Rencontre avec Patrice Spadoni
Claude Bailblé, Michael Hoare
Je suis à la fois réalisateur et militant… séparément, et quelques fois ensemble ! Mon engagement date des luttes lycéennes des années soixante-dix avec une sensibilité politique « communiste libertaire » brassant les apports des anarcho-syndicalistes et du « marxisme libertaire » tel que le comprenait, en tout cas, Daniel Guérin…
J’ai toujours été passionné par le cinéma. En sortant du lycée, je me suis inscrit à l’Université de Vincennes, dans le département des études cinématographiques. Mais une autre activité devait bientôt prendre le plus clair de mon temps : je me suis retrouvé postier à Paris Brune, « trieur », puis « facteur ». Je devins bientôt un syndicaliste, abandonnant pour longtemps mes études. Je n’étais pas ce que l’on nommait alors un « établi », mais plutôt un « maintenu », puisque j’étais, socialement parlant, d’origine populaire. Pendant près d’une vingtaine d’années, je tus donc essentiellement un « agitateur » syndicaliste. Mais sans jamais perdre le fil de ma passion pour le cinéma… le cinéma en général, pas seulement le cinéma engagé ou militant, mais aussi le cinéma en tant que mode d’expression artistique.
À quarante ans j’ai tout repris : les études, la rédaction de scénarios… J’ai tourné en 1996 un premier court métrage de fiction, en 35 mm, Ombres et magiques, un film d’époque situé au XVIlle siècle, dont le personnage principal était un montreur de lanternes magiques. Ma seconde expérience de réalisation fut celle du documentaire En marche. J’ai également réalisé un documentaire sur l’écrivain Daniel Guérin, pour lequel nous cherchons un diffuseur.
L’expérience de Canal Marches
Je suis actif dans les mouvements de lutte contre le chômage depuis la constitution d’AC !, en 1993. Tout en me plongeant dans cette expérience militante, je ressentais un manque. Nous maniions fortement la parole, écrite et parlée, nous inventions des formes d’action symboliques qui étaient aussi des formes de création sociale faisant appel à l’imaginaire. Mais nous nous saisissions peu de la forme audiovisuelle, et, de ce fait, nous n’étions maîtres ni de notre image, ni des traces de nos actions successives.
En effet, il y a une sorte de paradoxe. Nos mouvements jouent beaucoup avec la « visibilité ». Ils expriment la révolte de populations qui sont « invisibles », ou destinées à l’être dans la société, et qui ressentent donc fortement le besoin de briser les murs de cette « invisibilité » par des actions spectaculaires. Il y a donc une relation nécessaire à la médiatisation, posée à travers tous les mouvements sociaux modernes, depuis les occupations de « Droit au Logement » jusqu’au mouvement des chômeurs aujourd’hui. Mais il n’y a pas une expression directe par l’outil audiovisuel, exceptées des expériences très localisées.
Lors de la préparation des « Marches européennes contre le chômage » de 1997, j’ai donc proposé le projet Canal Marches, qui cherchait une voie originale pour assurer l’expression audiovisuelle d’un mouvement social. Ce projet était à la fois proposé à l’organisation du mouvement et à un certain nombre d’amis, des chômeurs, des militants, des professionnels de l’audiovisuel, que je savais sensibles à ce type de questions. Les « Marches européennes » ne forment pas, comme on pourrait se l’imaginer, une organisation pyramidale. C’est plutôt un réseau horizontal, regroupant toutes sortes d’associations, d’organisations syndicales, de collectifs locaux, d’individus. En proposant ce projet, nous ne nous sommes donc pas mis à genoux devant un polit-buro, la relation n’était pas du tout de cet ordre-là !
