Débat avec Eyal Sivan et David Benchetrit
Avant-propos
Eyal Sivan : Juste avant de commencer un mot sur la déprogrammation par Arte de Jenine Jenine. Il devait être vu demain soir dans le cadre d’une soirée thématique Dialogue Israël Palestine précédé d’un film israélien qui s’appelle My Terrorist. Les raisons invoquées sont les pressions qu’Arte a subi sur la programmation de ce film, et deuxièmement, et là l’argument est étrange et inquiétant : « À la suite de sentiments exaspérés entre communautés arabo-musulmanes et juives en France, on a décidé de vouloir apaiser les esprits en déprogrammant Jenine Jenine. » Je ne sais pas ce qu’on peut faire. Il y a des gens qui aiment le film qui circule beaucoup dans le milieu associatif en Europe et en Amérique du Nord. D’autres le trouve tendancieux, voire propagandiste. Quand il s’agit de la censure, on ne doit pas l’accepter. Je ne crois pas qu’il faut céder à des théories de conspiration ou imaginer un grand complot. Il faut garder l’esprit froid. Je crois qu’il démontre beaucoup plus la lâcheté de cette chaîne culturelle européenne à vocation de je ne sais pas très bien quoi, d’ailleurs. À partir de là, je crois qu’on peut demander à chaque spectateur dans la salle d’envoyer un petit mot au Président du Conseil de Direction d’Arte, il est connu, il s’appelle Bernard Henri-Lévy, et au Président de la chaîne qui s’appelle Jérôme Clément et de dire qu’on croyais, d’une certaine manière, que la lâcheté Pétainiste était révolue dans ce pays.
Harry Euvrard : Le film a subi un sort semblable au Festival de Fribourg en Suisse il y a deux semaines.
Janine Euvrard: Je maintiens que c’est grave, parce qu’on sait où commence la censure, mais on ne sait pas où ça s’arrête.
David Benchetrit : Il y a énormément de gens qui ont peur de la vie ici et là-bas. Et un de leurs moyens c’est la censure. C’est un des messages d’On tire et on pleure. Nous les cinéastes israéliens et palestiniens, on continuera à se battre, à filmer, à écrire cette histoire, et à essayer de la passer. Passer ce message partout.
On tire et on pleure a été fait il y a un peu plus de deux ans avec une soirée Théma d’Arte, sur la désobéissance. On le passait avec un film sur l’Algérie.
C’est un film fait avant la seconde Intifada. Depuis deux ans, il y a de nouveau sept cents objecteurs de conscience en Israël. C’est quelque chose qui change. Il s’agit d’une des vraies voix morales en Israël. On prépare une version israélienne pour le montrer aux Israéliens, qui va tenir compte de tous ces changements et qui va être beaucoup plus longue. Merci d’être venus.
Projection
IP1 : Qu’est-ce que vous pensez de la validité des théories du Professeur Leibowitz après l’échec du processus de paix ?
ES: Je ne sais pas de quel processus de paix vous parlez. Il a bien vu que la paix n’était pas d’actualité. Il y a une première exigence qui est l’évacuation des territoires occupes, après peut-être on peut parler de paix. Je pense qu’un des avantages de Leibowitz c’est justement qu’il ne fait pas de théories. Leibowitz sur d’autres sujets a fait des théories. Là il fait des constats et on peut considérer que malheureusement tous les constats de Leibowitz sont valables, à partir du premier constat sur les territoires occupés, à travers sa lettre publiée en septembre 1967, intitulée Nous ne voulons pas devenir un peuple d’assassins, libérons Israël des territoires occupés. C’était une lettre envoyée au journal Ha’aretz qui a été une des seules voix qui portait une dénonciation de ce qui a été appelé après 1967 la reconstruction du troisième royaume d’Israël. Je pense, par tendresse et par amour pour cet homme, qu’il est décédé au bon moment. Ce qui s’est passé ensuite lui aurait fait beaucoup de mal, mais en même temps, c’était prévisible. Il a prévu l’effet de cette occupation. Je ne vais pas utiliser le mot « prophétie ». Je suis en train de travailler sur les textes de nos conversations qui se sont déroulées sur plusieurs mois, et j’ai redécouvert une phrase qu’il a dite comme ça, au mois de janvier 91 : « Si un jour il y a un gouvernement israélien qui propose la paix aux Palestiniens, le partage entre les deux peuples, son premier ministre sera assassiné par un juif. » Il l’a dit en janvier 1991.
IP2 : On cite beaucoup Leibowitz à propos de son opposition à la colonisation après 67. Quelle était sa position sur l’établissement de l’État d’Israël en 48 et pourquoi on n’a pas son avis sur cette période-là ?
