Entretien avec Nicolle Grand et Jean-Paul Bastide
Gaëlle Rillard
Il est rare d’entendre la voix des filmé·e·s. Nicolle Grand et Jean-Paul Bastide sont deux des acteurs de Regarde, elle a les yeux grands ouverts (1980). Parmi d’autres militant·e·s du MLAC (Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception) d’Aix-en-Provence, ils ont porté entre 1976 et 1980 le désir d’un film collectif, contactant Yann Le Masson, réalisateur, soutenant la production du projet et participant aux choix de réalisation et de montage. Regarde, elle a les yeux grands ouverts n’est pas un film sur l’avortement : c’est un film qui relie l’avortement à la capacité de prendre une décision personnelle – donc à l’émancipation, à l’autonomie, à la liberté – aux conditions qui rendent un accouchement pleinement choisi. Pour maîtriser cette décision, les femmes du MLAC d’Aix-en-Provence veulent pratiquer la méthode Karman elles-mêmes, hors de l’hôpital, et collectivement. Leur lutte est bouleversée par l’annonce d’un procès ; un procès qui déclenche lui-même le tournage du film. Les militant·e·s travaillent avec Yann Le Masson dans le même esprit que pour l’accouchement d’un enfant : elles veulent maîtriser le plus complètement possible les enjeux de réalisation – et le faire collectivement. L’entretien qui suit a été réalisé à Lyon le 13 octobre 2017.
L’expérience de votre film fait en commun permet de s’interroger : quelle est la liberté des filmé·e·s d’inventer leur image, de la maîtriser complètement alors qu’ils ou elles n’ont pas d’expérience du cinéma ? Une fois le montage terminé, le film diffusé, quel est l’avis des filmé·e·s sur cet objet ? Quel rapport peuvent-ils ou elles avoir avec sa circulation ?
Jean-Paul Bastide : Nous allons pouvoir parler de « notre » film !
Vous avez évoqué « le film de Yann » tout à l’heure.
Nicolle Grand : Officiellement, Yann est le réalisateur du film. Nous ne l’avons pas remis en cause au départ, car notre préoccupation était surtout de laisser une trace.
J.-P.B. : Cela participait de la bagarre qu’on menait à ce moment-là, car Nicolle, Guilaine, Brigitte… étaient en procès, et le film était un instrument de combat.
N.G. :Mais j’étais profondément persuadée, avant même le procès, que réaliser un film participait de notre histoire. Nous avions évoqué l’idée avec des gens de Marseille et commencé à mettre de l’argent de côté. C’est pourquoi je me suis engagée jusqu’à la fin, même si effectivement la fabrication collective d’un film crée de nombreuses réactions.
J.-P.B. : Pour beaucoup, faire un film signifiait entrer dans le monde magique du cinéma. Chacune et chacun a été confronté à la différence entre l’image que l’on se fait de soi et ce qui apparaît vraiment à l’écran. Une illusion est tombée, l’illusion que le cinéma permettait de sortir de sa condition.
N.G. : Il faudrait que l’on raconte comment cela s’est passé. Lorsque nous avons été inculpées, nous avons immédiatement pensé à nous défendre pour montrer que nous n’étions pas seulement des avorteuses. Nous commencions juste à faire des accouchements à domicile avec l’aide d’un médecin. Nous avons décidé de filmer le premier accouchement. C’est parce que sa sœur était dans notre groupe que nous avons contacté Yann. Olga Poliakov, sa première femme, a pris le son. En attendant l’accouchement, nous avions déjà eu toute une discussion sur comment et pourquoi filmer… Puis l’accouchement est arrivé. Assez rapidement, Yann est revenu projeter les rushes en 16 mm – nous avions trouvé un projecteur double bande dans un cinéma de La Ciotat. La façon dont il avait su filmer cet accouchement, avec le monde autour, nous a complètement convaincus.
Est-ce son attention à l’émotion collective, aux visages qui vous ont touchés ?
J.-P.B. :Oui, et l’impression que nous pourrions vraiment fabriquer « avec » lui !
N.G. : C’était complètement son optique. Théoriquement !
