Noire image

Réflexions à travers trois documentaristes sénégalais et camerounais

Thierno Ibrahima Dia

Cet article emprunte son titre à Noir silence de François-Xavier Verschave, un livre qui marque un tournant fondamental dans la réflexion sur l’Afrique : il y est question du silence noir (malfaisant), du silence de l’Afrique et du silence sur l’Afrique. Plus qu’un silence, c’est une parole qui n’est pas entendue.

Dans la même veine, je postule une triple image noire : une image noircie de l’Afrique, une image de l’Afrique (ici par le documentaire) et une image qui n’est pas vue.

L’objet « documentaire africain » est en cours de constitution. Peu de travaux ont été effectués pour offrir un panorama assez exact. J’admets certes qu’il existe, comme existe « le documentaire européen », mais il n’y a pas assez d’éléments qui permettent de strictement délimiter un champ à l’échelle du continent. Pour aller dans le sens de l’antienne, il y a des Afriques (même s’il y a une certaine unité culturelle négro-africaine). Une prétention globalisante serait forcément incomplète et fausse. Pour moi I’« Occident » ce sont : « les régions du monde qui sont culturellement européennes ou dont la culture européenne est surtout dérivée de celle de l’Europe ». (Philip Curtin).

Parlant de cinémas africains, il faut rappeler les frontières entre Afrique francophone, anglophone et lusophone. À la naissance du cinéma en Afrique, la partie francophone produisait essentiellement des films de fiction, et l’Afrique anglophone et lusophone des documentaires. Or, il y a très peu d’informations sur ces cinémas, même si le Nigeria, le Ghana, la Guinée Bissau et l’Angola font un peu exception.

Le documentaire en Afrique (manquant de visibilité d’une façon criante) n’a pas vraiment droit de cité, moins diffusé que le film de fiction. En Afrique, le documentaire est encore plus jeune que le cinéma de fiction. Les premiers longs métrages à rencontrer un large public datent des années quatre-vingt-dix : Afrique, je te plumerai… (1992) entre autres.

Néanmoins, en m’appuyant sur trois réalisateurs — Jean-Marie Teno (Cameroun), Samba Félix Ndiaye, Djibril Diop Mambéty (Sénégal) — je dégagerai des constantes, au travers d’un axiome de base : une affirmation culturelle forte de la culture sénégalaise, camerounaise, c’est-à-dire africaine.

Un vieillard en train de naître

La prudence me pousse à éviter d’écrire « cinéastes africains », qui est une « appellation d’origine incontrôlée » (pour reprendre l’expression du cinéaste et critique sénégalo-guinéen Mama Keita). Pour Pierre Haffner,« le cinéma africain » est pareil à « un enfant de quarante ans encore en train de naître — autant dire un monstre ». Pour être explicite, il cite le Littré : « un monstre est un corps organisé, animal ou végétal, qui présente une conformation insolite dans la totalité de ses parties, ou seulement dans quelques-unes d’entre elles ». Ces cinémas auraient dû ne jamais naître, car les Africains étaient régulièrement exclus de la réalisation et le circuit de distribution n’a jamais réellement promu leur éclosion.

Plusieurs facteurs historiques renvoient au même mal : le retard pris par les Africains pour produire, « faire »leurs propres images. Le premier tient à une vieille interdiction que les Africains doivent à la générosité de Pierre Laval, homme d’État français qui se distinguera plus tard au côté du Maréchal Pétain. Le « décret Laval » (1934) interdit la production d’images en Afrique, dans les colonies françaises, sauf autorisation des autorités compétentes. Un cinéaste comme Vautier en a été victime pour Afrique 50 ou encore Chris Marker et Alain Resnais pour Les Statues meurent aussi (1954, censuré jusqu’en 1968).

Par une ironie de l’histoire, 68 ans plus tard, en tant que réalisateur de documentaire, j’ai été victime d’un succédané du décret Laval. C’était le 12 mai 2002, le jour des élections municipales, à Dakar. Dans un centre de vote, le commissaire du Point E confisquait tout mon matériel de tournage et mon film. Je n’avais pas eu le temps de demander une autorisation de tournage (qui doit être signée par le Ministre chargé du cinéma et visée par celui de l’Intérieur !) conformément au code de la cinématographie sénégalaise adopté en mars 2002 et qui n’a pas été publié. Cette disposition reprend de fait celle qui existait sous Senghor (1960-1981) puis Abdou Diouf (1981-2000) et n’est qu’une continuation honteuse du décret Laval.

