Adieu la vie, Adieu l’amour…

Les mutineries de 1917 au Chemin des Dames

Gérard Raynal

Recherche d’une méthode

C’est au cours du film Les Sillons du feu réalisé pour « Les dossiers de l’Histoire » de France 3 qu’est née l’idée de travailler sur un sujet demeuré tabou : les mutineries de la Grande Guerre.

Les Sillons du feu répondaient à la nécessité de raconter le divorce entre les combattants du front et les tendances bellicistes des gens de l’arrière qui ignoraient à peu près tout des souffrances physiques et mentales endurées dans les tranchées.

Derrière l’écran de fumée d’une réalité du front sans images et les comptes rendus truqués des communiqués de guerre publiés dans une presse soumise à la censure, les écrivains combattants — français et étrangers — comme Henri Barbusse, Léon Werth, Wilfred Owen, Siegfried Sassoon et bien d’autres ont cherché à dire l’indicible, à témoigner de l’horreur et des absurdités du commandement dans un conflit qui semblait ne plus avoir de fin après dix-huit mois de guerre.

Les « war poets » anglais, marqués par l’écriture réaliste de l’ouvrage d’Henri Barbusse, Le Feu, dénonçaient à leur tour le mépris affiché des généraux pour les milliers de soldats sacrifiés inutilement et posaient la question des véritables buts de guerre après les hécatombes de juillet 1916 dans la Somme.

Les mots des écrivains-combattants correspondaient à la nécessité de faire entendre la voix des sans-grades, ces « soldats-citoyens » sacrifiés sans compter dans des plans d’attaques voués à l’échec.

L’écriture des récits et des témoignages vécus en première ligne n’apparut plus intéressante que les discours historiques convenus sur les stratégies des états-majors dans lesquels la vie du combattant est trop souvent réduite à quelques clichés agrémentés de complaisances populistes.

Pour certains écrivains du feu, le front (le no man’s land) était devenu le lieu des illusions perdues, du désespoir et de la révolte. Pour d’autres, il était source de création poétique et littéraire mais aussi l’endroit de la réflexion historique et politique d’une civilisation qui avait engendré un tel cataclysme. Erich Maria Remarque, combattant allemand, s’interrogeait sur l’avenir de l’humanité après une telle saignée.

(De fait, la Grande Guerre allait devenir la matrice des totalitarismes à venir.)

En restant au plus près des textes, je me suis aperçu que la force des mots et leur pouvoir d’évocation dépassaient les images — vues et revues — des archives cinématographiques au service de la propagande de guerre, fabriquées le plus souvent par des simulations d’attaques ou des répétitions d’artillerie. C’est là, à mon avis, tout le problème de l’écriture du documentaire sur la Première Guerre mondiale posé par une question qui en appelle d’autres : quel est le sens des archives de 14-18 ?

Comment faire acte de mémoire avec des images trompeuses, mensongères ? En septembre 1998, l’anglais Jerome Kuehl, spécialiste des films d’archives, dénonçait une dérive de l’exploitation commerciale de l’archive lors d’une conférence relatée par le Sunday Times : « … Il y a de plus en plus d’images qui mentent. Les téléspectateurs sont induits en erreur. Soit parce que le producteur dit ne pas avoir les moyens de faire des recherches, soit parce qu’il pense que la chose n’a pas d’importance. »

Comment éviter de leur faire porter, tel un bât, le commentaire des batailles et l’entassement des pertes sans glisser dans le sens qu’elles produisent : la glorification du combat nationaliste ?

Autre question : le pouvoir de séduction des images de guerre sur la narration. Quel type de langage induisent-elles à notre insu ?

À l’évidence, celui de la comparaison des rapports de force en présence : les plans stratégiques des états-majors, la description des armes de destruction (canons, chars, avions et fantassins — considérés dans cette guerre comme des munitions… des munitions humaines !).

Céder au pouvoir de ces images comporte le risque de parler le langage des états-majors et des généraux de l’époque, un langage réduit à la manipulation des grands ensembles sur des cartes lisses à l’arrière du front. Pour le haut-commandement, le soldat en tant qu’homme n’existait pas. Il n’avait qu’un seul devoir : obéir. Il était voué au sacrifice. On oubliera même qu’il a une pensée et qu’il est un « citoyen de la République » revendication de l’égalité, face à l’impôt de sang dans la hiérarchie combattante, alimentera les débats des Comités Secrets de la Chambre des députés pendant les mutineries.

Avec Les Sillons du feu, je me suis écarté du langage militaire pour parler de la guerre en rejetant les images manipulées, grâce à des sélections sévères. J’ai préféré leur substituer les traces encore visibles des champs de bataille de la Somme et de l’Aisne pour recomposer les histoires vécues sur le no man’s land (lieu de corrosion des peuples) que les civils ignoraient, intoxiqués par la propagande de guerre et la haine de l’ennemi héréditaire. Encore fallait-il que ces traces soient photographiées dans des lumières et des atmosphères en accord avec les récits. Au passage, les écrivains-combattants connaissaient mieux le terrain que bien des généraux — voir Blaise Cendrars et Guillaume Apollinaire.