Le film montre combien le combat pour le droit à l’avortement a provoqué une réflexion plus vaste sur l’émancipation : prendre cette décision signifie maîtriser son corps, son destin, mais se relie également à d’autres engagements, comme de vouloir éduquer les enfants différemment…
N.G. :Dès le départ, notre travail était très global. Bien sûr, nos contacts avec les femmes venant à la permanence du MLAC avaient pour but de préparer leur avortement afin qu’il se passe le mieux possible. Mais cela n’était pas séparé de la contraception, sur laquelle nous avons très vite édité un petit livret ; et nous parlions de beaucoup d’autres sujets.
Le groupe de départ était la Commune, un projet collectif né après 1968. Nous étions trois couples à militer ensemble au PSU. Nous devions avoir chacun un appartement et partager un certain nombre de choses et puis cela s’est transformé. Aujourd’hui, la communauté n’existe plus, mais la maison est toujours habitée par les enfants de Guilaine et de Georges, qui est mon premier compagnon.
J.-P.B. : En 1968, le PSU présentait des candidats aux législatives partout en France. Avec Georges, nous devions aller à Marseille. Du coup, les hommes militaient d’un côté, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, alors que les femmes avaient dû arrêter : Nicolle avait un enfant et était enceinte, et pour ma femme c’était la même chose, nous allions avoir un deuxième enfant.
N.G. : Nous, les femmes, étions très motivées pour essayer de vivre autrement. Avec un enfant, j’avais peu de limites. Mais deux ! Je ne me voyais pas continuer à vivre en couple avec deux enfants. De plus, ma deuxième grossesse a été très difficile, j’ai été allongée six mois et cela m’a fait un véritable choc. J’ai eu le temps de gamberger ! On s’est réunis pour en parler ; on a cherché des maisons, trouvé ce vieux mas provençal qui est dans le film, et à Noël 1970, on s’est installés. Cela nous a pris un an. La maison avait été laissée à l’abandon à cause d’une succession difficile entre plusieurs enfants ; le prix avait baissé, mais il y avait tout à faire. Les conditions n’étaient pas extraordinaires.
Entre 1970 et 1977, une vie s’est inventée ?
N.G. : Très rapidement, dès le premier été, les couples ont explosé et nous avons décidé de renforcer encore notre fonctionnement communautaire, c’est-à-dire de tout mettre en commun. L’argent, les décisions, les enfants… Nous avons totalement réorganisé notre vie. Ceci a provoqué toutes sortes de réactions et beaucoup de mouvement durant deux, trois ans.
J.-P.B. : Très régulièrement, nous discutions de toutes les questions. Comment se répartir les tâches ménagères, qui s’occupe des enfants ? Un adulte au moins s’arrêtait de travailler pour s’occuper des enfants. C’était un des points forts.
N.G. : Oui, c’était très important ; qui travaille et qui ne travaille pas ?
J.-P.B. : À un moment, nous étions moins nombreux, car tout le monde n’a pas pu suivre ce mouvement ! Puis d’autres personnes sont arrivées. En 1973, nous avons quitté le PSU et choisi de nous engager au MLAC. Ce n’était pas un abandon de la politique ; mais nous voulions qu’elle s’inscrive dans du concret, du réel partagé.