ES : Aussi bizarre ou paradoxal que cela puisse paraître, Leibowitz était sioniste. Il estimait que le sionisme avait fini son rôle le 15 mai 1948, le jour de la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël. Il ne considérait pas le sionisme comme une pensée d’État ou comme un mode d’emploi pour la gestion de l’État. Quand il est arrivé en 1936, il était sioniste et il ne voyait pas Israël comme une entreprise coloniale. Il y a tout un débat dans la version complète du film où Vidal Naquet lui pose la question, et il dit que le rattachement d’un peuple à la terre, la conscience que révèle le rapport d’un peuple à la terre relève d’autre chose que l’intérêt immédiat. Les positions de Leibowitz entre 1948 et 1967 se cristallisaient autour de la question de la séparation de l’État et de la religion. Il prônait une séparation franche entre le judaïsme d’un côté et toute forme de gestion de la religion, et la structure de l’État de l’autre. C’est une manière paradoxale et intéressante de réfléchir sur l’État d’Israël.
Mais pour résumer, Leibowitz étant sioniste, il réfutait l’idée d’une injustice dans la fondation même de l’État d’Israël.
IP3 : Après le massacre de Kafr Kassem, il y a eu une loi qui non seulement permettait mais demandait aux soldats Israéliens de refuser de faire ce qu’ils estimaient contre leur conscience.
DB : C’est une question complexe. Il n’y a pas vraiment de loi qui dit cela. Il y a cette idée, qui fait partie de l’idéologie de l’armée, que lorsque quelque chose d’immoral est demandé, un soldat doit refuser. Ca n’a jamais été appliqué. Au moment de la Guerre au Liban, il y a eu des officiers qui ont refusé d’obéir à certains ordres précis, mais la nouvelle objection des deux dernières années est beaucoup plus radicale. Énormément de jeunes refusent de servir dans l’armée. Dans On tire et on pleure, on parle de réservistes qui ont déjà fait l’armée, et du coup qui sont contre la guerre, qui ont eu le temps de faire leur réflexion, et ils refusent de continuer à servir. Avec la nouvelle génération, on est face à quelque chose de très différent.
IP4 : Ceux qui se trouvent en prison, c’est sur quelle base ?
DB: Refus. Désobéissance.
ES: A partir de 1956, il y a dans l’idéologie de l’armée l’idée paradoxale que le soldat a le devoir de désobéir quand il considère qu’il a reçu un ordre sur lequel flotte « un drapeau noir ». L’interprétation juridique est claire, il s’agit d’un ordre illégal. Sauf que par ailleurs l’occupation militaire est considérée comme légale. Toute désobéissance, toute idée de refuser de servir dans les territoires occupés est une désobéissance pure et simple à un ordre puisque l’occupation militaire est légale. Et c’est ça le cas des soldats qui passent devant les tribunaux qui ne sont pas des cours martiales. Jusqu’à maintenant tout s’est déroulé devant un tribunal militaire où un officier dit : « Je vous donne l’ordre, vous refusez l’ordre, tout refus de l’ordre, c’est vingt-huit jours de prison, renouvelable. » Maintenant il y a tout un groupe de jeunes qui demandent à passer devant, non pas une cour martiale mais une cour d’État, pour tenter de faire déclarer l’occupation militaire des territoires occupés illégale. C’est un mouvement avec quelques cas. Sauf que devant un tribunal normal on risque trois ans de prison pour désobéissance et non pas vingt-huit jours.
DB : Ils ont fait appel à la Cour Suprême pour reconnaître leur droit à être jugé dans ces tribunaux, et la Cour Suprême a rejeté leur demande. Il faut dire que certains sont à 200 ou 300 jours de prison, parce qu’on les fait sortir, ré-entrer, ce qui n’existait pas pendant la guerre de Liban. L’armée actuellement veut faire face à ce mouvement de contestation et en prend les moyens.
Depuis la nouvelle intifada, il y a 600-700 signataires du refus. C’est énorme, quand on pense que pendant toute la guerre d’Algérie, il n’y a eu que 400 soldats et officiers français déserteurs. Dans un si petit pays, 6 millions d’habitants, ces voix étaient beaucoup plus écoutées, il y a un an. Dans la presse, maintenant c’est le silence total.
IP5 : Vous avez dit qu’il y aurait une version du film pour le public israélien. Quelles vont être les différences avec ce qu’on vient de voir ?
DB : Lorsque j’ai sorti ce film, on était juste à la fin du retrait de l’armée israélienne du Liban. Donc je veux l’actualiser sur ce qui s’est passé ces dernières années. J’ai un accord avec une des chaînes de télévision israéliennes pour diffuser le film, si j’enlève une des dernières phrases énoncées par une des personnes interviewées là qui accuse Ariel Sharon et le chef d’état-major de l’époque d’être des criminels de guerre. Ils ont énormément peur qu’Ariel Sharon entame une procédure juridique. Il y a ces pressions qui existent. On a dû voir pas mal d’avocats connus sur place et ils ont dit qu’il risque d’y avoir un procès en diffamation contre la chaîne et contre moi personnellement.