Autour du projet s’est formé une association, Canal Marches, qui a d’abord travaillé à un mode indépendant de création et de diffusion d’images, sans pour autant cracher sur la possibilité de s’exprimer, ultérieurement, dans les grand médias. Le dispositif était le suivant : une dizaine de chômeurs, les « marcheurs vidéastes », ont reçu une formation pour apprendre à se servir de caméras Hi8, et pendant deux mois, en mai et juin 1997, ils ont participé aux marches de chômeurs qui ont sillonné toute l’Europe. Ils tournaient leurs « carnets de route ». Certains, des militants enthousiasmés par le projet, n’avaient jamais touché une caméra, voire un appareil photographique. D’autres, s’ils étaient aussi en situation de précarité, nourrissaient des aspirations plus professionnelles. Il y eu enfin des cas d’exception, tel Robert Kramer, qui accepta de jouer le jeu avec nous, et devint l’un des marcheurs vidéastes, immergé dans un groupe de chômeurs britanniques. Pour nous, son engagement si sincère et si modeste était un formidable encouragement.
Le type de « consigne » que nous donnions aux marcheurs cameramen, c’était de filmer « ce que vous voulez, comme vous le voulez, avec un regard subjectif. Soyez le maître de votre regard. Exprimez le point de vue d’une personne insérée dans un mouvement social. » Ce ne fut pas toujours évident ! Certains « marcheurs vidéastes » avaient un double rôle. Ils étaient vidéastes, mais également acteurs du mouvement, et parfois même animateurs de premier rang. Je pense ainsi à Farid Zéroulou et Jean-Marie Honoret, qui ont tourné pendant deux mois, de Tanger à Amsterdam. Dans leur carnet de route, on les retrouve alternativement devant et derrière la caméra, dans des séquences étonnantes comme celle qu’ils ont tournée devant l’entreprise de la Redoute, près de Roubaix : Jean-Marie tourne… tout en s’opposant vigoureusement à un vigile qui refuse de le laisser pénétrer dans l’enceinte de l’entreprise. Et, tout d’un coup, la limite entre le vidéaste et l’acteur d’un mouvement social est complètement effacée ! C’est une expérience unique.
Ces images ont été utilisées durant la mobilisation elle-même. Il s’agissait d’un usage militant, assumé en tant que tel. Nous avons réalisé quatre magazines vidéo, qui ont été projetés dans des réunions publiques pendant que les marches poursuivaient leur traversée de l’Europe. Nous associons dans ces magazines des sources diverses, hétéroclites : les images tournées par les marcheurs et celles de professionnels qui ont rejoint le projet. Nous avons essayé, dès ces premiers montages, de restituer la part de subjectivité, de regard personnel des marcheurs vidéastes. Nous voulions proposer une vision du mouvement social où l’individuel et le collectif se nourrissent l’un l’autre, même s’ils peuvent parfois se heurter.
Il faut dire que c’était complètement délirant. Ce que nous avons fait dans ces conditions, sans presque aucun moyen, c’était une folie. Tandis que les marcheurs sillonnaient les routes, nous étions une poignée à travailler dans une cave, des militants et quelques techniciens, un monteur, un cadreur, des assistants, quelques réalisateurs qui ont prêté main forte. Gérard le cadreur et moi, nous faisions des va-et-vient entre la cave de Canal Marches et les différents pays d’Europe.
Nous ne connaissons pas le nombre de spectateurs qui ont vu les magazines, mais je crois que plusieurs dizaines de milliers de personnes les ont vus, car nous les avons réalisés en français, en espagnol, en allemand et en anglais, ce qui était aussi complètement fou. Une des difficultés, lorsqu’on fait des produits « militants » aujourd’hui, c’est que les gens sont tellement habitués aux robinets audiovisuels des chaînes télé qu’ils ont de la peine à accepter les aspects ingrats, un peu « trash » de certaines images, que pour ma part je trouve sympa. Le public a également de la peine à imaginer que tout cela coûte de l’argent. Une « belle » image, clean et sans défaut, est devenue une sorte de dû. C’est un autre aspect de la nécessité que s’ouvrent des champs réels d’expression, avec de vrais moyens, hors de la logique commerciale qui domine aujourd’hui.