Autre facteur historique important ; le cinéma ethnographique, qui s’est essoufflé depuis l’émergence d’un cinéma documentaire « africain ». Ici, il convient de discerner le cinéma missionnaire et le cinéma laïc, lui-même est divisé entre les productions des cinéastes du cru et celles des ethnologues (Jean Rouch et ses épigones) qui ont utilisé l’outil cinématographique comme base d’investigation scientifique, à propos duquel Ousmane Sembène dit : « Vous nous regardez comme des insectes ».

Enfin, les premiers cinéastes formés (notamment à l’ancien Idhec, actuelle Femis) dans les années cinquante et soixante le furent pour travailler aux actualités cinématographiques et non pour produire une œuvre de cinéastes. Le pionnier Paulin Vieyra (premier étudiant négro-africain à l’Idhec) dirigera le Bureau des actualités cinématographiques au Sénégal : même s’il signe très tôt des documentaires comme Une nation est née (1961), Lamb (1963) et Mol (1966) — il ne rompra avec les reportages sur le président Senghor qu’après la naissance de la télévision sénégalaise en 1972, pour se lancer dans le documentaire et des films de fiction.

Pendant longtemps les seules images de l’Afrique, sur l’Afrique, en Afrique, furent celles des Actualités Cinématographiques, très laudatives des régimes en place. Les actualités, programmées au début des séances de cinéma, se composaient de manifestations officielles, en noir et blanc, floues, mal commentées et mal filmées, souvent le son était pratiquement inaudible. L’important, c’est l’image qui donne une impression de vécu.

Paradoxe : la France, ayant une politique d’appui (non exempte de néocolonialisme) aux cinémas étrangers, sera souvent une bouée de secours. Le véritable père du cinéma d’Afrique est Jean-René Debrix qui crée le Bureau du cinéma au sein du ministère français de la Coopération. Mais le bras anesthésiant des potentats africains, en accord avec leur pair français, montra son efficacité. « Quand Debrix décéda d’une attaque cardiaque en 1978 […] Cédant à la pression [de certains leaders politiques africains mécontents de l’influence des films africains sur leurs populations], le gouvernement de Giscard ordonna [en 1979] de geler l’aide au cinéma africain ». (Manthia Diawara).

Mambéty, qui réalise son premier film, Badou Boy, à l’âge de vingt ans, fait partie de la première vague, et ouvre la voie à un cinéma de la marge où « les petites gens » trouvent une consistance. Pour cette raison, son œuvre se démarque de la production sénégalaise. Le journal américain NY Premiere estimait que Mambéty est « le plus important des cinéastes africains du siècle passé ». Autodidacte du cinéma (c’est un pensionnaire du Théâtre National), Mambéty se forme en allant régulièrement au cinéma ou dans les ciné-clubs de Dakar, où il croise Félix Ndiaye avec lequel il se lie d’amitié.

Samba Félix Ndiaye est né en 1945 à Dakar, où il anime le ciné-club de son lycée. Après un passage à la faculté de droit-économie à Dakar, il fait une maîtrise de cinéma à Paris VIII, avant de s’inscrire à l’École Louis Lumière. Parallèlement, il suit des cours d’ethnopsychiatrie. En 1974, il réalise son premier film, Pérantal, sur les soins aux bébés. Chose rare, il a aussi filmé la culture européenne avec un regard de Sénégalais. Il a su capter l’économie de la débrouille au Sénégal. En 2001, les États généraux du documentaire de Lussas lui rendent hommage.

Teno « est sans conteste l’un des meilleurs réalisateurs de la nouvelle génération des cinéastes camerounais » affirme Guy Ngansop. Né en 1954 à Famleng (Ouest-Cameroun), il fait une maîtrise de Cinéma à Valenciennes, après un DUT d’électronique. En 1985 il est chef monteur à FR3. Documentariste, il a fait des docu-fictions et une fiction (Clando, 1996).

