Entretien avec Gilles Perret
Michelle Gales, Claudie Jouandon
Ce numéro de La Revue Documentaires parle de la difficulté de faire des films sur cette question abstraite qu’est l’économie. Le documentaire traite souvent de sujets tels que celui des salariés au travail ou en lutte, des chômeurs, des gens participant aux expériences de vie innovantes, etc. Tous ces sujets de film ont pour toile de fond l’économie. Mais ce qui est difficile à représenter ce sont les aspects plus abstraits. Et c’est un pari bien tenu dans ton film Ma mondialisation, au sujet de l’évolution de la financiarisation dans l’industrie, et, en ce qui concerne l’histoire du régime social, dans Les Jours heureux. La droite semblait avoir réussi à faire passer les « acquis » comme des « privilèges », et à faire croire que la retraite, la santé et l’assurance chômage sont devenues un luxe qu’on « ne peut plus se payer ». Depuis un moment, il me semblait que nous avions besoin de films qui justement défendent le système de solidarité — la couverture en cas de maladie, le droit à la retraite, les indemnités de chômage — comme des choses dues 1. Ce qui est admirablement réussi dans Les Jours heureux, dans lequel on nous rappelle que c’est un système dont nous pouvons être fiers.
Comment te sont venues les idées de ces sujets dans tes films ? Qu’est-ce qui t’a donné l’envie de réaliser ces films ?
Gilles Perret : Quand je fais des films, c’est souvent parce que je connais des gens que j’ai envie de porter à l’écran. Il s’agit d’une envie de porter une histoire humaine, et si, à travers cette histoire humaine, on est capable d’expliquer les mécanismes plus globaux, tant mieux. Ma démarche n’est pas de dire, je vais traiter tel ou tel sujet et ensuite trouver les gens capables de m’en parler. Mais c’est quand je rencontre quelqu’un qui a une vie particulière dans un domaine qui, à mon avis, n’a pas été exploré, que je pense faire un film. Ma démarche fonctionne plutôt dans ce sens-là.
Tes sujets de films sont choisis à partir des gens que tu rencontres ?
Gilles Perret : Oui, et en faisant des films, je rencontre de nouvelles personnes et cela me donne envie de faire un autre film. En général, l’idée de mes films vient plutôt de ces rencontres.
Par contre, je ressens parfois des frustrations concernant des discussions sur l’industrie ou la finance. Certaines personnes que je côtoie me racontent des choses qu’elles ne peuvent pas dire devant une caméra. Dans le documentaire, il y a effectivement des sujets qui ne peuvent pas être abordés. Si les gens les dévoilent dans le film, ils pourraient être mis en cause, eux ou leur entreprise. Si on travaillait dans la fiction, ce serait plus facile à traiter, parce qu’on mettrait les mots dans la bouche des acteurs et ça passerait. Il y a plus de frustrations de cet ordre là que de sujets que j’aurais en tête et que j’aimerais faire.
Pourtant, je trouvais que la défense des acquis sociaux était si bien traitée dans Walter, retour en résistance et puis, à nouveau dans Les Jours heureux que j’avais imaginé que c’était le parti pris de départ de ces deux films.
Gilles Perret : Oui, bien sûr, ça n’empêche pas. Mais je veux dire qu’il y a toujours des êtres humains pour porter les idées, des gens qui me touchent… et des gens que je veux toucher. Ma base de réflexion, c’est un peu naïf, mais c’est de faire des films sans me positionner intellectuellement au-dessus des autres en disant : « Je vais vous expliquer ceci et cela, moi-qui-sais-tout… ». Parce que certains films, je les ressens ainsi.
Je me dis que je vais faire un film sur quelque chose qu’on m’a expliqué et qui peut paraître complexe mais que je vais essayer de rendre accessible. Et surtout j’aimerais que les gens qui habitent le même village que moi, en voyant le film, puissent se dire : « Tiens, c’est intéressant, j’ai appris quelque chose, et ce n’est pas en adéquation par rapport à ma vision politique du monde ». Et c’est ce qui se passe en général. J’habite le petit village où je suis né, et certaines personnes que je côtoie toute l’année ne partagent pas mes opinions politiques. Mais j’ai la chance que ces gens viennent voir mes films. Et du coup, ils sont touchés par l’aspect humain. Et puis par l’explication, par l’émotion et par l’humanité qui peuvent transpirer par moment dans le film, ils réfléchissent autrement que s’ils n’avaient pas vu le film. Ma démarche est plutôt celle-ci. Cela ne passe pas forcément par une réflexion intellectuelle, mais juste la volonté de rendre ces idées accessibles.