Le problème des mouvements de chômeurs face à l’audiovisuel, c’est qu’ils constituent les associations les moins riches… Nous avons pu monter notre dispositif grâce à une subvention du Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais. Nous avons aussi bénéficié du soutien d’organisations syndicales parties prenantes de l’organisation des Marches européennes. La vente « militante » des cassettes VHS a produit certaines ressources, et nous avons aussi été aidés par des structures de production qui ont fourni, pour des tarifs dérisoires, du matériel ou des bancs de montage. Le résultat, c’est que nous avons réussi à produire en Béta les quatre numéros du magazine vidéo. Tout a été fait ainsi, avec des bouts de ficelle, et les documents portent la trace – et c’est bien – d’une démarche « amateur » revendiquée comme tel, mais en même temps avec une relative qualité professionnelle.
Le documentaire En Marche
Enfin, et c’est là où nous rejoignons la question de la production avec des chaînes locales, le troisième volet du projet « Canal Marches » était la production d’un documentaire, En marche, que j’ai réalisé. Les marcheurs vidéastes ont été suivis, filmés dans leur action, et l’on a donc à l’écran les marcheurs en train de tourner puis leurs propres images. Au total, pour monter le film, j’ai dû visionner plus de deux cents heures de rushes… c’est assez effrayant !
L’association Canal Marches a co-produit ce documentaire avec Les Films du Village, qui nous ont épaulés avec leur compétence et leurs moyens professionnels. Cela aurait été très difficile, avec tout ce travail fait dans notre cave, d’assurer, en plus, le montage d’un documentaire, sa promotion auprès des chaînes, etc. La relation est restée égalitaire, entre Canal Marches et le co-producteur. Nous avons pu faire le film grâce au soutien de Canal 9 T.V., cette chaîne de la région de Lille. Son directeur a été sensible au projet, sans doute aussi parce qu’une partie des protagonistes étaient des chômeurs du Nord-Pas-de-Calais, une région championne du chômage et de la précarité. Il voyait un véritable lien entre leur ancrage régional et le projet du film. Du coup, le Cosip est également intervenu dans le montage financier. Le Conseil Régional nous a à nouveau apporté son soutien, par le biais du Crrav.
Le film est passé sur Canal 9 T.V. Il a ensuite été diffusé sur la Cinquième, dans le cadre « La cinquième rencontre », et sur Planète. Finalement, si le projet n’a pas reçu le soutien des diffuseurs nationaux, le courage étant venu d’une petite chaîne régionale, le film a quand même bénéficié d’une réelle diffusion publique. Et les diffusions militantes continuent 1.
Le montage des Carnets de route
Notre projet était d’aller au bout des réalisations personnelles de chaque « marcheur vidéaste », en permettant à chacun de monter son propre film lui-même. Nous voulions dépasser le simple témoignage, et aboutir à cinq ou six documents montés et réalisés par les acteurs mêmes d’un mouvement social. Nous peinons sur cette voie, même si nous n’avons pas abandonné. Le vrai problème, je crois, c’est que nous sommes une structure faible, et tenir sur la durée un projet dont l’objectif est de donner la parole à des gens qui, eux-mêmes, sont fragilisés par leur situation sociale. Cela fait énormément de faiblesses cumulées…
Je suis très attaché à l’idée que l’expression audiovisuelle ne doit pas être le seul fait de ceux qui en ont fait leur métier. L’ambition politique du projet est quasiment libertaire. Dès le départ, nous refusions d’établir une hiérarchisation entre professionnels et non professionnels. Mais il est vrai que l’expression audiovisuelle demande une réflexion spécifique, et une compétence… que ce soit dans le champ professionnel ou non professionnel. Certes, on rencontre une activité extraordinaire des cinéastes amateurs. Le cinéma amateur est l’un des grands secteurs de production de film, dont on parle très peu en France. Il y a pourtant quatre ou cinq cents court-métrages réalisés chaque année dans le cadre des associations amateurs. Et ces gens-là ont acquis par leur travail une compétence, une manière de regarder. Mais avec nos marcheurs, nous nous sommes trouvés dans une situation plus difficile, et nous n’avons pas encore réussi à leur proposer une formation suffisante pour qu’ils parviennent, en tout cas dans un laps de temps assez court, à surmonter toutes les difficultés de réalisation et de montage posées par leurs carnets. À commencer par la difficulté à être à la fois « réalisateur » et « acteur » d’un mouvement filmé. J’ai rencontré ce problème-là également, étant à la fois réalisateur et acteur dans le mouvement (mais c’est le défi même du projet). Ce n’est pas simple non plus de trouver quatre, cinq monteurs professionnels prêts à donner leur temps gratuitement pendant plusieurs mois… Et puis bien sûr, à la fin des marches, après Amsterdam, il y a eu une brusque chute de tension. Après une aventure aussi forte surviennent des phénomènes de dépressions. On ne ressort pas indemne. Et beaucoup d’entre nous ont retrouvé la galère, après cette intense expérience. Tout cela a joué contre la réalisation des carnets de route.