En ce moment, je ne sais pas si vous le savez, un procès va commencer intenté par des soldats et officiers israéliens contre Mohammed Bacri, le réalisateur de Jenine, Jenine. Ils demandent plus d’un million d’euros au réalisateur comme compensation par rapport à des « mensonges » qu’ils disent exister dans le film. Ils utilisent les procès économiques comme moyen de censure.
ES : Mais en même temps, c’est intéressant. Ils accusent Mohammed Васті d’avoir dit que les unités qui ont combattu à Jénine sont des criminels de guerre. Ils demandent un million d’euros. Ils sont quatre. Ca veut dire que T’honneur d’un soldat israélien vaut deux cent cinquante mille euros grosso modo. Si on peut acheter l’honneur d’un soldat israélien, cela devient une question de rapport de force économique. Et on voit jusqu’où est tombée la morale militaire en Israël.
Pétition
Quelque temps après le retour de David Benchetrit en Israël, La Revue Documentaires a reçu la pétition suivante:
Le pouvoir israélien veut-il faire taire ses citoyens les plus libres, jusque-là, dans la région du Proche-Orient ? Faut-il voir dans l’agression du cinéaste David Benchetrit par des agents de sécurité du Ministère de la Défense israélien en avril le signe d’une grave détérioration de la démocratie dans ce pays ? Comme si la répression menée par le gouvernement du général Ariel Sharon contre les Palestiniens finissait par se retourner contre les Israéliens…
Nous sommes très inquiets et tenons à rappeler les faits : David Benchetrit, réalisateur israélien, est l’auteur de nombreux documentaires remarqués et primés dans le monde entier, autant pour ses qualités cinématographiques, son approche intimiste et profondément humaine, que pour son regard critique sur l’évolution de la société israélienne et le conflit israélo-palestinien. Il a toujours défendu les droits de l’Homme et en particulier ceux des Palestiniens. Il fut parmi les premiers objecteurs de conscience, refusant de servir pendant la guerre du Kippour en 1973. Après Le Voile et l’Exil, Samir, On tire et on pleure et récemment Le vent de Kadim, il était en train de terminer un film sur l’évolution de la guerre et les problèmes de conscience d’un certain nombre de soldats israéliens au cours de ces trois dernières années, en remontant à la guerre du Liban et à la première Intifada.
Il avait donc rendez-vous, à Tel-Aviv, le mercredi 21 avril 2004, avec la porte-parole du Ministère de la Défense, Mme Ruth Yaron. Alors qu’il s’approche de l’entrée du ministère, rue Kaplan, il est interpellé par un agent de sécurité auquel il précise son rendez-vous avec Mme Yaron ainsi que son métier de cinéaste et journaliste israélien. L’agent demande à voir sa carte d’identité et tandis que Benchetrit cherche ses papiers, trois autres agents se précipitent sur lui, le menottent, le jettent à terre, les quatre hommes le frappent à coups de crosse et de pieds bien qu’il ne cesse de leur demander d’appeler le bureau de la porte-parole et de rappeler qui il est.
David Benchetrit est si grièvement blessé qu’il doit être transporté en ambulance à l’hôpital, avec une jambe fracassée et une grave commotion cérébrale. Il subit une opération de plus de quatre heures à l’issue de laquelle les médecins ne peuvent se prononcer sur son évolution future…
Nous, signataires, exprimons notre plus vive indignation face à ces brutalités inadmissibles. David Benchetrit a naturellement porté plainte et retenu les services d’un avocat; le procès ne pourra toutefois commencer que lorsque l’enquête policière en cours, semble-t-il, sera terminée. Nous continuerons bien entendu, à exercer toute la vigilance possible pour assurer que les coupables soient appréhendés, puis condamnés et que David Benchetrit bénéficie de l’indemnisation nécessitée pas son état. Et, au-delà, nous assurons de notre solidarité tous les Israéliens, juifs et arabes, engagés avec courage dans la lutte pour une paix juste et pour la défense des droits et libertés.
