Survivances documentaires

Jacopo Rasmi

« Car la mémoire n’est certes plus la faculté d’avoir des souvenirs : elle est la membrane qui, sur les modes les plus divers (continuité, mais aussi discontinuité, enveloppement, etc.) fait correspondre les nappes de passés et les couches de réalité, les unes émanant d’un dedans toujours déjà là, les autres advenant d’un dehors toujours à venir, toutes deux rongeant le présent qui n’est plus que leur rencontre. », Gilles Deleuze 1

Quelques réflexions préliminaires sur le cinéma de Vincent Dieutre

Un cinéma après…

Si on souhaitait définir un fil rouge synthétique pour les films de Vincent Dieutre, ils seraient probablement à classer sous la catégorie de l’après. Il s’agit, en effet, d’un cinéma qui vient toujours après quelque chose qui s’est passé avant. C’est la mémoire filmique de quelque chose qui a eu lieu, qui s’est absenté : une absence. C’est justement cette absence qui déclenche le mouvement cinématographique et met le feu au désir créatif. Car, chez Dieutre, le film n’est souvent qu’une chasse (artistique) de ce qui n’est plus, de ce qui s’est égaré, de ce qui – par conséquent – est à chercher, à traquer, à reconstruire. Il faut lui courir après. Ce cinéma, donc, suit quelque chose (est après…) selon le double sens d’une postériorité temporelle mais aussi d’une poursuite cynégétique. Dans l’ambivalence (c’est l’auteur même qui nous le suggère dans l’entretien suivant) il faut saisir le statut de cet élément primordial qui est la perte pour les œuvres de Vincent Dieutre : un signe, à la fois, de quelque chose qui est passé et de quelque chose qui vient. Il n’est pas question d’une célébration absolue du disparu qui sombrerait dans une nostalgie labyrinthique. Tout en effleurant cette nostalgie, il faut plutôt faire de la perte – en tant que départ d’une recherche documentaire – un déclencheur d’initiative et de vitalité. Le cinéma-après de Vincent Dieutre souhaiterait ainsi conjuguer ce qui s’est achevé avec ce qui commence : c’est un effort d’agencer un début à l’intérieur d’une fin. On pourrait appeler cette tension interstitielle entre passé et avenir, qui traverse l’instant présent d’un geste créatif, une logique de la survivance 2.

On est donc confronté, chez Dieutre, à un cinéma du survécu, mais on pourrait bien dire un cinéma d’un survécu : il semble lui-même se présenter ainsi, le survécu d’une jeunesse sauvage, jouissante et itinérante entre sexe, drogue et politique. Son parcours artistique s’amorce à partir de ce genre de souvenirs par des films comme Rome désolée (1995) ou Bologna centrale (2003), où il définit son prototype filmique marqué par une démarche de déplacement (rétroviseur) aussi bien chronologique que géographique. Il s’agit de chercher dans les espaces et dans les images les indices d’une histoire (personnelle) de ce qui s’est passé, les nappes deleuziennes d’une mémoire. L’œil de la caméra regarde, impassible, et enregistre le monde, la voix aux aguets déploie les souvenirs et les réflexions qui gisent dans l’intime, réveillés par le visuel. Entre le monde présent enregistré et la chambre intérieure du sujet, le film se tisse. Il n’est ni d’un côté, ni de l’autre, mais entre les deux. C’est là tout l’enjeu du travail de Vincent Dieutre, son défi risqué : dessiner un lien d’aller-retour entre la chambre et le monde 3. Ne pas s’arrêter à la mémoire auto-référentielle de quelques petites affaires personnelles, en donnant à cette opération une portée (micro)politique et collective. Éviter l’effet « aveu » esthétisant ou l’effet télé-réalité, c’est impératif. D’où la fragile beauté d’un film comme Jaurès (2012), qui superpose le souvenir d’un amour (conclu, passé…) et l’exposition de la routine d’un campement de réfugiés devant l’immeuble parisien de son ancien amoureux. Ces deux clandestinités, l’histoire sentimentale (homosexuelle) du réalisateur et la lutte quotidienne des sans-papier (des véritables survécus, dans les entrailles de la capitale), se trouvent de plus en plus proches jusqu’à une vertigineuse surimpression. Elles se fusionnent par une seule histoire d’exil urbain silencieux (la marge d’un appartement, la marge des quais du canal…).