Avec des parcours différents, ces trois réalisateurs — comme d’autres cinéastes et intellectuels — s’inscrivent dans une tentative légitime de produire des images « de » l’Afrique. Un proverbe du Sahel dit bien qu’il ne faut pas bêler quand la chèvre est présente.

Noire Afrique

En Afrique, le contexte, le terreau d’où naît le documentaire est douloureux.

Le calvaire de l’Afrique ne commence certes pas par la rencontre avec les Européens. Ceux-ci en effet évacuent l’esclavage arabe. Le mode de production esclavagiste (hors la tradition esclavagiste africaine) s’est étendu sur 1250 années, en partant du début des razzias arabes en 650 de notre ère. La différence entre l’esclavage mené par les Arabes et celui des Européens est que les Maghrébins n’ont pas pris pour cible unique les Négro-africains. Ayant débuté avec les autochtones dits « Indiens », l’esclavage européen se tourne vers l’Afrique. On est au début du XVIe siècle et l’industrialisation de l’esclavage va concerner presque toutes les nations européennes que les potentialités de l’Afrique excitent.

C’est là que débute « la fable de l’alouette » que le grand-père de Teno a racontée à son petit-fils : « Ça se passe dans un pays où régnaient, en ces temps-là, abondance et prospérité, le pays des alouettes. Un jour, d’un pays lointain, arrivent des chasseurs ; il sont d’une autre couleur ». Ils ont fini par rester, séduits par les richesses des alouettes qu’ils ont obligées à travailler pour eux. Pour Teno, l’Afrique est ce pays célébré dans la chanson « Alouette, gentille alouette, alouette, je te plumerai, je te plumerai la tête, et la tête, […] ».

L’esclavage, première étape de la mise sous coupe réglée de l’Afrique, figure dans Afrique… à travers des images d’archives détournées de leur sens premier : image de cultivateurs Noirs dans un champ de coton, ou encore images de défilé sur lesquelles Teno évoque l’indépendance camerounaise « après trois siècles d’esclavage et de colonisation ». Esclavage et colonisation puisent aux mêmes sources.

La noire image fut le fait d’auteurs comme le baron Georges Cuvier (1769-1832), du musée de Homme à Paris — père de la paléontologie et l’anatomie comparée, de la biologie moderne structurale et fonctionnaliste — qui fit un moulage du corps de Saartjie Baartman (Sud-Africaine callipyge exposée comme bête de foire en Europe), et « conclut, au terme de deux ouvrages consacrés à la femelle hottentote, qu’elle se situe tout juste au-dessus de l’orang-outan » (Boubacar Seck). N’oublions pas David Hume (1711-1776) et Hegel (1770-1831), ou E. Long, Gobineau (1816-1882). Cette courte liste laisse dans l’ombre (c’est le cas de le dire) une foultitude d’auteurs où le mépris du nègre se le dispute avec la bonne conscience et la pleine confiance en une construction verticale du monde où l’Occident et la race blanche occuperaient la première marche. Dans cette construction idéologique, on a construit l’Africain, voire le Noir, c’est-à-dire un individu qui pouvait être Océanien ou Africain, mais relevant de la même barbarie, sauvagerie, cannibale bien sûr. L’apparition de la photographie, puis du cinéma offrit un nouveau moyen, outre la littérature, pour parler de « ces gens-là ».

Sur les 4 500 films documentaires produits par le cinéma colonial français entre 1946 et 1955, 11 % portaient sur l’Afrique Noire, souvent films de commande parlant des bienfaits de la colonisation, pour la justifier en Europe et aux yeux des « sujets » (les colonisés).

Pendant que le cinéma colonial construisait une caricature du Noir, Hollywood mettait le Nègre dans des postures dégradantes. Cela au moins dès 1915 dans Naissance d’une Nation qui reprenait un cliché déjà fort ancien. Ce qui a d’ailleurs fait dire à la Guilde africaine des réalisateurs et producteurs dans leur Bulletin (mars 2001) : « […] rappelons haut et fort que Griffith n’est pas une référence pour nous, nous ne pouvons pas oublier la représentation qu’il avait donnée des Noirs… ».