N.G. : Une femme médecin a été accusée d’avortement à Grenoble. Le mouvement Choisir créé par Gisèle Halimi l’a défendue et nous nous sommes rendus sur place pour les soutenir, puis nous avons décidé de nous engager dans cette lutte. À Marseille, les avortements du MLAC étaient pratiqués par de jeunes internes. Nous sommes allés nous former auprès d’eux. Ils nous ont transmis les gestes de la méthode Karman, une technique pour aspirer le contenu utérin, qui peut être faite sans anesthésie et d’une façon douce, sans douleur. Avant le vote de la loi en 1975, l’urgence était trop grande pour imaginer pratiquer des accouchements. Il y avait à chaque permanence entre cinq et dix femmes ; la demande était énorme ! Nous pratiquions quatre avortements par semaine avec deux équipes, et cela ne suffisait pas. Des cars du MLAC emmenaient les femmes en Hollande. Il y avait un choix à réaliser entre les femmes qui avorteraient sur place et celles qui partiraient. C’était beau de voir comment la décision se prenait sereinement, alors que les questions d’argent comptaient. Pour celles qui restaient sur place, nous les adressions à des médecins sympathisants, pour un contrôle du diagnostic de grossesse et une prescription – nous faisions une injection intramusculaire pour dilater le col avant l’avortement. La manière dont nous accompagnions les femmes, dont nous les entourions, permettait que l’expérience soit très différente d’un avortement à l’hôpital, et souvent la résilience était meilleure. Nous revoyions systématiquement les femmes, huit ou dix jours après. C’est pourquoi le groupe s’est développé très rapidement : les femmes qui avaient avorté revenaient militer, d’abord aux permanences, et pour certaines, pour pratiquer des avortements. C’est important, car il n’y avait pas d’un côté les femmes qui pratiquaient et de l’autre côté, les femmes qui venaient avorter. Ces permanences sont reconstituées en partie dans le film.
J.-P.B. : Les permanences se tenaient au cinéma géré par Anne-Marie Faucon et Michel Malacarnet, fondateurs des cinémas Utopia. Les demandes étaient diverses ; de très jeunes filles venaient se renseigner sur la contraception ; les maris, les enfants, les amies accompagnaient les femmes. Ces discussions collectives étaient magnifiques.
De quand date votre inculpation ?
J.-P.B. : En 1975, après le vote de la loi Veil, le MLAC national a arrêté de pratiquer les avortements. Nous, à Aix, avons décidé de poursuivre. Au début, l’avortement se pratiquait à l’hôpital et n’était pas remboursé – et il fallait l’autorisation des parents pour les mineures. Dans le film, on reconstitue la réunion où l’on en a discuté.
N.G. : Le MLAC a été accusé en janvier 1976, justement après l’avortement d’une mineure extrêmement surveillée par ses parents ; exceptionnellement, nous avions accepté de la recevoir individuellement, sans qu’elle ne vienne à la réunion préparatoire. Elle a craqué, tout simplement, elle a eu peur ; je n’y étais pas mais les filles m’ont appelé et nous l’avons emmenée à l’hôpital. Ses parents ont porté plainte. Nous avons réagi de manière collective, en choisissant qui serait inculpée. En effet, dans le groupe des femmes qui pratiquait ce soir-là, certaines risquaient de perdre leur formation ou leur travail. D’autres ont pris leur place.
Qui était à l’initiative du film : le MLAC ou la Commune ?
N.G. : Le MLAC. Nous avions cherché des contacts sur Marseille. Cela n’a pas pu se faire, car on travaillait toutes ; on avait les permanences le soir ; il faut se rappeler qu’à l’époque, la majorité des gens avec qui nous étions en contact n’avaient pas le téléphone… À la Commune on ne l’a eu qu’en 1975. Il fallait se déplacer pour contacter quelqu’un. Nous étions toutes très prises.
J.-P.B. : Les femmes que l’on voit dans le film n’étaient pas toutes dans la Commune ; c’était plutôt les femmes passées par le MLAC. C’était très important qu’elles participent activement.
Comment avez-vous écrit en commun le film avec Yann Le Masson ?
N.G. : D’abord, on a décidé de tourner un court métrage seulement sur un accouchement. Dès cette première rencontre, Yann Le Masson essayait de nous transmettre les aspects techniques comme les focales, car il voulait que nous soyons conscients de ce que cela pouvait donner ensuite à l’écran. Un des médecins du MLAC m’a fait un faux certificat médical pour que je puisse monter à Paris faire le montage. Nous montrions ce court métrage dans les réunions d’information, pendant la préparation du procès.
J.-P.B. : Cette technique a continué pendant le long métrage. La réunion de préparation du procès, dans la grande salle de la Commune, a été filmée. Chacune des inculpées et des témoins prépare ce qu’elle va dire, imagine comment transmettre l’esprit de notre travail au MLAC, en évoquant l’expérience de certains accouchements clandestins ou à l’hôpital, mais aussi en rendant sensible l’écoute, l’accompagnement dont nous entourions les avortements.