Erreurs fatales du commandement français dans le massacre du Chemin des Dames (270 000 morts, blessés ou disparus en trois semaines) « Craonne, c’était Verdun en pire » devait écrire Albert Londres dans ses reportages de l’époque.

La folie meurtrière due à l’incapacité des Généraux et en particulier à celle du Général Robert Nivelle, auteur du plan d’attaque, allait semer la révolte dans les rangs de l’armée française. En mai 1917, 40 000 hommes refusèrent de remonter au front.

Avec les poètes et les écrivains du feu, je venais de découvrir qu’il était possible d’interroger et de montrer l’Histoire avec les outils du cinéma documentaire, bref, d’écrire les images d’un film où la forme est aussi le fond. C’est avec cette idée-là que j’ai commencé à travailler sur les mutineries de 1917.

Comment « soulever le couvercle » posé sur l’événement des mutineries du Chemin des Dames, devenu un « trou de mémoire nationale » ?

En 1996, dès les premiers repérages et le lancement des recherches, j’ai pu constater la chape de plomb qui pesait sur les mutineries.

On préférait parler de la « percée » ratée du Général Nivelle le 16 avril 1917 au Chemin des Dames et expliquer les erreurs de stratégie dans cette affaire. On pouvait — au passage — évoquer la crise du commandement de l’armée française et des responsabilités partagées avec le pouvoir civil de l’époque dans le massacre des troupes françaises. On pouvait bien sûr signaler des mutineries vite réprimées et dire qu’au final, l’armée française s’était ressaisie sous la poigne du Général Pétain. Avec la victoire en ligne de mire quelques mois plus tard, l’histoire était bouclée… 1918-1998, fin du programme. L’affaire des mutineries pouvait continuer à dormir dans ses cartons.

Alors que l’histoire moderne s’accorde à reconnaître que le 20e siècle commence en 1917, ne pas chercher à éclairer un sujet tabou depuis tant d’années me paraissait inconcevable. Faisait-il partie de ces dossiers classés « Mémoire interdite » ? Et pourquoi ?

Pour lever le voile sur cet événement qui survient au moment où tous les peuples en guerre vont perdre tout contrôle sur leur propre histoire, il me fallait consulter les archives militaires de la République en guerre où étaient consignées tous les documents de la justice militaire contenant les dossier des mutins qui avaient été « condamnés à mort pour l’exemple » Conscient de m’exposer à de longues démarches administratives, j’ai tenté d’entrer en contact avec les Archives de l’Armée de Terre et le Ministère de la Défense au début de l’année 1996. Les courriers sont demeurés sans réponse et je me suis heurté à un silence de plus d’un an.

Entre-temps, j’avais arpenté le Chemin des Dames en compagnie du père René Courtois qui avait mené un travail historique de premier plan sur le site. Avec lui, le lieu unique des mutineries m’était apparu clairement. Situé entre Soissons et Craonne dans l’Aisne, ce long dos d’âne de trente kilomètres s’arrête en surplomb de la plaine de Reims. Or, la grande majorité des gens continue de le situer à Verdun (mythe symbolique d’une victoire française qui n’en fut pourtant pas une).

Il faut dire que le Chemin des Dames après l’Armistice de 1918 était considéré comme le « chemin de la honte ». À ce titre, il fallait taire son nom et mettre un couvercle sur une horreur dont il ne fallait plus parler.

Par ses caractéristiques historiques et géographiques, il est devenu le socle du récit, point d’ancrage des images à inventer. Mais pour faire revivre les événements, il me fallait obtenir l’accès aux dossiers de la justice militaire tenus au secret. Tout l’enjeu de la réalisation reposait sur la révélation de cette mémoire.

Pour le reste, pas d’archives cinématographiques sur les révoltés et les grévistes de la guerre du Chemin des Dames. Pas d’images des tribunaux militaires, ni des pelotons d’exécution. Rien.

Depuis l’Armistice de 1918, cette mise au secret avait contribué à alimenter les affabulations les plus diverses sur les mutineries selon les camps politiques dans lesquels on se trouvait.

En 1958, l’interdiction du film Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick le rendait invisible jusqu’en 1975, soit dix-sept ans plus tard. Prétexte ? Ne pas donner une mauvaise image de l’autorité militaire française en pleine guerre d’Algérie.

Les archives de la justice militaire demeuraient donc les seules pièces historiques pouvant raconter les faits à l’aide des témoignages écrits des conseils de guerre, des commissions du contrôle postal et des rapports du service de renseignement des armées.

Soixante-deux ans après les faits, en 1979, la loi sur la consultation des archives (toujours en vigueur) avait fixé à cent ans le caractère secret des documents traitant de comparutions devant les conseils de guerre. Les archives sur les « fusillés pour l’exemple » du Chemin des Dames étaient donc soumises à cette loi. Elles ne seront rendues publiques qu’en 2017.

Fin 1997, six mois après la dissolution de la Chambre des députés, le projet du film, présenté à plusieurs chaînes, fut accueilli et soutenu par l’unité de programmes thématiques de Sylvie Jézéquel à la Sept-Arte.