La survivance, cette forme particulière de relation à la disparition, est une affaire intensément politique. C’est cette conscience que Vincent Dieutre achève au cours de sa carrière cinématographique. C’est ainsi qu’il arrive à tourner son dernier film, le très beau Orlando Ferito (2015), où la pensée de Georges Didi-Huberman 4 est convoquée à éclairer cette intelligence souterraine qui alimente toute son expérience documentaire. Face à l’insoutenable constat de la perte historique, la catastrophe de l’Ange benjaminien 5 et la loi inéluctable du Pouvoir (selon Pasolini et Agamben), le philosophe français nous propose le refus obstiné du désespoir et la recherche méticuleuse des « lucioles ». Contre tout pessimisme absolu, les lucioles seraient les éclats lumineux de vie de tout ce qui résiste, insiste et s’obstine – malgré tout, malgré l’effacement, malgré le présent… Les lucioles, c’est ce qui survit, ce qu’on ne peut repérer que par une quête attentive après un travail de soustraction et réduction qui puisse redonner une certaine visibilité à leur faible bien qu’inébranlable lueur. Au documentaire est confié une telle tâche : montrer ce qui survit. Des gestes, des formes de vie, des discours…

Après le cinéma…

Mais est-il possible de faire encore du cinéma documentaire, ou du cinéma tout court, selon les formes que la tradition nous a confié ? C’est la question que le travail de Vincent Dieutre se pose et nous pose. A partir du constat presque irréfutable que le monde audiovisuel contemporain a tellement changé le statut des images et, par conséquent, du discours cinématographique qu’il ne serait plus possible de concevoir et construire des films « classiques ». L’avènement de la télévision, des pratiques vidéo, de la technologie numérique, des images des amateurs a complètement bouleversé le contexte médial et culturel tout en affectant profondément (de manière plus ou moins directe) le travail cinématographique et sa relation référentielle avec le réel. Le cinéma selon son acception traditionnelle serait donc désormais perdu, une affaire du passé. Faut-il le défendre à tout prix ? Ou faut-il plutôt (telle serait la pensée de Vincent Dieutre) essayer d’articuler une nouvelle forme d’expérience cinématographique, après le cinéma ?

Il y a quelques années, Dieutre essayait d’installer son travail à l’intérieur d’une zone hybride et instable où les catégories passées ne seraient plus actives. Il appelait cette zone de recherche créative, suivant le cinéma « traditionnel », le « tiers-cinéma 6 » : une zone intermédiaire (où il habiterait avec ses mythes, comme Chantal Akerman ou Naomi Kawase) qui refuserait toute opposition rigide entre politique et privé, documentaire et fiction, expérimental et commercial… Les films du tiers-cinéma essayent donc de répondre à cette question incontournable par tous les cinéastes contemporains : comment faire du cinéma après la « perte » du cinéma ? Ou aussi, comment penser le réel après la perte de son constat (documentaire) analogique ?

Dans cette perspective, la question du travail de Vincent Dieutre est celle d’un cinéma posthume, d’un cinéma lazaréen. Les réponses sont multiples et ouvertes, mais elles se placent toujours du côté de l’impur (qui serait celui de la réalité en général) et de l’essentialité des moyens : le film accueillit ainsi du numérique à côté de l’argentique, des images d’archives avec des détails d’animation, des marionnettes et de la pornographie d’Internet. Il s’agit, en outre, d’œuvres qui s’interrogent constamment sur ce problème de l’expérience, très postmoderne, de venir après une tradition (pas simplement après le cinéma, mais aussi après la peinture, après la musique, après la littérature). Dieutre ne renonce pas à prendre en compte cette interrogation qui marque le cinéma depuis sa naissance, en tant que dernier art (désormais avant-dernier…) précédé par une histoire immense des expressions artistiques qu’il ne peut pas négliger. A ce cadre remonte son travail de recherche constante et réagencement créatif du passé artistique déclenchant des phénomènes de survivance : c’est la pratique de ce qu’il appelle les « exercices d’admiration ». Du Caravage de Leçons de ténèbres (2000) jusqu’au Rossellini de Voyage en post-histoire (2015).

En effet, le statut de tout ce qui survit est de l’ordre de l’inactuel, un ordre qui refuse la disparition aussi bien que la permanence et nous place dans un espace d’indétermination entre les temps, où le passé est racheté dans le présent et où le présent trouve sa ligne de fuite (d’a-venir) dans le passé. Les frontières sont brouillées, comme face à tout enregistrement documentaire d’un fragment de réalité où le passé se présente et où le présent se plonge dans le passé. On ne peut pas se décider : Vincent Dieutre (comme tout vrai documentariste) nous parait, par un emprunt à René Char, à la fois un « avant-coureur candide » et un « survivant hébété ».

