris-Roubaix, un très, très bel événement. Et quand il y a eu la casse à la sous-préfecture, ce « dérapage », je me suis dit : « Ils vont se décrédibiliser. C’est la fin du mouvement, leur image de marque va en prendre un coup ». Et puis quand je vois que, deux heures après, Luc Chatel, le Secrétaire d’Etat à l’industrie, donne son accord à la réunion pour laquelle ils avaient été manifesté à la préfecture, je me dis : « C’est ahurissant de voir qu’ils sont obligés de taper du poing sur la table pour se faire entendre ». Je ne pensais pas que les rapports sociaux en France étaient comme ça. Ce jour-là, j’ai perdu une partie de mes illusions.

La violence, c’est une vieille histoire. Mais le rôle de Roland là-dedans, qui vous retient souvent, est très important.

Xavier Mathieu : C’est quoi la violence ? La violence, c’est un homme qui dit à une femme : « Je ne t’aime plus, je te quitte », et la femme qui lui donne une claque. Mais c’est lequel des deux, le violent ? C’est celui qui reçoit « Je ne t’aime plus » ? Alors que lui aime depuis vingt ans et qu’il l’aime toujours ? La violence, elle peut être verbale, elle peut être dans une situation.

Jérôme Palteau : Sur la violence, j’ai aussi appris à répondre, parce que c’est aussi un exercice de rhétorique. Qui est responsable de la violence ? Est-ce que ce sont les ouvriers qu’on a poussés à bout, pas des révolutionnaires, pas des terroristes, ou ceux qui les ont poussé à bout ? C’est ça la violence.

Xavier Mathieu : C’est ce que dit Samir quand il montre le pavillon détruit : « Nous, dans notre tête, c’est (détruit) comme ça. Sauf qu’il n’y a personne, il n’y a pas d’huissier, pour venir le constater ».

Jérôme Palteau : D’ailleurs, dans les extraits qui ont été montrés sur la plupart des chaînes de télévision, ce que Samir dit a été coupé. C’est juste après la casse. Et on ne montre que la casse. On la montre une fois, deux fois, plutôt que de faire entendre ce qu’il dit.

Xavier Mathieu : On parle de séquestration. Dans les mines, là-bas dans l’est, quand les patrons étaient séquestrés, ils sortaient en bouillis. Ils n’avaient rien à manger, on ne leur passait pas de téléphone pour appeler leur femme, ou pour répondre aux médias. Maintenant, c’est du baby-sitting. Et où est-ce que tu as vu des séquestrations ? Au pire, quand il sort de séquestration, il a la même gueule que nous, pendant 20 ans, quand on sort de nuit 6 jours par semaine.

Jérôme Palteau : Et comme dit Roland : « Une fois que tu as le cadre, qu’est-ce que tu en fais ? Du saucisson ? ».

Et pourtant chaque fois que, dans le film, vous faites une action, ça paye. Il se passe quelque chose.

Jérôme Palteau : J’ai envie de dire : « Hélas ». C’est là où j’ai changé. Pour moi ce film, c’est un voyage initiatique. Je suis arrivé comme le candide.

Xavier Mathieu : Le problème, c’est que le réalisateur, il était arrivé avec un scénario, c’était Blanche-neige et les sept nains et il a fini par être obligé de faire Blade Runner (rires). C’est ça le problème, il arrive en voulant faire un film sur la résignation. Il pense que les gens vont baisser leur froc. C’est la question que tout le monde se pose : « Comment des gens peuvent accepter pendant un an de continuer à produire ? ». Parce que l’usine devait fermer en deux fois. Comment des gens peuvent-ils accepter de faire gagner de l’argent à ceux qui va les mettre à la porte et être obligé de travailler un an de plus pour payer leur licenciement. L’entreprise va se servir du bénéfice qu’elle va faire pendant l’année pour les virer ! C’est complètement cynique. Comme le patron qui demande à des ouvriers, en leur filant une prime de mille euros, de former les polonais qui vont prendre leur place. « Tu veux être licencié et toucher des indemnités. Eh bien, il va falloir que tu travailles ! Tu vas nous faire gagner de l’argent et avec cet argent, on va te payer ton licenciement ! ». Lui, c’est ça qu’il veut filmer au départ.