Effectivement, la transmission des idées passe par les personnes qui témoignent, mais des émotions se créent aussi à travers des lieux et des objets. En ce qui concerne les lieux, je pense au moment où tu reviens avec Walter dans les entrées des immeubles où il a posé les tracts de la Résistance. Ou concernant les objets, dans Les Jours heureux, en retrouvant les documents du CNR, qui auraient dû être détruits, mais que cette personne a gardés — malgré le danger — parce qu’elle s’est rendue compte qu’il s’agissait de documents qui auraient une importance historique.
Dans Ma mondialisation, le lieu structure parfois le récit. C’est assez surprenant qu’on puisse faire un travelling en voiture dans une zone industrielle où sont concentrées toutes les entreprises d’un même secteur très spécialisé de l’automobile. De ce fait, dans ce plan séquence, il est possible d’évoquer l’évolution des différentes entreprises depuis leur fondation familiale jusqu’à l’arrivée des sociétés d’actionnariat. Est-ce qu’en avançant d’un film à l’autre, tu ressens une évolution dans ta façon de procéder, dans ta méthode ?
Gilles Perret : Honnêtement, je ne me préoccupe pas de méthode. Tout simplement, j’essaie de faire des films qui parlent à hauteur d’homme et de rendre accessible l’économie. J’ai fait Ma mondialisation, parce que je connaissais ces hommes, les patrons qui parlent dans le film. C’est-à-dire que j’habite là où le film a été fait, et j’avais déjà entendu leurs discours. On m’avait déjà raconté quelques mécanismes à l’œuvre quand les sociétés changent de main. Et comme ce sont des choses qui ne se racontaient pas de cette façon dans les livres d’économie, ni dans les films, du moins pas dans les films que j’avais vus, cela me semblait plus intéressant que de rester sur des notions très vagues telles que la mondialisation, la globalisation, la financiarisation… Toutes ces notions nous paraissent extrêmement lointaines. Je voulais retourner à hauteur d’homme et expliquer que dans ces mécanismes là, il y a toujours des êtres humains qui mettent en place des systèmes, et que tout ça se passe au niveau de l’être humain. J’estime que quand on le voit sur ce plan humain, ça devient limpide et surtout ça touche des gens qui n’ouvriraient jamais un bouquin d’économie ni ne liraient un essai sur tel ou tel mécanisme financier.
Justement, un de tes buts est de pouvoir discuter avec les gens qui diraient a priori, « de toute façon, tu as des idées complètement utopistes, tu n’as pas les pieds sur terre, etc. » Ils vont voir le film, parce qu’ils te connaissent, ou parce qu’ils connaissent quelqu’un qui l’a vu et qui le recommande, mais est-ce possible d’aller plus loin et réussir à discuter des questions de fond ? Par exemple, l’expérience qu’a vécu Monsieur Bontaz en participant au film, lui a-t-elle changé sa vision des choses ?
En particulier, je pense à la séquence où tu t’échappes de l’usine Bontaz en Chine pour aller chez cet ouvrier afin de nous montrer comment il vit. Ainsi apprenons-nous que sa femme et son enfant ont dû retourner au village parce que le coût de la vie y est moins cher et que son salaire ne leur permet pas de vivre ensemble près de son lieu de travail. J’imagine que le fait qu’il soit séparé de sa famille a dû choquer profondément Monsieur Bontaz. Lui as-tu montré ces images tout de suite, ou lui as-tu raconté la situation de cet ouvrier avant qu’il ne voit cette séquence dans le film ?
Gilles Perret : Il a vu la situation dans le film fini. Et cela a eu pour conséquence une augmentation des salaires, parce qu’ils étaient vraiment bas. Mais lui est toujours dans un rapport paternaliste, persuadé de faire le bonheur des ouvriers en les payant un peu plus, même si le film lui a ouvert les yeux sur certaines choses. Mais ensuite, il s’est fait taper sur les doigts par ses copains patrons, parce qu’il cautionnait un peu trop ma vision des choses. Depuis il est revenu à l’idée que la mondialisation est un bienfait pour tout le monde.