Dans le même temps, la Direction des Services des Archives de l’Armée de Terre voyait l’arrivée d’une nouvelle équipe de direction. C’est ainsi que j’ai pu renouer des contacts et bénéficier d’une dérogation exceptionnelle pour consulter dans un premier temps les archives qui n’étaient plus soumises à la Loi de soixante ans (documents sensibles concernant la sûreté de l’État) puis, cinq mois plus tard, consulter enfin les pièces des conseils de guerre et donc de la justice militaire, soumises à celle des cent ans.

Tout un univers historique s’ouvrait à moi. Pièce après pièce, j’ai pu reconstituer le puzzle des événements en inscrivant l’éclatement des mutineries dans le contexte international du conflit (Révolution russe, entrée en guerre des États-Unis, Révolution spartakiste en Allemagne et montée de l’Internationale prolétarienne et du pacifisme en Europe).

À travers la lecture des lettres interceptées par les services du contrôle postal des armées, les hommes du front étaient traversés par l’espoir d’en finir au plus vite et exprimaient leur révolte. Une façon de les repérer comme agitateurs ou défaitistes et de les mettre à l’écart.

Les mutineries furent avant tout un cri de dignité humaine de la part de milliers d’hommes qui ne voulaient plus donner leur vie pour des offensives mal préparées par des généraux qui les méprisaient. Elles furent aussi la révolte des soldats-citoyens sous les drapeaux. À ce titre, les mutins entendaient faire valoir leurs droits.

Le plus frappant dans les réactions vis-à-vis des mutineries, c’est l’attitude du haut commandement militaire à travers les correspondances secrètes adressées par les Généraux des différents corps d’armées.

Il n’y a rien qui révèle autant dans leur réaction l’abîme qui les séparait de la condition réelle — quotidienne —des combattants dans l’enfer du front. Au lieu de remettre en cause leurs comportements — l’éclatement des mutineries faisaient suite à l’un des plus grands massacres de la guerre qui venait de se dérouler au Chemin des Dames — ils accusent une agitation prétendument souterraine menée par des syndicalistes, des socialistes, des anarchistes de l’arrière, et par la mauvaise influence des soldats russes intégrés dans les corps de l’armée française. Pétain dans ses comptes rendus secrets parle de « virus » et d’unités gangrenées qu’il faut écarter.

Les pièces des conseils de guerre et des tribunaux militaires en témoignent, les procès furent très vite expédiés, et les condamnations immédiates. Ces documents nous révèlent clairement l’urgence de faire des « exemples » pour endiguer le flot des mutineries qui se passaient à cent kilomètres de Paris.

Parmi tous les régiments mutinés, j’ai eu accès aux archives concernant le 18e régiment d’infanterie, parmi lesquels cinq soldats furent condamnés au poteau d’exécution.

Selon les accords passés avec les Archives soumises à la loi des cent ans, j’ai pu filmer les pièces avec l’obligation d’occulter tous les noms à la diffusion du film.

Ces dossiers m’ont permis d’être au plus proche des condamnés et de révéler leurs portraits dans la réalisation, au cours de laquelle le travail d’écriture a été remis constamment en question.

Sans ces documents, jamais je n’aurais pu montrer le fossé (mental, social et culturel) qui séparait les hommes des tranchées du commandement.

Derrière toute cette affaire se profilaient déjà des lignes de fracture qui ne manquèrent pas d’éclater dans les années trente avec l’antiparlementarisme de l’extrême droite jusqu’aux guerres coloniales, y compris la guerre d’Algérie.

La tentative de ce film a été menée à terme malgré les lenteurs administratives en tous genres (« sujet encore chaud » me disait-on… en 1996).

Le 5 novembre 1998, le jour de sa diffusion sur La Sept-Arte, le Premier Ministre Lionel Jospin s’est rendu à Craonne au Chemin des Dames, où il a exprimé le vœu que les fusillés de 1917 réintègrent pleinement notre mémoire collective nationale.

Suite à cette déclaration, la presse française dans son ensemble a rendu compte de la polémique qui a eu lieu pendant quinze jours entre l’Élysée et Matignon sur la déclaration de Craonne.

Le véritable travail historique sur la Grande Guerre — sous l’angle des mentalités des peuples en guerre — n’a commencé réellement qu’au cours des années quatre-vingt et de façon plus précise au début des années quatre-vingt-dix. Si l’histoire de la deuxième guerre mondiale a occulté la première, elle n’en recèle pas moins des réponses fondamentales à l’explication des « trous de mémoire » de la deuxième moitié du XXe siècle.


  • Adieu la vie, adieu l’amour… – Les Mutineries de 1917 au Chemin des Dames
    1998 | France | Adieu la vie, adieu l'amour… - Les Mutineries de 1917 au Chemin des Dames
    Réalisation : Gérard Raynal
  • Les Sentiers de la gloire
    1957 | États-Unis | 1h27
    Réalisation : Stanley Kubrick
  • Sillons de Feu
    1995 | France | 56’
    Réalisation : Gérard Raynal
    Production : Soleluna Films

Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 83, 4e trimestre 2000)