Jérôme Palteau : Non, ce n’est pas ce que je veux faire, c’est ça que je crois que je vais filmer.

Xavier Mathieu : Tu arrives en te disant : « Je vais faire un film sur la résignation. Et la façon dont les gens vont accepter la situation qu’on leur fait. ».

Jérôme Palteau : Plus ou moins, oui.

Le film marque un changement d’époque. On était dans une époque d’acceptation et, tout d’un coup, on change d’époque, on bascule. Les gens disent : « Stop ! Maintenant, c’est coup pour coup ».

Xavier Mathieu : On est passé de « Tendons l’autre joue » à « Œil pour œil ». On a régressé, on est passé du second testament à la Bible.

Mais vous avez aussi les sages avec vous, ce côté zen, qui vous arrête.

Xavier Mathieu : Roland après la casse à la sous-préfecture, nous attrape : « Ça sert à rien ! ». Ce que j’ai trouvé d’exceptionnel, et ce qui m’a sidéré des gens, c’est qu’on casse la sous-préfecture et que personne n’ait dit : « On n’est pas d’accord ». Les journalistes n’ont pas trouvé UN type pour dire : « Moi je ne suis pas d’accord, c’est dégueulasse ». Ils n’en n’ont pas trouvé UN ! Ils en ont cherché, je peux le dire. J’étais sidéré. Ils ont dit : « Non, on était tous ensemble. ». Personne ne l’a dit.

Jérôme Palteau : Même ceux qui n’étaient pas d’accord ne l’ont pas dit.

D’ailleurs, c’est ce que vous dites : « S’il y a la moindre faille, on est mort ». Et les syndicats, qu’est-ce qu’ils en disent, des Conti ?

Xavier Mathieu : Ils ne disent rien. Ah, la seule interview, c’est dans Le Monde Magazine, qui publie à une interview de Maurad Rabhi qui dit que dans l’affaire Continental, Thibault n’a pas été à la hauteur. Il le dit peu de temps après la nomination de Le Paon. En fait le type a des comptes à régler. Au début du conflit, je pense à Maurad Rabhi, qui a été un des premiers dans la radicalisation, avec la pollution de la rivière, à Cellatex. Je me dis : « S’il y a un type qui va nous défendre à la confédération, c’est lui ! ». Et on ne l’a jamais entendu ! Par contre, quand il y a des élections et que lui n’est pas retenu, il descend Thibault. C’est un peu un règlement de compte, mais il a dit la vérité.

Des médias et de la représentation

Un des grands moments, c’est votre intervention au Journal de France 2. Ce qui se passe avec David Pujadas dépasse le conflit Continental. Symboliquement, c’est le retour de la classe ouvrière, du « héros » ouvrier, qui lui balance : « Vous vous foutez de moi. Vous plaisantez ? Qu’est-ce que vous racontez ». Il y a peu d’évènements télévisuels comme celui-là, où un représentant d’une lutte ouvrière dit à la télé : « Ça ne va pas la tête ! ».

Xavier Mathieu : Le pire et la vérité de l’histoire, c’est que je ne sais pas à qui je parle. Je ne sais même pas où je suis. Il y a un type qui m’interviewe, je ne sais même pas que c’est David Pujadas. Et même, ne sachant pas que c’est David Pujadas, je suis gentil avec lui. C’est trois jours après, au zapping, que je vois que c’est à David Pujadas que j’ai parlé. On vient de la sous-préfecture, on est complètement déboussolé, un type propose de m’interviewer, je dis : « Oui, allez-y ! ». Je ne sais même pas que c’est le journal de 20 heures, je ne sais même pas que c’est en direct. Peut-être que Pujadas, si je sais que c’est lui, je lui dis : « Mais t’es qui, pour me juger ? Pour me dire ce que j’ai à faire ? ». Et c’est tant mieux. Parce que, si j’avais su que c’était lui, peut-être que j’en aurais trop fait. Il y a des gens qui me disent : « Tu te prend pour qui ? ». J’ai croisé tellement de gens, j’ai été partout. Et il y a des gens qui disent : « Mais tu te rappelles pas de moi ? ». Je sais même plus où je les ai vus.

C’est le prix de la notoriété.