Entretien avec Vincent Dieutre

— Récemment, j’ai discuté avec quelques membres de la rédaction de la RevueDocumentaires de la question de la perte. Perte aussi bien au sens individuel, que collectif. Perte qui peut amorcer et alimenter un mouvement de recherche. Et, en repensant à ce sujet, je me suis dit qu’il fallait te donner la parole...

— Effectivement, dans mon cinéma, il s’agit souvent de films rétrospectifs. Notamment, mes premiers films d’Europe, Leçons de ténèbres et Mon voyage d’hiver par exemple, sont des retours dans des endroits où je suis déjà allé, où je mène une espèce de recherche à la poursuite de quelque chose qui est passé et donc perdu, mais qui est réactivé par le film, par la recherche elle-même. Parce qu’il ne s’agit pas de célébrer la nostalgie. Il faut faire de la perte le moteur de quelque chose de neuf, qui puisse éventuellement être partagé. Comme la nostalgie et la perte peuvent être souvent des choses extrêmement personnelles, tout le travail consiste à mettre ça en forme pour en faire quelque chose qui soit partageable et, éventuellement, « pédagogique ». C’est-à-dire qui puisse apprendre ou apporter quelque chose.

— Je me souviens, en effet, de Deleuze dans l’Abécédaire qui qualifiait d’immonde toute prétention à faire de l’art (littéraire, dans ce cas-là) à partir de ses petites affaires privées...

— Je ne pense pas que raconter mon histoire en soi ait un intérêt quelconque. On n’est pas dans l’aveu, dans une espèce de souvenir qui serait à l’usage uniquement personnel. On est plutôt dans la démarche d’une réinvention d’un territoire, souvent d’un domaine culturel aussi (à savoir la musique, la peinture…) : il s’agit de voir comment les choses peuvent se réagencer d’une manière personnelle, tout en ne faisant pas intervenir la fiction. Il ne s’agit pas d’inventer des situations, mais effectivement de revisiter des situations que j’ai moi-même vécu. Éventuellement avec des gens qui les ont vécues avec moi, sous la formes de fantômes ou sous leurs formes réelles. Après, il y a aussi des films comme Orlando, dans ce cas, il ne s’agit pas vraiment d’un « retour en Sicile »…

— Dans ce cas, je dirais qu’il s’agit d’une œuvre d’exploration plutôt que de retour.

— C’est un territoire que je ne connaissais pas, c’est vrai. Mais effectivement, quand on fait le montage ou la post-production d’un film, c’est déjà un souvenir. Maintenant j’ai compris qu’il ne faut pas forcément revisiter quelque chose… Il suffit de visiter et il y aura à raconter en rétrospective : l’histoire d’un tournage, de ce qui s’est passé à ce moment-là. Par contre, ce n’est jamais ce que la fiction fait toujours ; c’est-à-dire, elle instaure un présent qui est celui qu’elle partage avec le spectateur. Alors que le documentaire est par définition toujours rétrospectif. La fiction, tu l’as prévue avant et après tu la tournes, le rapport est inversé.

— Tandis que le documentaire, d’une certaine manière, tu le tournes avant et tu l’inventes dans le souvenir, après ?

— Bien sûr. Finalement dans le documentaire, on est toujours dans l’archive. Alors que la fiction veut instaurer un présent, c’est cela qui nous touche. Et on peut avoir un film de fiction de 1954 qui devient après un espace de documentaire sur une époque. Moi, j’essaie de court-circuiter cela et d’instaurer, tout de suite, un passé du film en le faisant (c’est pour cela qu’une de mes hantises est que mes films vieillissent mal). Cela est un peu le résultat d’un travail, mais au départ il y avait l’idée de me raconter, de revenir dans des lieux… Évidemment, tout devient ainsi beaucoup plus chargé : quand, par exemple, je re-filme des paysages à première vue anodins et je viens le peupler de gens par la voix, on est évidemment dans l’ordre d’une perte qu’il faut partager. C’est presque une « reconquête ».

— C’est donc l’opération du récit (vocal) qui déploie et déplie le temps. C’est elle qui marque une dimension de perte mais aussi incite un retour de présence. Par rapport à cette question, quelle serait la distinction entre une approche fictionnelle et une approche documentaire ?