Ainsi défini, le Noir est presque dans l’obligation de se reconnaître comme tel afin de pouvoir poser sur cette base une position identitaire. Le paradoxe est que l’affirmation identitaire pose la culture noire comme « minorité », même en Afrique où la culture africaine a été lessivée (sans complètement être phagocytée). Il m’est pénible de construire mon propos sur pareille catégorisation ; cependant c’est l’opinion commune. Plus tard il sera sans doute possible de parler hors toute coordonnée ethnique.

C’est quoi un Noir ?

Bizarrement, la difficulté de définir un Noir, ou plutôt un Homme Noir, constitua un point d’achoppement au Colloque du Caire convoqué en 1974 à la demande du savant sénégalais Cheikh Anta Diop, pour débattre notamment du peuplement ancien de l’Égypte pharaonique. Alors que l’égyptologie moderne s’escrime à peindre les Égyptiens comme des « blonds vénitiens, aux yeux bleus », les témoignages des Anciens (grecs, latins, africains), les preuves archéologiques et les recherches vont dans le sens d’un peuplement primitif nègre. À l’exception notable de Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga, tous les participants étaient contre l’idée d’un peuplement noir d’Égypte, sans pouvoir en apporter la preuve. Ils préféraient parler d’une population égyptienne métissée, sans vouloir préciser la souche ancienne. Pourtant, il est notoire que dès qu’il y a métissage, le métis est considéré comme un Noir. En France, le recours à des termes comme « black », « homme de couleur » témoigne d’un profond malaise. Des auteurs, tels F.-X. Fauvelle ou encore Jacques d’Adesky (qui parle du Brésil), déclarent avec une formidable assurance que la notion de race n’est plus opératoire, même si leur propos ne repose que sur ce concept.

Il est difficile d’appréhender un groupe sur la base de la race ; or les Africains forment (dans beaucoup d’études) un ensemble compact, en ethnologie, mais aussi chez des penseurs, et dont les écrits ou paroles ont nourri et imprégné plusieurs générations. En 1955, Maxime Rodinson écrit : « Le métropolitain, lui, est soumis dès l’enfance à un conditionnement colonialiste et raciste dont tout se fait le véhicule : propagande directe et avouée, livres pour enfants, adolescents, grandes personnes […], des cours de géographie pour enfants de six ans aux manuels de la Sorbonne, articles, chroniques, dessins de journaux, émissions radiophoniques, films “documentaires” et autres ». Leurs ravages n’ont pas été seulement en Europe (où certains sont pénétrés de supériorité « naturelle »), ils ont créé des complexes durables en Afrique. Ce que montrent autant Teno, Ndiaye, que Mambéty. Dans Contras’ City, Mambéty pastiche la voix traînante du président sénégalais Senghor, pour un discours lors d’un séminaire sur l’accès de la femme africaine à la culture. Il nous montre alors deux jeunes femmes poussant de forts soupirs à la vue de couvertures de magazines à l’eau de rose où des blonds aux yeux verts embrassent des vamps blondes aux yeux bleus.

En août 2002, un présentateur de France 3 Soir, parlant des Dogons du Mali, les traitait de « peuplades ». Lâche ma plume, Tarzan ! sur Canal+, le soir de sa réélection par 82 % des Français, la marionnette Chirac était déguisée en « président africain », entendons par là torse nu, le nez percé par un os (humain, certainement) et bien entendu la lance à la main. Car s’il faut être « Président » et « Africain » pour aligner certains scores électoraux, l’Histoire ne cite pas ces gentils spécialistes français en bourrage d’urnes (comme ceux du cinquième arrondissement à Paris en 1997). Choqué par ce roi africain, pardon, je veux dire ce personnage de Noir, j’ai évidemment écrit aux Guignols qui m’ont répondu (ils sont polis) que ce n’était que du divertissement. Que répondre à cela, Tintin ? Zembla et Akim (guest stars dans Afrique, je te plumerai) sont, eux, cois dans leurs bulles de bande dessinée. La publicité contemporaine offre le choix entre différents clichés. Celui de la lessive Skip® où une dame Noire se tord de rire 1 sans raison (mais si ! le nègre hilare). Ou encore celui des cannibales qui enlèvent la photo d’une femme blonde avec « l’avantage » de nous offrir trois clichés en un : le nègre stupide qui-ne-sait-faire-la différence, le nègre sexuel (une blonde ça se refuse pas, même en photo) et cannibale ; pratique non, Adolf ?