Xavier Mathieu : Moi, je ne me rends pas compte de ça. Les gens me disent : « T’as pas la grosse tête ? ». Mais la grosse tête de quoi ? J’ai rien fait d’extraordinaire. On s’est défendu. Point !

Il y a eu une image du héros, le « héros positif » des années trente, quarante, cinquante, du cinéma soviétique. Ce héros-là, il a disparu, avec la classe ouvrière qui, soi-disant, n’existait plus. Les medias ont fait disparaître l’image de la classe ouvrière.

Jérôme Palteau : À vérifier, mais la classe ouvrière représente un bon quart de la population.

Xavier Mathieu : Ce n’est pas qu’ils veulent éliminer la classe ouvrière, c’est qu’ils veulent essayer de faire croire aux gens qu’il n’y a plus de classes, pour dire qu’il n’y a plus de lutte des classes. Ils disent : « Mais non, le temps est révolue. La lutte des classes, ça existe plus. Maintenant, vous pouvez acheter la même voiture que votre patron ». Sauf que je vais mettre vingt-cinq ans à la payer et que mon patron, il la payera en trois jours.

Donc, il y ale retour d’une image qui avait disparu, et que vous incarnez aussi. Comme chez LIP, où il a eu comité de lutte, ouverture aux médias, et quand même une certaine victoire. Il y avait longtemps que cela n’avait pas eu lieu. Forcement cela marque. Et il y a deux figures, il y a Florange et vous, les Conti. Avec deux histoires différentes, mais, tout d’un coup, cela réapparaît quand même.

Xavier Mathieu : Et Goodyear, avec Mickhaël Wamen, quand même.

Qui apparaît moins.

Xavier Mathieu : Oui, mais eux ils ont gagné en justice. Les médias, ne sont pas intéressés par les hommes qui gagnent. Ce qui les intéresse, ce sont ceux qui pleurent. D’ailleurs, les médias ont accusé Wamen et l’ont rendu responsable de la fermeture de l’usine, parce qu’ils ont refusé les 5/8, c’est-à-dire le travail en continu. Sauf que ce conflit a commencé deux ans avant le nôtre. On ose dire, après l’affaire Continental, que c’est à cause de lui que l’usine a fermé. Parce que lui a refusé ce que nous on a accepté en 2007. Comment ils peuvent dire des conneries pareilles, après l’affaire Continental ? Comment peuvent-ils critiquer le type de Goodyear, et dire que c’est parce qu’il a refusé l’accord que notre usine a fermé ? Nous, on a accepté l’accord et, deux ans après, l’usine a fermé. C’est là où tu te rends compte que c’est du lynchage caractérisé. C’est volontaire. Parce que l’affaire Continental devrait empêcher de dire des conneries pareilles. On ne peut plus dire ça : « L’usine a fermé parce que vous avez refusé l’accord ». Alors que les voisins, à soixante kilomètres, qui ont accepté l’accord se sont fait virer deux ans après. Et eux, ça fait six ans, sept ans, et ils sont toujours là [1].

Du politique

Vous, politiquement, vous avez appris quelque chose. Vous sentez un moment de virage, dans le climat politique ?

Xavier Mathieu : Moi, j’ai tout appris, pas seulement syndicalement, mais même politiquement. Avant le conflit, je ne savais même pas ce que c’était que le communisme. Je n’en avais rien à foutre, j’étais écolo. Je suis certainement plus révolutionnaire qu’avant. En fait, j’ai eu des phases. J’ai été beaucoup plus révolutionnaire avant, et maintenant, je commence à me dire que le grand soir… Je pense que la société, peut changer par phases, par moments, comme en 1945, avec le Conseil National de la Résistance. Il y a eu des acquis importants. En 1968. Par des coups de butoir, la société, elle peut changer. Le dernier grand soir qu’il y a eu, c’est en 14 et en 45, les guerres mondiales. Le Grand soir, l’image qu’on s’en fait, ça va être une boucherie. Les autres en face, ils ont l’armée, ils ont tout ce qu’il faut.