N.G. : Le jour du procès, Yann a filmé toute la manifestation. Yves, un musicien des Cochonniers, faisait le son.
J.-P.B. : Les femmes du MLAC allaient témoigner et revenaient devant le tribunal expliquer ce qui se passait. Les flics couraient dans tous les sens pour chercher des micros car ils pensaient que nous avions des moyens d’enregistrer les débats au sein du tribunal.
N.G. : À partir des images du procès s’est posée la question d’un film. Nous avons fait d’autres réunions pour discuter de ce que l’on voulait dire. Puis un petit groupe a rédigé un scénario, pour demander l’avance sur recettes du CNC. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’on a mis Yann Le Masson comme réalisateur – on était presque sûrs d’obtenir cette aide car il avait déjà réalisé Kashima Paradise. Pour l’obtenir, il fallait prouver que l’on avait déjà de l’argent sur un compte. Nous l’avons obtenue grâce à une connaissance de Monique Antoine, une des avocates qui nous défendait. Puis nous avons accompagné Yann à l’avance sur recettes. Yann voulait travailler exactement comme cela : en immersion. Il vivait avec les gens qu’il a filmés pour Kashima Paradise ; il y est resté des mois avant de filmer la manifestation. Sa compagne Bénie Deswarte, sociologue, a appris à prendre le son pour le film.
J.-P.B. : Dans la mesure du possible, nous participions aux discussions techniques. Pour le dernier accouchement, celui de Nicolle, Yann voulait que l’on perche le son. François, l’ingénieur du son, a refusé de percher ; il a dit : « Je vais être pris par ce qui va se passer et je ferais un mauvais son. » La discussion était vive et nous sommes intervenus dans le sens de François. Ce n’était pas le premier accouchement que l’on faisait, nous savions comment les gens étaient happés par ce qu’il se passait à ces moments-là. Et le son de cette scène étant localisé, il nous paraissait plus donc plus juste de s’éloigner du lit. François a installé des micros au-dessus du lit, s’est installé à l’autre bout de la salle, en tournant le dos à la scène et a fait un son impeccable.
N.G. : L’exemple du son est un très bon exemple : Yann avait proposé, et nous avions décidé, pour cet accouchement, qu’il y aurait un deuxième cameraman. Le premier devait se concentrer sur l’accouchement et le deuxième sur les gens autour. Le cameraman qui était chargé de filmer l’assistance n’a pratiquement pris que l’accouchement. Et heureusement, Yann qui nous connaissait bien a filmé les gens autour !
Pourquoi est-ce si important pour vous ?
J.-P.B. : Cet accouchement, nous l’avions préparé ensemble. Dans la version longue, toute une séquence montrait comment les participants discutent : qui fait quoi, où se place chacun, etc. La préparation de l’accouchement, comme celle du film, a été collective. Nous étions tous en train de pousser avec Nicolle, c’était magnifique ! C’était un événement commun… Et cette consigne de filmer le groupe, c’était une décision commune ! Ces décisions techniques étaient très importantes car elles influencent l’image que le film donne, ce qu’il retranscrit de la réalité.
N.G. : Or il n’y a pas eu d’autres images des gens autour. J’étais très en colère… Mais Yann restait très attentif au côté humain. Je m’étais engueulée avec lui la veille de l’accouchement. J’avais dû lui dire qu’il n’y avait pas que la technique ! Juste avant les contractions, je suis montée dans une chambre et il est venu me dire : « Si tu ne veux pas, on ne filme pas l’accouchement. » Cela m’avait frappée, car c’était très important pour lui…
Au générique, l’anonymat de toutes et tous – hormis les techniciens – démontre également cette importance du groupe. Comment vous êtes-vous confrontés à la nécessité de choisir des personnages ? Nicolle ; Eugénie, qui reconstitue la scène domestique avec son mari ; Fabienne…
N.G. : En ce qui concerne l’avortement, nous cherchions une volontaire et Nadine a donné son accord pour être filmée. Fabienne, ce n’était pas son vrai avortement ce jour-là. Mon personnage s’est un peu imposé, car Georges et moi étions les deux seuls à avoir appris la méthode Karman à Marseille. Donc, bien sûr, au début, nous pratiquions beaucoup les avortements. Une autre chose a beaucoup joué, à partir du procès : il fallait prendre la parole. On m’a beaucoup demandé de prendre la parole, souvent parce que c’était difficile pour les autres, même si par moments je n’en avais pas spécialement envie. D’ailleurs, assumer en même temps le procès et le film m’a épuisée. C’était difficile car le fait que je devienne un personnage principal suscitait des réactions. Yann le voulait : il était indispensable pour lui que des personnages portent l’histoire. Je ne dis pas qu’il avait tort, mais cela a créé beaucoup de tensions.