Par contre, les gens dans notre région, et notamment dans la vallée, se sont bien emparés du film pour comprendre les mécanismes et pour avoir un regard plus affûté sur la question. Il a aussi été beaucoup utilisé dans les facs et les lycées comme outil pédagogique. Donc, le film a eu des conséquences, en tout cas dans notre région.
Est-ce qu’il y a eu des entreprises qui n’ont pas été vendues grâce à ce film ?
Gilles Perret : Oui, des gens se sont mobilisés dans de petites entreprises. Le film a été tourné en 2005, diffusé à la télévision et sorti en salles fin 2006, à une époque où on parlait beaucoup moins de ces fonds d’investissement. Donc, grâce au film, certains ont pu voir arriver le coup. Ils se sont mobilisés pour trouver d’autres repreneurs, soit des industriels, soit des petites sociétés pour se regrouper. Certains ont monté une sarl avec d’anciens cadres et employés pour reprendre l’entreprise. Il y a eu quand même de tels exemples. Effectivement, à l’arrivée de nouveaux fonds d’investissement, les gens sont devenus beaucoup plus méfiants qu’ils ne l’étaient auparavant, y compris dans les sociétés qui ne sont pas forcément les plus ciblées par les investisseurs.
Il y a aussi de soi-disant industriels qui reprennent les entreprises avec ces fameux montages financiers à leviers, les LBOs, en inscrivant le crédit sur le compte de l’entreprise achetée. Cela peut être un individu qui arrive en disant qu’il veut « sauver la boîte » mais défait il ne sauve rien du tout.
Gilles Perret : Oui, tout à fait, ce n’est pas limité aux fonds de pension. Mais pour revenir aux conséquences positives, Monsieur Bontaz, le père, avait vendu 50 % de sa société à un fonds d’investissement pour mettre de l’argent à l’abri. Il pensait avoir vendu aux moins voraces, c’est-à-dire qu’ils se contenteraient juste des 10 % ou 15 % par an, sans lui mettre des bâtons dans les roues. Sauf qu’au bout de quatre ans, quand à leur tour ceux-ci ont voulu revendre leur part, ils sont devenus aussi avides que les autres : ils ont fouillé dans les comptes, freiné les investissements, et serré les boulons partout, comme le film le raconte. Cela devenait infernal, comme dans toutes les autres entreprises achetées par ces fonds d’investissements, alors que Monsieur Bontaz prétendait qu’il n’était pas comme les autres. C’est probablement une des raisons pour lesquelles il a refait un tour de table et a racheté la totalité des parts. Je pense que s’il n’y avait pas eu ce film où Monsieur Bontaz est montré comme différent des autres, c’est moins sûr qu’il aurait racheté ses parts. Il ne faut pas croire qu’on a fait la révolution avec ce film, mais il y a eu des conséquences comme celles-ci qui sont quand même intéressantes.
Néanmoins, dans le film Ma mondialisation, les gens semblent être confrontés à des forces auxquelles ils ne se sentent pas capables de s’opposer. A la fin du film, la solution est de demander au gouvernement d’intervenir…
Gilles Perret : Oui, ce sont des libéraux et, comme d’habitude, quand ça va mal, ils en appellent à l’Etat…
Cependant, je crois qu’on est d’autant plus capable de s’opposer qu’on comprend mieux le mécanisme qui est à l’œuvre. Je ne dis pas que mes films ou que les films sont des outils imparables, qu’ils sont la solution à tout. Je pense que quand il y a des citoyens qui sont un peu éveillés sur les questions économiques comme sur les questions politiques, ça les rend plus actifs et capables de trouver des alternatives pour enrayer la machine.
De toute façon, toute l’histoire sociale française, ou européenne, ou mondiale, montre qu’on a réussi à faire évoluer le sort des êtres humains quand les gens se sont pris en charge tous ensembles, qu’ils se sont battus et que justement, ils ont pris le pouvoir politique pour imposer des règles qui s’appliquent à tout le monde.
De mon point de vue, ça passe par la politique qui impose les règles qu’il faut instaurer. A un moment donné, dans notre vie économique, ces règles ont été supprimées ou très assouplies. C’était au début des années 1980 que les dérégulations sont arrivées en nombre. De mon point de vue, il faudrait les remettre en place. Justement, il faut que le capitalisme soit contraint, comme il a été contraint pendant les Trente glorieuses, et c’est ce qui fait qu’on n’était pas dans un désordre semblable à celui qu’on connaît aujourd’hui.