Jérôme Palteau : Ce qui m’a vraiment changé en faisant ce film, c’est que je n’avais jamais été confronté à ce type d’histoire et cela m’est tombé dessus par mégarde, à cinq cents mètres de chez moi. J’étais et je suis toujours un petit bobo de province avec vaguement des idées de gauche et qui été précipité dans cette histoire, dans cette aventure. Ce qui m’a amené à un certain nombre de réflexions. Ce genre d’évènements, c’était pour moi des situations sur lesquelles je compatissais, mais sur lesquelles je n’avais pas l’impression qu’on pouvait avoir, nous en tant que citoyen, une prise. Or, j’ai changé d’avis de ce point de vue là. Je pense qu’on peut faire quelque chose. De quelle manière ? Peut-être pas en faisant la révolution, mais comme dit Xavier. Par à-coups, on peut construire une société plus juste, et au centre de laquelle soit l’être humain.

Là, il y a la justice qui passe. Il y a quelque chose qui a changé dans le rapport avec la justice. La logique voulait que vous partiez humiliés, et…

Xavier Mathieu : Voilà, la victoire a été au maximum de ce qu’on pouvait obtenir, et on a réussi à l’obtenir. Empêcher l’usine de fermer, une entreprise privée, je n’y crois pas. Il y a eu deux fois des réactions, et comme par hasard deux personnes du Front de Gauche, qui ont reprochés au film d’être « trop drôle », que les gens « rigolaient trop ». Elles ont dit : « Ce n’est pas vrai, j’ai vu des gens pleurer ». Moi, j’ai dit : « C’est quoi le problème ? Tu crois que si on avait été dans la détresse, dans la misère complète, si on ne s’était pas amusé, on aurait été au bout ? ». Mais c’est grâce à ça, grâce à la bonne humeur qu’on y est arrivé. Les gens nous voyaient gais, et ça donnait envie d’y aller. Quand t’as un mec qui fait la gueule, t’as plus envie.

Jérôme Palteau : Il y a un côté jubilatoire dans la lutte.

Xavier Mathieu : Ces personnes auraient peut-être voulu qu’on fasse un film où tout le monde pleure tout le temps. Pour elles la lutte, ce n’est pas ça, elles ont vu des gens pleurer, et alors ? Bien sûr qu’il y a des gens qui ont pleuré et on les montre. A la fin, quand je fais la gueule dans le vestiaire, je ne donne pas l’impression d’avoir gagné quoi que ce soit. Politiquement, depuis que j’ai appris ce qu’est le communisme, pour moi, c’est la solution. Mais je me dis que l’être humain n’est pas prêt à ça. Le problème du communisme, c’est que c’est une très belle idée, c’est un très beau modèle de société à construire, sauf que les êtres humains n’ont pas la mentalité à ça, ils n’en veulent pas. Pourquoi le communisme n’a jamais marché nulle part, c’est parce qu’on a voulu l’imposer aux hommes. Et ça doit être un truc qui doit être fabriqué par les hommes, façonné par les hommes, construit par les hommes, pas imposé. Sinon, ça devient des dictatures après.

Du cinéma : montage, son et diffusion

Et qu’est-ce qu’un film comme celui-là vous apprend du travail sur l’image ? Par rapport à la télévision, par rapport aux médias ? Cela ne s’est pas fait d’un coup, quand Jérôme arrive, il représente un des médias, et puis, la relation change.

Xavier Mathieu : Je pense que pour faire du documentaire, il faut être autant réalisateur-cadreur que psychologue. Il a su s’en aller aux moments où on ne voulait pas de lui, ou lorsqu’on était trop énervé. Il y avait un autre réalisateur qui faisait un film et qui se butait. On lui disait : « Non, non, là, tu ne peux pas ». Il disait : « Ouais, pourquoi ? On veut pas de moi ! ». Lui, Jérôme, il s’en allait et il revenait le lendemain.

Et vous, qu’est-ce que vous apprenez sur le cinéma ?

Xavier Mathieu : Je trouve que le film est réussi, pas seulement par ses images, mais aussi à cause de la monteuse, Marie Quinton, qui travaille sur les films de Mordillat. J’adore, à Sarreguemines, quand ils ont vu qu’on n’était pas venu là pour leur casser la gueule, il y a une atmosphère beaucoup plus détendue, beaucoup plus conviviale. Et d’un seul coup, tu passes à l’image « Gérard enculé ! ». Tout le monde se marre à ce moment-là ! La jonction, avec Didier qui dit : « une atmosphère beaucoup plus détendue », et d’un seul coup, boum : « Gérard enculé ! ». C’est trop drôle. Tu sens que c’est dans le montage. C’est elle qui a fait ça ?