J.-P.B. : Pour revenir au choix des personnages, certains se sont imposés à nous. Notre mode de vie à la Commune était très marginal. Nous avions tous voulu des métiers qui ne sortent pas de l’ordinaire : Nicolle bossait à la SESCO, Guilaine et Brigitte étaient caissières en supermarché, Georges mécano chez Citroën… Eugénie était très engagée dans le MLAC et dans d’autres projets comme l’école de la Commune.
N.G. : Eugénie avait eu des avortements difficiles avant de connaître le MLAC. Nous travaillions ensemble à la SESCO ; c’était un compagnonnage très fort.
Qui a eu l’idée de reconstituer cette scène domestique où Eugénie prépare un repas à son mari et à ses enfants ?
J.-P.B. : Cette scène avec Eugénie représentait la vie de beaucoup de femmes qui venaient aux permanences du MLAC ! C’était tout aussi important que les réunions, les manifestations, les témoignages. Eugénie avait eu dans le passé une expérience difficile de ce type. L’homme qui joue assez naturellement le macho n’est pas son mari. Faute de pouvoir filmer en direct, on l’a reconstitué. Dans la version longue du montage, il restait une dispute conjugale et plusieurs autres scènes. Cela éclairait la réalité des femmes et des hommes qui ont participé à cette aventure…
Avez-vous participé aux débats féministes de l’époque sur le dévoilement ou non du corps de la femme à l’écran ? Votre film fait le choix du dévoilement.
N.G. : Non. On vivait comme ça ! J’avais 33 ans à l’époque, et pour moi la libération du corps était un grand soulagement. Avant 1968, je ne pouvais pas me mettre en pantalon dans l’un des services où j’ai travaillé ; jeune adulte je devais porter des jupes droites serrées tout en détestant cela… Je me souviens d’une réunion en été où nous n’étions pas trop habillés. Ce n’était pas du naturisme, on s’habillait comme on le voulait.
Le miroir vous permet de maîtriser complètement votre accouchement à la fin du film. Vous l’utilisez aussi pour expliquer les étapes de l’avortement aux femmes, Fabienne et Nadine. Or, le cadre adopte parfois les limites du miroir, et c’est un choix radical de restituer ces gros plans à l’écran. Pour vous, y a-t-il une identité totale entre le rôle du miroir et le rôle de la caméra ?
N.G. : Oui, je crois. Ce plan sert à filmer le col et la tête de l’enfant qui sort, cela fait partie de la maîtrise de mon accouchement. D’ailleurs, ce n’était pas prémédité que j’attrape la tête ! J’avais pratiqué des accouchements et c’était mon quatrième enfant.
J.-P.B. : Le miroir permet de contrôler la poussée. La manière de filmer est un peu matérialiste, on montre ce qui se passe : une femme peut maîtriser son corps, son avortement ou son accouchement. C’est une pédagogie sans spéculation théorique.
N.G. : Avant les avortements, lorsqu’on proposait aux femmes de regarder leur col de l’utérus dans le miroir, certaines le découvraient et il y avait beaucoup d’émerveillement.