Quand je dis qu’il y a un appel aux politiques, je n’attends pas un homme providentiel, mais des citoyens actifs, qui obligent les hommes politiques à reprendre la main et à mettre des règles là où on a décidé de tout supprimer et de tout libéraliser — toutes ces dérégulations des années 1980.
Mais aussi, comme prévient Christophe Ramaux dans son livre L’État social, il ne faut peut-être pas désigner d’une façon trop simpliste telle date comme le point de départ de telle avancée, ni telle autre comme moment définitif d’un recul. Il ne le dit pas dans le film Les Jours heureux, mais dans son livre, il insiste sur le fait que tous les progrès sociaux ne commencent pas à une date précise, qu’ils sont acquis par étapes et que leur perte aussi est la conséquence de plusieurs offensives dans la durée. Ces progrès prennent leur source loin dans le temps et c’est une longue histoire de pouvoir imposer des limites au capitalisme…
Gilles Perret : Bien sûr, tout cela ne vient pas de nulle part. C’est une longue histoire de réflexion philosophique, politique, mais l’histoire n’est pas terminée, on devrait encore arriver à mettre des règles pour reprendre la main sur la finance qui est — de mon point de vue — le mal principal qui ronge l’ensemble de la planète.
Cela me fait revenir à cette question sur les films que j’aimerais voir : je pense aux films sur les engagements et les pensées politiques des jeunes, ainsi que le regard qu’ils portent sur la société. Lors des séances scolaires que j’ai pu faire, je suis toujours surpris en bien quant à leur capacité d’analyser les films et les propos qu’ils peuvent entendre. C’est le contraire du discours qu’on nous sert régulièrement, qui prétend que les jeunes ne s’intéressent plus à rien. Faire des films sur ce sujet nous permettrait de réfléchir pour que les citoyens prennent conscience et envisagent des « jours heureux » comme le disaient les Résistants du Conseil National de la Résistance.
Donc le problème pour ceux qui font des films, c’est d’essayer de donner du courage aux gens, défaire réfléchir et sentir ce dont nous sommes capables défaire ?
Gilles Perret : Oui, pour revenir sur Les Jours heureux, et sur le Conseil National de la Résistance, je pense que c’est un bon exemple. A un moment donné, il y a des gens qui ne se sont pas laissés endormir. Ils ont pris les choses en main, dans la clandestinité, dans la violence et avec une autre prise de risque que ce qui nous pend au nez aujourd’hui. Ils étaient ultra minoritaires mais par contre, optimistes. Ils se sont dit : « Voilà, on est minoritaire mais quand on veut, on peut. Nous allons essayer de faire quelque chose ». Ils ont proposé des choses qui n’ont pas fait plaisir à tout le monde. Aujourd’hui, dans l’économie comme dans la politique, j’ai l’impression qu’on ne veut pas briser le consensus. Quand on veut faire plaisir à tout le monde, il y a un moment où ça ne marche plus. Et l’exemple du CNR, et des « Jours heureux », c’est cet exemple-là. Avec un peu de courage et un peu de volonté, on arrive à faire changer des choses, à remettre l’intérêt général devant les intérêts particuliers.
Gilles Perret a réalisé quatre films figurant dans la filmographie en fin de ce numéro : Ma mondialisation, Walter, retour en résistance, De mémoires d’ouvriers, et Les Jours heureux.
Propos recueillis en décembre 2013 par Michelle Gales et Claudie Jouandon.
- Aussi devons-nous défendre la couverture sociale en tant que partie intégrante du « salaire total », comme l’explique Bernard Friot, dans L’enjeu du salaire, Ed. La Dispute, 2012.
-
De mémoires d’ouvriers
2011 | 1h19
Réalisation : Gilles Perret
Production : La Vaka Films -
Les Jours heureux
2013 | 1h37
Réalisation : Gilles Perret
Production : La Vaka Films -
Ma Mondialisation
2006 | 1h26
Réalisation : Gilles Perret
Production : La Vaka Films -
Walter, retour en résistance
2009 | 1h23
Réalisation : Gilles Perret
Production : La Vaka Films
Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 129, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0129, accès libre)