Jérôme Palteau : Non, c’est moi. Mais il y a autre chose. Tu ne peux pas, quand tu es impliqué dans un travail comme celui-ci le monter toi-même. Tu vas retourner les choses dans tous les sens, tu vas te poser des tas de questions. Tu as absolument besoin de quelqu’un qui a la maturité, l’expérience et la culture, pour monter ce film avec toi.

Xavier Mathieu : Et il y a l’ignorance de la réalité. Toi, t’es dedans, il y a des trucs qui te paraissent tellement évident, et cela ne le sera pas pour elle. Elle va te dire : « Je ne comprends pas là ».

Vous êtes venu au montage ?

Xavier Mathieu : Nous, on n’a eu aucune influence sur rien. Avant de le sortir, il nous a dit : « Je vais vous le montrer, au cas où » pour qu’il n’y ait pas une connerie, dont le juge pourrait se servir. Parce qu’il y avait encore des types en procès.

Jérôme Palteau : Et simplement, pour qu’il n’y ait pas d’erreurs, chronologiques ou autres.

Xavier Mathieu : Chronologiquement, quand tu connais vraiment l’histoire, il y a pleins d’images qui n’ont rien à voir avec ce qui se dit, qui viennent de six mois avant.

Jérôme Palteau : Mais elles ne mentent pas.

Xavier Mathieu : Non, elles ne mentent pas. Mais il y a des images que tu es allé chercher dans d’autres situations pour expliquer. Des fois, je me rends compte de trucs, encore aujourd’hui en regardant le film : « Mais attends, là, ça n’a rien à voir ».

Un petit détail : quand les Allemands signent à la fin, sur le bateau, il y en a un qui dit, on l’entend à peine, « scheisse ». C’est un son direct ?

Jérôme Palteau : Oui, il dit « merde ».

Xavier Mathieu : Je ne l’ai pas entendu. Tu ne peux pas faire autrement, mais au niveau des sons, il y a des moments qu’on n’entend pas bien. Quand je dis : « On vous a bien niqué », on ne l’entend presque pas. Ou quand on arrive à Sarreguemines et que Didier, qu’on appelait Obélix, fait : « Oh, ils nous ont envoyé des romains ! » je trouve que c’est con, on l’entend pas, parce que c’est drôle. Tu ne peux pas augmenter le son ?

Jérôme Palteau : Là dessus, j’avais essayé de l’augmenter, et il y avait un souffle pas possible. C’était moche.

Xavier Mathieu : Il faut le refaire. Tu fais une post synchro pour augmenter le son de ce qu’il a réellement dit. J’ai été au montage du film de Niels (Tavernier). Un moment, il y avait un son qui n’était pas terrible. Le monteur, a pris son iPhone, j’ai balancé la phrase, et crac ! Il l’a envoyé dans l’ordinateur. C’était fait, sans aller en post-synchro.

Jérôme Palteau : Oui, mais c’est une fiction.

Xavier Mathieu : Et alors, c’est quoi le problème ? Tu t’en fous. Il te manque un son, il n’est pas assez fort, tu le fais redire au mec. La manipulation, ce serait faire dire à un mec ce qu’il n’a pas dit. Tu manipules bien plus quand tu fais dire à l’image quelque chose que tu rajoutes. Toi, tu utilises des images de trois mois avant. Et tu me dis « manipulation » quand je propose de refaire le son un peu plus fort. Pas à moi ! Au lieu d’hausser le son avec le bouton de volume, tu le fais redire plus fort [2].

C’est le respect de la captation de la réalité, son et image.

Jérôme Palteau : Il y avait d’autres trucs plus importants et on avait un temps limité.

Xavier Mathieu : Dis-moi ça. Mais ne me dis pas : « déontologiquement… ». Arrête ! Pas à moi. Sinon, je suis hyper surpris, avec les diffusions dans les salles, à quel point les gens se marrent. Nous, quand on le voit, on se marre pas. Quand je fais l’analyse, je me dis tout compte fait, c’est normal, c’est dans les moments les plus militants, les gens ne se marrent pas, ils sont concentrés sur le film, sur ce qu’ils voient, sur ce qu’ils peuvent éventuellement apprendre. Je crois que les militants, ils écoutent pour apprendre quelque chose, et même ils sont stressés. Ils sont peut-être plus stressés que les autres, qu’un spectateur normal.