— Dans le cinéma de fiction, le spectateur est forcé à entrer dans un régime de croyance et de présent, qui sous-entend l’identification à un acteur. Tandis que, dans mon travail, il est question de donner quelque chose comme « Ça a eu lieu » et « Ça ira jusqu’à son terme ». Il s’agit d’être dans un certain moment filmé tout en assumant qu’il est déjà passé. Dès le départ du film, le spectateur doit abandonner un certain nombre de réflexes qui sont ceux du cinéma de marché et qui sont censés le distraire. Je pense que le documentaire peut lui-aussi tricher, en faisant des effets de fausse présence : ce n’est pas quelque chose qui a été simplement vécu, mais qui a été vécu par moi (c’est moi qui suis donc apte à vous le raconter). Il ne s’agit pas de dire « Je vous le montre donc c’est vrai » (le régime habituel du documentaire), mais plutôt « Accordez-moi votre confiance et accordez-moi votre crédit que ce que je vais dire recèle une vérité ». Il y a un vers de Paul Celan que j’aime beaucoup : « Ne croyez pas au sens, croyez-moi ». Avec des animations (Jaurès) ou des marionnettes (Orlando Ferito), le contrat documentaire de réalité va être perturbé, mais tout l’intérêt pour moi est aussi d’être sans arrêt dans la renégociation de ce contrat avec le spectateur. Pour lui faire ressentir à quel point les récits de flux sont très violents et autoritaires, dans leur façon de coloniser l’imaginaire (même si j’en comprends le plaisir). Il me faut instaurer dès les premières minutes du film, quelque chose de très différent. C’est un jeu qui rompt avec les récits majoritaires et permet au spectateur d’établir jusqu’où il veut croire, en faisant de lui un partenaire et un complice (et pas un client).

Pour moi il est question de faire du cinéma avec des moyens très modestes et, pourtant, en ne renonçant pas aux effets spéciaux. Mais il s’agit d’effets spéciaux qui viennent de sauts de temporalité, de mélanges de matières (du Super 8 avec du portable, ensuite du 35 millimètres et aussi des images d’Internet très dégradées…), mais également de la voix off (par exemple dans Bologna centrale où il y a parfois ma voix qui improvise et parfois la voix très posée d’Eva Truffaut) et des langues différentes. Il s’agit souvent de moyens plutôt littéraires qui ont leur efficacité d’effets. Je travaille par des processus d’écriture, par le montage des images et du son : voilà mes armes pour brouiller sans arrêt ce contrat de confiance documentaire, du documentaire à la première personne, pour ne pas tomber dans la télé-réalité. Plus c’est troublé, plus on permet au spectateur de s’approprier le film et de dépasser la limite de ces films de l’aveu à la première personne qui semblent dire « De toute façon, c’est moi le seul qui peut comprendre ». Pour moi le processus du film c’est un processus de -subjectivation : je vais mettre en cause, moi-même, ce principe de vérité documentaire. Plus cela est mis en cause par le film, plus cela trouble les rapports d’identification et la dualité fiction-documentaire, plus le film est fort. On est dans un tiers-cinéma (comme j’avais affirmé) qui joue de la force du documentaire et du charme de la fiction.

— J’aimerais revenir à Orlando Ferito, que tu cité. Ce n’est que le dernier de nombreux films que tu a tourné en Italie (avec Viaggio in Post-storia, 2015). Dans tous ces films, à partir de ton premier, Rome désolée, on dirait que l’Italie est constamment un espace de perte et de retour que tu interroges...

— Oui, l’Italie est une espèce de scène primitive de l’adolescence (j’ai été souvent en Italie, à partir de mon enfance)… Mais l’Italie, pour moi, est aussi le lieu de l’histoire de l’Art. Quand j’ai commencé à aller en Italie, il y avait une certaine modernité politique qui se jouait là-bas, mais elle se jouait sur un fond d’art et d’histoire qui marquait tous les espaces et leurs usages. Cela fait en sorte que le temps perdu et cherché de l’enfance et de l’adolescence se redouble aussi dans la perte permanente d’un temps collectif plus profond. Quand on filme à Rome par exemple, même dans un terrain vague comme la gare, on sait qu’en dessous il y a des strates historiques : des temples, des églises, des civilisations… Tout cela, tout cet héritage, enrichissait nos vies : si on occupait un palais à Bologne, ce n’était pas comme faire un squat à Montreuil. Il s’agissait, dans le premier cas, du geste de prendre aussi possession d’un passé aristocratique.