J.-P.B. : Au moment de l’accouchement, les regards des enfants sur ce qui est en train de se passer sont beaux. Tout le monde partage ce moment. Il y a l’émotion de la femme, l’émotion des enfants, c’est très simple. Le titre du film, d’ailleurs, vient d’Emmanuelle, qui quand elle voit sortir sa sœur dit : « Regarde, elle a les yeux grands ouverts. » On l’a choisi car cela traduit ce que l’on voulait dire : avoir les yeux grands ouverts sur soi-même, sur le réel.
N.G. : Yann avait une tendresse incroyable du regard. J’avais senti cet instinct, ce talent dans les premières images qu’il nous a montrées. Cette expérience – pas seulement le MLAC, toute cette période – nous a complètement transformés. Tout à coup, on pouvait se dire : « Qu’est-ce que je veux vivre ? » et défendre un autre point de vue que ce qui était véhiculé auparavant.
Vous avez mis en scène votre départ de la communauté dans le film. Est-ce que les tensions dont vous parlez ont été intégrées au scénario ?
N.G. : Oui, mais c’est vrai. Le procès, comme le film, a eu un impact sur la communauté très important. Nous sommes passés d’une expérience de vie en petit groupe à une forte médiatisation. Durant toute la campagne de sensibilisation, nous allions présenter le court métrage Quand je serai grande sur notre premier accouchement. Nous travaillions et nous faisions parfois 500 km en une soirée pour aller présenter ce petit film. J’étais motivée et je me suis retrouvée à prendre souvent la parole. Jusque-là, nous avions un public plus restreint, lors des permanences, et nous nous relayions. Petit à petit, mon rôle s’est affirmé. Contrairement aux groupes où j’avais pu militer auparavant et où la place de la femme était toujours à conquérir, au MLAC je pouvais vivre entièrement ce combat, de tout mon être. Cette intensité était possible grâce à l’expérience communautaire ; mais le procès et le film ont fait évoluer le groupe. Après s’être mobilisés durant un an et demi, certains ont eu envie de se ressourcer. Je ne suis pas la seule à être partie. Durant quelques mois, avec Jean-Paul et Yann, nous avons travaillé sur le scénario à Paris, avant de revenir à Aix pour discuter en grand groupe.
J.-P.B. : Certaines voulaient un rôle plus important. Fabienne a enrichi son personnage avec la scène dans le bus, elle l’a proposé, écrit, maîtrisé… D’autres auraient peut-être voulu avoir un personnage équivalent, voire plus important : la fascination du cinéma jouait.
N.G. : Le tournage a pris beaucoup plus longtemps que prévu, en particulier parce qu’il a fallu trouver quelqu’un qui veuille bien que l’on filme son avortement. Le film a duré cinq ans et a provoqué dans le groupe du MLAC une tension très forte. Des femmes du groupe trouvaient que Yann avait une place trop importante. Nous dépendions en partie de lui car il avait la maîtrise de la technique, et s’il décidait d’arrêter… C’était officiellement son film. Une grande partie du montage s’est faite à Aix, dans la maison de la Commune.
J.-P.B. : Nous avions installé un studio avec une table de montage, une isolation phonique… Yann avait sa chambre à côté, et le montage se faisait au fur et à mesure.
N.G. : En plus, en plein tournage, j’ai décidé de faire un quatrième enfant. Lorsque j’ai filmé l’avortement, j’étais enceinte de six mois. Vers la fin de ma grossesse, deux ou trois mois avant, Yann est parti. Le montage définitif du film a provoqué un conflit entre les femmes du MLAC et Yann, qui a pris tout son matériel et est parti à Avignon. C’était deux ou trois mois avant la fin de ma grossesse. Alors un choix s’imposait : soit accepter la situation – Yann avait les rushes et en ferait ce qu’il voudrait – soit y aller. J’ai décidé de rejoindre Yann avec Jean-Paul pour finir le montage. Il y a eu des moments de bagarre terrible avec Yann, je me rappelle être partie un jour dormir dans un hôtel, ils ne savaient pas où j’étais…
Pourquoi Yann Le Masson a-t-il dû partir ?
