Pluriel

Sylvie Thouard

La plupart des membres actuels de La Revue Documentaires n’auront connu Pierre Baudry que malade du cœur. Ses activités de cinéaste théoricien enseignant a jamais limitées, Pierre avait accepté en 1993 d’en diriger la publication. Il continua d’écrire des fictions incongrues, de lire et relire des ouvrages de psychanalyse, des philosophes, des poètes, de regarder des séries télévisées et des films. Il semble que le documentaire l’intéressait non pour ce réel brut obscur dont se revendiquent les timides politiques, mais pour l’engagement, l’appel à l’imaginaire, les échappées au formatage et donc les recherches qu’ aujourd’hui encore il autorise.

Après tant de réunions chez Pierre, de conversations téléphoniques ou en tête a tête au cours desquelles il suggérait un terme (« réel admet quantité d’antonymes : fictif, fictionnel, imaginaire, virtuel, illusoire, mensonger… La notion est très obscure et équivoque, mais chacun l’évoque sous le régime de l’évidence comme si, entre nous, cela allait de soi »), débattait d’un film ou de nos affaires personnelles, décortiquait avec humour et engagement une politique (nous manqueront ses commentaires sur l’effervescence actuelle du débat sur la Constitution européenne), conseillait un livre ou une émission de télévision négligée des critiques (sa lecture de Stargate comme fiction post guerre du Golfe), nous en venions a oublier que son cœur généreux un jour s’arrêterait. Pourtant il en donnait quelques rappels discrets: un voyage en Italie qu’il n’osait plus faire, une visite médicale redoutée, l’ effort qu’avait représenté sa performance a la mairie du 12e pour y soutenir les Ateliers de Programmation Documentaires de la revue (devant les élus il se souvint avec componction qu’il avait voté là pour la première fois et joua à la perfection un rôle de critique respecté, qu’il ne tint jamais devant nous). Ces dernières années Pierre semblait vivre au présent, d’une lecture, d’une contemplation solitaire (il écrivait des carnets et me lut plusieurs pages sur les lents déplacements d’une araignée dans sa maison de campagne), d’une conversation amicale. Son écoute était telle que nous ne réalisâmes qu’à sa mort le pluriel de ses vies, vaguement évoquées et toujours au gré de l’une de nos demandes.

Qui eut l’initiative de mettre un s à documentaire dans le titre de la revue ? Ce qui compte ici est de rappeler que Pierre qui la dirigea plus de dix ans se refusait à hiérarchiser septième art et arts mineurs, culture savante et populaire, co-réalisa un film sur les vampires et Pratique et Méthode du film documentaire, travailla avec Theo Angelopoulos et avec les Ateliers Varan jusqu’en Laponie, s’intéressait à la science-fiction et à la science, et, devenu téléphage certes par nécessité mais aussi par goût, enregistra presque tous les films de Godard, les Star Trek et autres séries américaines bien avant que celles-ci ne deviennent des objets d’étude respectables. En bref, le puzzle de sa vie nous rappelle que les documentaires se nourrissent de pratiques et d’esthétiques diverses, plurielles.

Une note à son introduction du numéro Images des Sciences le suggérait discrètement, en bas de page : « La période à mon goût la plus stimulante de la science-fiction aura été celle ou les auteurs ne se bornaient pas à déployer un jargon scientifique pour justifier, par exemple, qu’on aille plus vite que la lumière (cher hyperespace !), mais où ils évoquaient des sciences qui n’ existent pas — le nexialisme d’Alfred Van Vogt (La faune de l’espace), la psychohistoire d’Isaac Asimov (Fondation). Un temps de la littérature populaire où l’on était très près de la philosophie ».

Pierre refusait d’opposer imaginaire et science, aimait la poésie. À son enterrement nous lûmes Baudelaire, Mallarmé, et Chateaubriand qu’en mécréant convaincu il avait édité pour célébrer un ami disparu.

Cher Pierre, la liberté que tu pris face à un grand texte et à la réalité d’une mort pourrait animer aujourd’hui bien des documentaristes. Voici donc, en hommage, le fragment du poème de Chateaubriand que tu osas modifier et recadrer pour tes amis :

« Si le ciel n’a pas prononcé son dernier arrêt ;
si un avenir doit être, un avenir puissant et libre,
cet avenir est loin encore, loin au-delà de l’horizon visible ;
on n’y pourra parvenir qu’à l’aide de cette espérance
dont les ailes croissent à mesure que tout semble la trahir,
espérance plus longue que le temps et plus forte que le malheur.

Je vois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil.
Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ;
après quoi je descendrai hardiment dans l’éternité. »


Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 168, Juin 2005)