On a donc ce redoublement du temps perdu et de sa découverte. L’Italie a été un lieu d’initiation, bien sûr, mais il se passera la même chose ailleurs (en Allemagne, à Chicago…) en chaque occasion où j’ai été confronté à un territoire, pas seulement dans le sens géographique mais aussi selon son épaisseur historique. Comme à Buenos Aires, où il y a eu les migrations (les Italiens, les Juifs, les Allemands…) mais aussi la dictature, tout cela fait une sédimentation dans laquelle je viens et j’interviens, en tant que cinéaste et artiste. C’est comme si je faisais une coupe, une sorte de coupe transversale où l’on voit les différentes couches et les conséquences qu’elles ont sur l’expérience (si j’ai bien fait mon travail). Même sur l’expérience la plus intime, l’expérience du désir, de la sexualité… Tout devient lié à ce contexte historique, mais le travail, c’est justement de s’y ouvrir : ce n’est pas évident, il y a beaucoup de gens qui peuvent passer dans ces endroits (Rome ou Buenos Aires) sans faire attention à ces sédimentations. Et, pour moi, il n’est pas nécessaire d’inventer de la fiction car les lieux sont déjà saturés d’actions potentielles : avec le « je » de la voix qui raconte, on n’est plus dans un présent (fictionnel), mais on fait un saut dans le passé. Même juste un passé de six mois avant, quand j’ai tourné, et c’est déjà du passé, du temps perdu. Du temps à rechercher et à raconter en tant que perdu…

— Il y a d’autres différences entre filmer en France et filmer en Italie ? Tu as filmé peut-être plus en Italie que dans ton pays natal...

— Il y a les différences concrètes, de temps, de lumière… Mais ce qui compte, c’est surtout cette position d’outsider que je peux plus facilement avoir en Italie qu’en France. En tant qu’étranger, tout en étant familier, il y a des choses que je perçois plus en Italie. D’une manière plus générale, je n’arrive pas à faire un film en France, parce que je n’arrive pas à avoir cette attitude (ou alors je le fais dans mon quartier).

— Je t’invite à te pencher encore sur Orlando. Tu as en partie construit cette œuvre à partir de la lecture d’un livre de Didi-Huberman (Survivance des lucioles) consacré au thème politique des « survivances » : quelque chose de perdu dont on ne peut pas accepter la disparition d’une manière absolue et catastrophique.

— Didi-Huberman part de l’idée pasolinienne (des années 70) de la « disparition des lucioles », cette espèce d’anathème très pessimiste. Et pour Didi-Huberman, quand il a écrit cela, c’était une façon de dire que ce qu’a dit Pasolini était très juste mais que, malgré la justesse de la noirceur de ce qu’il voyait arriver, on ne peut pas vivre comme ça. Il y a quelque chose de politiquement intenable dans la position de Pasolini, qui ne soustrait rien à la beauté de son geste. Prends, par exemple, Salo que j’ai revu récemment : évidemment c’est un film très dur et très noir et en même temps, malgré tout, ça reste un geste plein d’espoir. Il l’a fait : il a convoqué une troupe de 200 personnes, il y a cette espèce de petite utopie d’un tournage qui a eu lieu et, finalement, on peut y voir une petite luciole.

Et Georges Didi-Huberman, avec sa pensée, est un personnage dans le film, je l’utilise comme ça. D’abord parce que c’est vrai : j’ai lu ce livre-là au moment où j’ai commencé le film, et tout ce qui me touche à partir du moment où j’ai commencé à tourner doit rentrer dans le film. En plus, il a accepté de jouer le jeu, car il y apparaît physiquement et son texte aussi (on en fit des passages). Je ne sais pas si je prends son parti au sens propre, mais peu importe, il rentre dans le film comme un élément dialectique parmi les autres. Et il se trouve donc que c’est lui qui donne le sens de la recherche du film. Bien que tout se fasse dans le même temps ; il est question de se mettre en présence de certaines choses (plutôt que « partir de… »), comme le théâtre occupé dans ce film. Il s’agit dans mon travail d’accueillir, j’ai pensé : « Voilà, le livre de Didi-Huberman marche avec ça, je l’appelle etc. ».

— Et donc comment tu t’es emparé de son appel à chercher des formes de vies, des forces alternatives qui résistent malgré tout, malgré le pouvoir, malgré l’histoire ?