Premières Signatures
Janine Euvrard (critique) ; Serge Le Péron (cinéaste); Anne et Gérard Vaugeois (cinéma Les Trois Luxembourg); Jean-Charles Canu (attaché de presse) ; Dominique Dubosc (cinéaste); Véronique Godard; Eyal Sivan (cinéaste) Israël ; Jean Louis Comolli (cinéaste) France; Anne Ségal France ; Abraham Ségal (cinéaste) France; Michel Euvrard (critique) Canada; Harry Halbreich (musicologue) Belgique; Robert Guédigian (cinéaste) France ; Ariane Ascaride (comédienne) France ; Samir Abdallah (cinéaste) France ; Claire Simon (cinéaste) France ; Eva Roelens (festival israël/Palestine : que peut le cinéma ?) France; José Maria Riba (festival de San Sébastian) France ; Claude Weisz (cinéaste) France ; Kenizé Mourad (écrivain) France ; Néjib Ayed (producteur) Tunisie; Ali Souissi (musicien) Maroc ; Hassan Souissi (musicien) Maroc ; Younar Megri (acteur/musicien) Maroc ; Zakaine Asifi (acteur) Maroc ; Jean-Pierre Lledo (cinéaste) Algérie; Jean-Pierre Briffant (Unifrance) France ; Noureddine Kachti (critique cinéma) Maroc ; Amer Alwan (cinéaste) Irak ; Euzhan Palcy (cinéaste) Française des Antilles ; Abdelkader Lagtaa (cinéaste) ; Chraibi Saâd (cinéaste) Maroc; Farid Zahi (écrivain) ; Sayed Said (cinéaste) Égypte; Thierry Tripod (cinéaste) France ; Dyvia Babecoff Tripod (productrice) France ; Christiane Lafarge (plasticienne) France; Nurith Aviv (cinéaste) Israël ; Suzette Glenadel (Déléguée générale Cinéma du réel) France; Luce Vigo (présidente du prix Jean Vigo) France; Emile Breton (critique de cinéma) France; Gerard Lenne (président syndicat français de la critique de cinéma SFCC) France ; Farouk Mansouri (informaticien) Algérie ; Farokh Choubak (cinéaste) Iran; Khaled Ghorbal (réalisateur) Tunisie; Jean-Christophe Victor (réalisateur) France ; Monique Laroze (festival du Réel) France ; Frank Eshkenazi (producteur) France ; Jean Rabinivici (critique de cinéma) France; Nadia Meflah (critique de cinéma) France; Jean-Jacques Mrejen (directeur photo) France ; Axelle Fontenay (comédienne) France; Pedro Da Nobrega (journaliste) France ; Jacques Hubinet (producteur) France; Nabile Pares (écrivain) Algérie ; Samira Negrouche (poétesse) Algérie ; Zineb Laouedi (poétesse) Algérie ; Laredi Ouassini (écrivain) Algérie; Ali Silem (artiste peintre) Algérie ; Dalila Morsly (universitaire) Algérie; Malika Zouba (journaliste) Algérie ; Naouel Lledo (ingénieure) Algérie ; Farouk Mansouri (informaticien) Algérie ; Hadj Khllil (économiste) Algérie ; Omar Belkacemi Algérie; Yves Clot (professeur de psychologie du travail) France; Mathias Berhnart (architecte) France ; Chantal Steinberg (responsable des formations Ardèche Images, Lussas) France ; Khakil Damoun (citique) Maroc ; Mokhtar Aïtomar (critique) Maroc ; Ahmed El Ftouh (critique) ; Mohammed Bastaouit (comédien) ; Muhamed Khyyil (comédient) ; Driss Chouika (cinéaste) ; Khodja Liazid (cinéaste) Algérie ; Raiss Abdellodrif (technicien de cinéma) ; Latifa Toujani (artiste peintre, muséologue) ; Jawah Eddine Dklissi (metteur en scène) ; Patricia Kaiser (directrice cinémathèque de Caracasse) Venezuela ; Serge Lledo (producteur) Algérie; Renée Koch Piettre (Maître de conférences, Ecole Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses) Paris ; Myrian Rosen (journaliste) États-Unis; Clarisse Herrenschmidt (CNRS) France ; Bernard Giusti (écrivain, poète) ; Alexis Grivas/Ilse Acevedo (International Programme coordination, International Thessaloniki Film Festival) Athènes, Grèce; Mohamed Oussama (cinéaste) Syrie; Omar Amiralay (cinéaste) Syrie ; Joyce Blau (orientaliste) France; Sonia Dayan (sociologue) France ; Paul Kessler (physicien) France ; Lydie Koch-Miramond (physicien) France ; Joseph Parisi (physicien) France, etc.
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Itgaber – Le Triomphe sur soi
1993 | France | 1h38 | Vidéo
Réalisation : Eyal Sivan -
Jénine, Jénine
2002 | Palestine | 54’
Réalisation : Mohammad Bakri
Production : Leandro Pantanella -
My Terrorist
2002 | Israel | 58’
Réalisation : Yulie Cohen Gerstel -
On tire et on pleure
2000 | Israël, France | 54’ | Vidéo
Réalisation : David Benchetrit
Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 88, Juin 2005)