J.-P.B. : Il a vraiment cru à l’utopie d’un montage collectif, il a donné la parole à chacune. Mais il s’est rendu compte que ce qu’il estimait absolument nécessaire pour qu’un film existe ne pouvait pas fonctionner avec la discussion collective à tout moment. Une difficulté récurrente, c’est que l’on voulait qu’il y ait toutes les thématiques que l’on avait choisies à l’écriture ; mais le film aurait duré quatre heures… Il s’est donc positionné un peu comme cela : « C’est moi qui suis le réalisateur, c’est moi qui fais le montage, parce que ce que l’on va faire ensemble ne sera pas un film, ce sera n’importe quoi. » Il a donc abandonné cette fabrication très collective, et nous avons travaillé à trois, enfermés vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
N.G. : Nous étions à quatre ans et demi de travail ; il ne voulait pas céder sur certaines choses ; il en avait assez de discuter.
Avez-vous le souvenir d’un de ces désaccords de montage ?
J.-P.B. : Si j’ose dire, ce n’était pas le professionnel uniquement qui parlait, il avait une idée sur ce que l’on vivait et nous n’avions pas toujours la même idée.
N.G. :Même sur la forme, la construction du film, nous n’étions pas toujours d’accord… Son idée et notre idée du collectif n’étaient pas exactement les mêmes. C’était un problème en particulier pour la fin du montage.
J.-P.B. : Il était d’accord avec ce que l’on faisait, mais c’était compliqué pour lui, durant le montage, de ne pas être plus militant, moins désordonné que ce que nous étions en réalité.
N.G. :Malgré toute sa bonne volonté, il avait une vision un peu traditionnelle de la façon dont un film tenait, avait une cohérence. Il a accentué mon personnage, ce qui a créé beaucoup de problèmes dans le groupe alors que je n’en avais rien à faire : mon problème était de laisser le témoignage le plus fort et réel de cette expérience. Il a également voulu revenir sur le choix collectif d’une narration non chronologique.
J.-P.B. : À un moment, il a décidé que le fil conducteur du film serait Nicolle, personnage principal, et qu’elle exprimerait nos conceptions de la vie. Cela a créé des conflits, non parce que l’on s’opposait à ce que Nicolle joue le rôle principal, mais parce que cela supposait de supprimer d’autres choses dans le montage, certains moments essentiels pour la vie collective comme les gardes d’enfants, simplement parce qu’ils n’étaient pas liés au personnage de Nicolle. À sa décharge, il s’est mis en danger par rapport à son milieu professionnel. Il faisait partie d’un collectif de réalisateurs qui distribuaient leurs propres films, et il avait pris un risque énorme en faisant le film avec nous.
À quel endroit est-ce possible que le partage se fasse entre filmeur et filmés ?
N.G. : Yann a été très loin dans le partage ! Il a vécu avec nous durant tout le tournage, a supporté des moments très durs et a partagé les choix techniques avec nous jusqu’au bout.
J.-P.B. : Nous sommes montés à Paris pour participer au mixage et à l’étalonnage. C’était vital pour nous que le film se termine.
N.G. : C’était fondamental. Je dois dire que c’est la chose la plus difficile que j’ai faite dans ma vie. Je vivais entièrement tous les événements que traversait le MLAC, et en même temps je devais apprendre à maîtriser au maximum une technique que je ne connaissais absolument pas, avec, comme dans tout ce que l’on faisait, un souci de perfection : que ce soit le plus beau et le plus professionnel possible pour que la transmission soit forte. Nous étions conscients de tout cela, et même si nous ne maîtrisions pas certaines choses, nous avons essayé de comprendre jusqu’à la fin.
J.-P.B. : C’est pour cela que l’on a travaillé avec Yann, qui était un grand professionnel. Ce n’est pas parce que c’est un sujet militant que l’on doit faire n’importe quoi ; nous voulions faire un vrai film.