— Je met en scène l’idée des « survivances », car cette idée a une résonance dans le film, mais je ne suis pas philosophe : je suis artiste. En même temps, ce que je retiens davantage, c’est l’idée finale de pessimisme organisé : de n’être pas dans quelque chose d’incantatoire, « C’est super, il y a des lucioles, tout va bien ». Il faut toujours douter : il faut toujours mettre à l’épreuve, aller jusqu’au bout et ne jamais s’arrêter à mi-chemin. Il ne faut jamais faire d’économies des éléments du décor : il faut jouer en présence et essayer de tout mettre – même des choses ingrates, comme ces images de femmes, les « veline » (vélines) –.

Comme dans Jaurès, je n’essaye jamais d’obtenir du bon sentiment puisqu’il faut toujours mettre en doute. Pour faire en sorte que le peu qui reste à la fin (de l’espoir, ou de l’ouverture, ou du possible) soit vraiment effectif. Il faut arriver à faire de toute cette perte et de cette recherche, quelque chose d’effectif. C’est pour ça que j’aime bien la fin de Jaurès où je dis « Voilà, ce n’est peut-être grande chose, ce n’est que des images, un film. Mais moi je peux vous dire que quelque chose a eu lieu, j’étais là et je l’ai vu ». C’est comme Georges Didi-Huberman qui à la fin de Orlando dit : « Oui, c’est pas grande chose peut-être. Mais on a fait un film et c’est jurisprudence ».

— Didi-Huberman, au fond, n’est que la dernière d’une série très riche de citations depuis les domaines artistiques les plus variés. De l’histoire des arts à celle de la pensée : les formes expressives passées sont très souvent un matériel de travail pour tes films...

— La citation est à l’origine de tous mes films : Jean-François Lyotard disait à propos de la condition post-moderne que quoi que tu dises, quoi que tu fasses, tu fais forcément une citation. Ce n’est pas faux : il y a une histoire de l’art, aujourd’hui, qui fait en sorte que ton moindre geste a déjà été fait par quelqu’un d’autre. Dans mon travail, cette démarche est une façon de m’armer contre un cinéma ou un art qui sont souvent des citations qui s’ignorent. C’est le pire. Je ne veux pas que cela parle à ma place, je ne veux pas être le transporteur de clichés sans le savoir. C’est le contraire : il s’agit d’en faire une force, cette espèce de redoublement de la perte. Faire de la perte une création. La façon la plus frontale sont les « exercices d’admiration » justement, où je prends de front l’idée que tout ce que je peux dire et faire est le rendu d’une expérience que j’aurais faite ailleurs dans la culture. L’exercice d’admiration signifie prendre cela comme principe de départ, en se réappropriant complètement une œuvre déjà existante. Voilà, l’exercice d’admiration est donc la forme exacerbée de quelque chose qui est dans tout mon travail, par ailleurs. Ce n’est pas toujours dans les mêmes termes, les règles du jeu changent à chaque fois (c’est le hasard qui fait les choses). La peinture de Caravage, le lieds de Schubert, le jansénisme : autant d’objets culturels préexistants que j’ai triturés comme ça… Je ne pense pas le cinéma comme une sphère indépendante de l’art : tout marche ensemble.

Même chose pour Voyage en Italie, cela me permet de faire une espèce d’archéologie de ces œuvres et de ces sensations qui m’ont formées comme artiste. Même si le remake (Viaggio in post-storia) est complètement dérisoire. Il est impossible physiquement : nous n’avons plus les mêmes moyens techniques, Naples n’est plus la même… C’était complètement absurde.

Grenoble, 24 mars 2016


  1. Gilles Deleuze, Cinéma2. L’image temps. Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 269-270.
  2. L’articulation entre le fonctionnement de la mémoire historique (selon un modèle messianique benjaminien) et la création cinématographique par le montage a été déployée par Giorgio Agamben (Le cinéma de Guy Debord, in Image et mémoire, Paris, Hoëbeke, 1998).
  3. Nous faisons ici référence aux termes du documentaire Vincent Dieutre, la chambre et le monde (2010) de Fleur Albert.
  4. Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009.
  5. Walter Benjamin, Œuvres III, Collection Folio essais, Gallimard, 2000.
  6. Nous nous référons à la définition donnée par Vincent Dieutre lui-même dans son texte Abécédaire pour un tiers-cinéma, in La Lettre du Cinéma, n. 21, hiver 2003.

Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 149, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0149, accès libre)