Des héros et du collectif

Et que penses-tu du fait qu’on te désigne comme un « héros » ? Ou comme le « leader charismatique » ?

Xavier Mathieu : Je ne suis pas un héros.

Et même comme représentant d’une lutte de la classe ouvrière qui a abouti, comme porte-parole ?

Xavier Mathieu : Non, ce n’est pas de la fausse modestie. Et il y a des gens qui disent : « Tu ne peux pas abandonner ! ». Et moi je refuse. Je leur dis : « Je vous emmerde ! Moi, je n’appartiens qu’à moi. Je fais ce que je veux de moi. J’ai fait ce que j’avais à faire, mais je n’appartiens à personne ». « Oui, mais tu représentes… ». Je leur réponds : « Je représente l’image que les gens ont voulu faire de moi ». J’ai été celui qui a été exposé le plus aux médias. Mais mon rôle, il n’a pas plus d’importance que celui qui faisait les merguez, qui distribuait les tracts. Sincèrement, je ne suis pas un héros. Roland Szpirko, c’est un héros. Il s’est battu jusqu’au bout, sans en tirer aucun intérêt. Moi, est-ce que je me serais battu de la même façon si c’était l’usine d’à côté, si je n’étais pas concerné ? Non, certainement pas ! Je l’ai fait parce qu’au départ j’ai défendu ma peau. Et en défendant ma peau, bien sûr, en la défendant ensemble, c’était plus simple.

Mais aussi avec talent. Dans un film, le héros, c’est celui qui ne bousille pas tout.

Xavier Mathieu : Je n’ai pas tout foiré grâce à Roland. Moi, je ne comprends pas que les gens viennent me voir et me disent : « Vous êtes un exemple ». Un exemple de quoi ? ». « Mais on a besoin de vous ». « Si je suis un exemple, prenez-le, suivez l’exemple ». Et puis c’était ça ou laisser la place à d’autres.

Jérôme Palteau : Il fallait un porte-parole.

Il fallait donc bien l’incarner, ce rôle.

Xavier Mathieu : Ce que j’ai incarné ne m’appartenait pas. J’ai incarné une lutte, j’ai été le porte-parole des gens qui me donnaient la possibilité d’être leur porte-voix. Moi, j’ai rien inventé.

Le porte-voix, le héros, c’est celui aussi qui porte un peu plus fort que les autres les émotions, les sentiments.

Jérôme Palteau : Dans ce cas, c’est un « héraut » plutôt.

Xavier Mathieu : Ce qui m’a permis d’aller au-delà et d’aller jusqu’au bout, c’est aussi ma sincérité et mon honnêteté vis à vis des gens. Je n’ai jamais exposé mes idées politiques. Je ne me suis engagé dans aucun parti, jusqu’à aujourd’hui. Je ne suis jamais servi de ce que j’ai dit pour faire quoi que ce soit. Là, le métier de comédien, ce n’est pas par rapport à ce que j’ai dit que je suis comédien aujourd’hui. Il y a des gens qui m’ont vu en tant qu’acteur, dans ma façon de m’exprimer, ma grande gueule, ma gueule fracassée ou ma gueule de l’emploi, je n’en sais rien. Mais pas parce que j’ai fait les Conti. Ils voient l’image, la gueule que j’aie, le rire que j’ai.

Je crois qu’il y a un lien.

Xavier Mathieu : Non, non, je ne pense pas. Dans le film de Niels Tavernier, je joue le rôle du pote de la famille. Je n’ai rien à voir avec ça.

Jérôme Palteau : Renoir faisait jouer tous ses acteurs dans ses premiers films à contre-emploi. Les acteurs sont bien meilleurs quand ils sont à contre-emploi.

Xavier Mathieu : Klapisch me prend pour ça.

Jérôme Palteau : J’ai hâte de te voir dans un rôle d’ordure.