La concrétisation totale du projet a pourtant bien avancé, même dans sa partie la plus « utopique », la volonté que les marcheurs montent leurs propres films. Maurice, qui a suivi la marche en Angleterre avec Robert Kramer, a déjà fait un premier montage de vingt minutes.
André, qui est cadreur de profession mais s’est inséré dans ce dispositif, a fait un premier « ours » de sa marche en Irlande. Christelle, qui était chômeuse au moment où elle accompagnait la marche de Grenoble jusqu’à Amsterdam, est maintenant caissière dans un grand magasin, mais elle a continué à travailler sur son film le week-end, et l’on peut voir d’elle un premier montage plein de poésie. Cyril, jeune chômeur d’une vingtaine d’années qui a fait la marche depuis la Bretagne, a quand même réussi, lui aussi, à faire un premier ours tout en galérant dans des travaux de chantier. Donc, tout avance…
De la coproduction avec les canaux locaux et du Cosip
Je n’ai pas d’opinion négative sur les chaînes de diffusion locales, même si l’on peut avoir des opinions différentes sur la programmation de telle ou telle. L’aide apportée par le Cosip est nécessaire, sinon il ne pourrait y avoir d’autres productions que celles qui passent par les grandes chaînes. Mais faire des documentaires avec 150 ou 200 000 francs, cela implique des moyens très réduits. Cela peut donner des formes de production nouvelles, qui peuvent avoir leur valeur artistique, mais qui, en même temps, posent le problème légitime de l’emploi. On peut imaginer l’homme-orchestre, le réalisateur-producteur-cadreur-monteur, qui peut, à la limite, vivre de ces budgets-là, et donner des résultats intéressants. Mais je crois que c’est terriblement dommage que les équipes artistiques avec les techniciens, qui font toute la valeur de la production audiovisuelle, ne puissent pas être réunies à cause d’un manque de moyens.
En terme de projet de société, il ne faut pas se satisfaire du seul développement de chaînes privées, ou même de chaînes municipales. Je crois qu’il y a un espace possible pour le développement de chaînes alternatives, des chaînes associatives, partout. Des chaînes de proximité, permettant une expression ouverte et libre dans tous les espaces. Je crois qu’il y a la place à Paris, par exemple, pour une « TV XIXe », pour une « TV XXe arrondissement », etc. C’est un combat qui mérite d’être mené, d’ouvrir, d’imposer l’ouverture d’un espace pour des chaînes alternatives, génératrices de productions originales.
Il faut que s’ouvrent des espaces d’expression libre, avec les moyens de production et de création pour pouvoir les remplir. Cela passe forcément par une logique de redistribution : l’une des clés, c’est, ici aussi, la redistribution des richesses ! Il y a, dans nos pays, de quoi financer un secteur audiovisuel alternatif.
C’est une question de volonté, et de choix politique…
Réécrit à partir d’une interview avec Michael Hoare, transcrit et mis en forme par Claude Baiblé
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La Marche – Chroniques des Marches euro-péennes contre le chômage, la précarité et les exclusions
1998 | France | 56’ | Vidéo Réalisation : Patrice Spadoni
Production : Canal Marches
Publiée dans La Revue Documentaires n°15 – Filmer avec les chaînes locales (page 57, 2e trimestre 2000)