N.G. : En même temps, il fallait représenter avec justesse cette aventure collective. Pour aller jusqu’au bout, j’ai dû faire des choix difficiles et cela reste un grand déchirement. Aller faire le montage avec Yann jusqu’à la fin m’a coupé d’un certain nombre de gens. Certaines femmes du MLAC m’en ont voulu de renoncer au montage collectif. Cela a des conséquences jusqu’à aujourd’hui. Je l’assume ! Leur sentiment de dépossession, et pour certaines le fait qu’elles avaient une envie réelle de participer à cette aventure jusqu’au bout, et qu’elles étaient en désaccord sur certains choix, serait-il le même aujourd’hui ? De mon point de vue, l’essentiel de ce que l’on voulait dire est préservé dans le montage final. Quand je vois qu’on continue à être invités à des projections… Lors de sa sortie, nous avons beaucoup accompagné le film. Puis des copies circulaient pendant une dizaine d’années. Tout à coup, des gens nous ont retrouvés et on a recommencé à être invités, des études ont commencé à se faire sur notre expérience ou sur le film.
Vous avez ensuite continué à travailler avec Yann Le Masson ?
N.G. : J’ai été son assistante à l’image pour un film de la réalisatrice martiniquaise Euzhan Palcy, sur un film de Jean-Michel Carré, et sur un documentaire à Roland-Garros, pour William Klein. Cela m’a permis d’être intermittente. Ce n’était pas la première fois que je changeais complètement d’orientation. La façon dont nous avions réussi à parler de notre expérience dans le film m’avait motivée pour essayer de travailler dans ce sens-là sur d’autres projets – donner la parole à d’autres gens, mais d’une façon vivante, sensible. Yann m’a proposé de le faire, et je me suis formée. Finalement, le travail avec Yann a duré un temps, puis s’est arrêté. Jean-Paul et moi avions commencé à préparer un autre film qui ne s’est pas fait. Yann n’est pas venu à l’un des rendez-vous.
Vous avez des droits sur le film ?
N.G. : Non, nous n’avons aucun droit. Longtemps nous avons gardé une vieille copie 16 mm.
Avez-vous ressenti que le film terminé correspondait au mieux à ce qui était votre philosophie ?
N.G. : C’était très positif sur tous les points. Le film provoquait beaucoup de discussions, de réactions extrêmement proches, de remerciements…
J.-P.B. : Ce qui m’a frappé dans les quelques projections où j’ai été, c’est que le film paraissait comme une utopie presque impossible.
N.G. : C’est très différent selon le contexte. Là où s’installent des projets collectifs, les gens sont passionnés, même si les communautés sont différentes. Il y a dix ans, sur le plateau de Millevaches, aujourd’hui au-dessus de Grenoble, on nous demande notre témoignage. Le film continue à circuler, pourtant la distribution a été très compliquée. Les années 80 ont été des années terribles où le mouvement féministe a été récupéré et combattu. Les grandes pratiques collectives ont été critiquées, supplantées par des pratiques individuelles.
J.-P.B. : Des films de fiction ont existé sur ces utopies collectives : Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000, d’Alain Tanner, L’An 01 de Doillon, Pourquoi pas ! de Coline Serreau… Ces films ont tourné, ont eu un grand succès public, moins dans les circuits commerciaux qu’ailleurs. Puis ils ont… disparu. La conviction qu’il fallait recréer une unité entre la vie personnelle et professionnelle a été complètement évacuée dans les années 80. Les pratiques professionnelles et les vies familiales traditionnelles se sont imposées à nouveau. Il y a des raisons politiques : ce qu’on faisait remettait en cause le rôle des avant-gardes révolutionnaires. Nous gênions énormément les groupuscules gauchistes de l’époque, car chez nous les hommes ne dirigeaient pas ! Dans la gauche prolétarienne, ce sont uniquement des hommes qui dirigeaient et ce n’était pas de grands démocrates !
N.G. :: Le féminisme s’est développé parce qu’après 1968, la situation dans les mouvements y compris très classiques, comme le PSU, était insupportable pour les femmes.
J.-P.B. : C’était contradictoire de se vouloir en pointe du changement tout en ayant des rapports totalement traditionnels et autoritaires, non seulement entre hommes et femmes mais aussi entre hommes ! Nous avons tenté d’inventer autre chose.
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Regarde, elle a les yeux grands ouverts
1982 | France | 1h17
Réalisation : Yann Le Masson et du MLAC d’Aix-en-Provence
Production : Les Films Grain de Sable
Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 69, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0069, accès libre)