Xavier Mathieu : Klapisch ne me dit même pas comment il faut que je fasse. Il me donne le texte et il me dit : « Dis-le comme si c’était toi qui le disais ». Je n’ai pas été comédien, j’ai dit un texte qui n’était pas le mien, mais il fallait que je dise comme moi je le sentais [3].

Le héros, c’est un peu ça. Il exprime, un moment la lutte de la classe ouvrière, et qui en dit un peu plus, par sa gueule, par ses gestes, par ses émotions.

Xavier Mathieu : Ce n’est pas un héros, ça.

Mais à l’écran, on te regarde.

Xavier Mathieu : Pour moi, la vraie définition d’un héros, c’est un mec qui prend des risques.

Et tu n’as jamais eu peur ?

Xavier Mathieu : Mais non…mais si j’ai eu peur. Mais j’ai eu peur de me tromper, de faire des conneries, de dire des conneries. Si dès le départ je savais que j’allais monter à ce niveau des médias, à ce niveau de notoriété, je ne sais pas si j’y serais allé. Ça s’est construit petit à petit. Il y en a qui disent : « Oui, il est comédien. Il a fait ça pour ça ». Ça veut dire que j’aurais pris le micro le premier jour, devant l’usine, et pour que trois mois après, Klapisch m’appelle, et Tavernier deux ans après, pour tourner un film ?

Jérôme Palteau : Alors qu’en fait, quand il monte sur la palette, il prie pour que les gens ne lui posent pas de questions.

Xavier Mathieu : Pour moi, un héros, ce n’est pas une histoire de risque simplement. Pour moi, c’est un mec qui se bat pour les autres, et au bout du compte, lui, il n’y a aucun intérêt. Il le fait pour l’autre et pas pour lui. Il ne pense à aucun moment à lui et il ne pense qu’aux autres.

Jérôme Palteau : Un moment, j’avais pensé mettre comme titre Les nouveaux héros de la classe ouvrière, The new working class heroes.

Xavier Mathieu : Moi, tu m’aurais vu en travers de ta route si tu avais voulu mettre ça.

Jérôme Palteau : Ce qui fait que cette histoire est exceptionnelle, et que j’ai pu la raconter comme ça, ce n’est pas seulement à cause de Xavier. Elle aurait été différente sans Xavier, très différente sans Roland, mais aussi sans Didier, sans Pierrot, sans toute la tribu. Il y a eu une alchimie, la sauce a prise. Ce n’est pas un truc reproductible. Le film n’est pas un mode d’emploi.

Et pourquoi on ne veut plus d’images « représentatives » ? Le cinéma, c’est aussi l’incarnation de personnages, pas parfait, mais qui fixe l’image, ou qui attire un regard sur eux.

Xavier Mathieu : En plus, les couples ne se sont pas formés comme on aurait pensé. Quand tu vois Didier et moi, on aurait pensé que ce serait Didier le méchant et moi le gentil. Comme pour les flics, il y avait Didier le gentil et moi le méchant. Or, à nous voir tous les deux, on aurait plutôt pensé le contraire.

Jérôme Palteau : C’est-à-dire que les gens ne sont pas ce qu’ils paraissent, c’est ça aussi qui m’a intéressé. L’autre Didier qui dit des choses très posées, très intelligentes, contrebalance l’image qu’on peut avoir de quelqu’un.

Xavier Mathieu : Dans le mot héros, ce qui m’emmerde, c’est que c’est une lutte collective. Tu ne peux pas parler de héros. Les héros, c’est les mille cent vingt Conti. A partir du moment où tu parles de héros, ça veut dire que tu dissocies les gens, que tu vires la lutte collective et que tu y mets de l’individualisme. La victoire de la lutte des Conti, c’est un ensemble d’individualités qui forment un collectif. Mais tu ne peux pas dissocier les individualités l’une de l’autre, tu es obligé de prendre le collectif. Il n’y a pas un qui fait plus que l’autre. Si un autre prend la parole à ma place, si ça se trouve, on réussit des choses bien mieux. Je n’en sais rien. Quand tu arrives à une fourche, tu dois prendre à droite ou à gauche. En ce qui me concerne, souvent je prends à gauche. Ça ne m’a pas toujours réussi, mais bon. A partir du moment où tu as fait un choix, tu vas jusqu’au bout et tu ne te poses plus de questions. Tu sais ce qui s’est passé dans le choix que tu as fais, mais de l’autre côté tu n’en sais rien. Bien sûr, c’est peut-être pas terrible le chemin que tu as pris, mais tu sais pas si, de l’autre côté, il n’aurait pas été encore pire. Tu ne le sauras jamais. Tu as fait un choix, tu vas jusqu’au bout et tu ne cherches pas à te dire : « Si j’avais su ».

Jérôme Palteau : Tu remarqueras un truc dans le film, c’est que tous les ouvriers qui parlent, il n’y a jamais leur nom. Je n’ai mis les noms que des personnes un peu plus extérieures. Mais sinon Xavier, Pierre, Didier, Sébastien, c’est une voix qu’ils amènent.

Xavier Mathieu : Le terme de héros, c’est un terme individuel : le héros de la course en solitaire, le héros qui a gagné le marathon, c’est individuel. Ce n’est pas collectif. C’est pour ça que je refuse le truc. Le mec qui préparait nos merguez, depuis six heures du matin à préparer le charbon de bois, huit-dix heures de boulot, pour faire à bouffer. Il n’est pas à l’image, mais c’est un héros quand même. Il respire cette fumée de merde toute la journée, il a plus de mérite que moi qui, ce jour-là, faisait le beau devant les caméras et était interviewé. Et le problème avec les médias, c’est que d’une ordure, tu peux faire un héros, et le héros, tu en fais une ordure. Alors les héros…

Propos recueillis par Thierry Nouel, le 10 septembre 2013 dans le café-restaurant « Au Bon Coin », situé près de l’usine de Clairoix, qui a été et reste le « QG des Conti ». Je remercie Jérôme Palteau et Xavier Mathieu pour leur accueil à Compiègne et Clairoix, ainsi que Jacky (« Au bon coin ») pour la visite du « Musée des Conti ».


  1. Le 22 janvier 2014, après sept années de lutte, la CGT Goodyear signe avec le patronat un accord pour l’usine d’Amiens Nord et met fin à l’occupation. Deux stratégies : Continental, acception d’une négociation sur le temps de travail, puis combat offensif. Goodyear : ligne dure, occupation et séquestration. Or, la conclusion sera identique : l’usine ferme et les ouvriers perdent leur emploi. Seules diffèrent la durée de la bataille et les sommes arrachées.
  2. On entre ici dans un débat entre son direct ou son doublé, ce qui ne nous éloigne pas de la discussion sur « l’économie » du cinéma. Et si on peut citer Renoir, dont le nom reviendra plus loin dans cet entretien sur la question du jeu de l’acteur, c’est que son cinéma du « réalisme social », qui s’affirme dans Le Crime de Monsieur Lange, La Bête humaine ou Toni est porteur d’un plaidoyer pour le son « direct », comme respect d’une vérité des corps et des esprits…par exemple prolétariens. En effet, Jean Renoir déclare à propos du Crime de Monsieur Lange : « Je préfère le mauvais son à un doublage, alors nous avons décidé de garder ce son, avec tous les bruits de tramways au fond, qui empêche de temps en temps qu’on entende bien les mots. J’aime mieux ça, ces mots dits naturellement, normalement, sortant vraiment du corps et de l’esprit. J’aime mieux ça au doublage » Jean Renoir (Entretiens et propos, Ramsay Poche, 1986.)
  3. Les protagonistes racontent ainsi le passage du statut de représentant syndical de Continental à celui de comédien : Cédric Klapisch : « J’ai préféré demander à un vrai syndicaliste de parler parce qu’il a la façon de parler, et qu’en plus, je voyais à quel point, en le voyant à la télévision dans différentes interventions, il devenait un héros actuel. »
    Xavier Mathieu : « Au début, c’était pour lire le scénario et lui dire ce que je pensais du point de vue syndical, actions, et s’il n’y avait pas de choses trop exagérées. Et, au deuxième appel, il m’a proposé le rôle. Je me souviendrai toujours de ce jour-là. J’ai éclaté de rire, et il m’a dit : « Je me doutais que tu allais te marrer ». Voir le making of du film Ma Part du gâteau, dvd Studio Canal, mai 2011.

  • La Saga des Conti
    2013 | 1h37
    Réalisation : Jérôme Palteau

Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 89, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0089, accès libre)