En mars 2000, dans le premier numéro du Bulletin de la Guilde Africaine, dans un article intitulé « L’Homme invisible » qui indique les moteurs de son travail, Teno évoque l’invisibilité (hormis la représentation méprisante habituelle) à laquelle il est assujetti en tant que « Français de race noire ». L’identification des trois réalisateurs à la communauté noire naît d’une prise de conscience qui oblige à s’interroger sur sa culture, face aux autres.

Interculturalité et affirmation culturelle

Une lecture rapide pourrait conclure que les trois documentaristes choisis sont tous francophones ; ceci n’est exact qu’en partie car le Cameroun est francophone et anglophone (en attendant d’être admis comme peulophone ou bamilékophone). Le discours d’un cinéaste comme Mambéty n’est pas interculturel seulement parce qu’il convoque la culture française quand il portraiture Dakar, mais parce que ses interrogations interpellent aussi le Ghanéen, le Somali ou le Togolais dans des préoccupations partagées. En voulant à la fois se parler et parler de soi, dans un mouvement cathartique pour regarder le passé et envisager l’avenir, l’Afrique du documentaire nourrit un dialogue qui relève de l’interculturalité.

Il y a des films produits dans le simple but de montrer comment sont les Africains, leur mentalité ; cas plus fréquent dans le cinéma de fiction. Bien des documentaires se posent comme outils de réfutation de textes pré-construits sur l’Afrique pour l’ancrer dans une humanité dont d’aucuns voulaient l’exclure. Hegel illustre foute l’irrationalité du racisme qui s’ignore : ce grand esprit a pu écrire que l’Afrique noire est hors de l’histoire, ou encore que « l’homme en Afrique, c’est l’homme dans son immédiateté 2, […] dans toute sa barbarie. Les nègres ne connaissent ni Dieu, ni Loi, ni religion, ni État » (G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’Histoire). Avant lui, il y eut Hume 3 ensuite, Friedrich Engels (Dialectique de la nature), Richard Burton, Samuel Baker, Lévy-Bruhl… Ici donc l’interculturalité crée de l’intertextualité, en confrontant à la fois des cultures et des textes.

Il y a trois étapes dans le « combat pour exister » qu’est l’affirmation culturelle. Michel de Certeau a étudié ce phénomène, surtout chez les Bretons.

La première étape consiste à se situer négativement, c’est-à-dire en tant que minorité contre une entité dominante ; ici face à la culture occidentale. Ce repli, ou plus exactement ce recentrage vers la terre mère, répond à la logique de minorités dans un monde qui se pose comme global et où la culture occidentale voudrait être l’aune de mesure absolue. Le « local » se manifeste par un retour à la culture, à la civilisation (paléo)africaine. Le serpent a fini par se mordre la queue quand l’ogre économique a mis à mal les libertés individuelles des peuples occidentaux par la boulimie jamais satisfaite des multinationales (occidentales).

La seconde étape selon de Certeau est celle de l’idéologie, du discours politique. Le danger est de rester all niveau d’une formulation exclusivement culturelle car elle indique une place qu’il faut occuper par « un acte politique propre », la troisième étape.

Il faut alors abandonner « l’idée d’une clôture culturelle » pour ne pas tomber dans la folklorisation et devenir un personnage du « théâtre international » (de Certeau parle de « théâtre national » avec des personnages bretonnisants).

Dans le processus de globalisation, l’affirmation de l’Afrique se recentre vers le local, les particularismes. Elle est ancrée et ouverte vers le futur. Le corpus retenu est à cette image :

Contras’ City (Mambéty, 1969, 21′) décrit les contrastes de la ville de Dakar. Critique et analyse de la rencontre des cultures sénégalaise et française dans Dakar, entre documentaire et fiction, il a aussi été qualifié de « film comique ». Parlons grand-mère (Mambéty, 1989, 33′) est un film sur le tournage de Yaaba (Idrissa Ouédraogo, Burkina).

Ngor, l’esprit des lieux, de Félix Ndiaye, est un portrait sociologique de l’île de Ngor aux environs de Dakar ; la mutation de la culture de l’île est analysée à travers le regard des anciens et des jeunes. Lettre à Senghor est une lettre cinématographique envoyée à l’ancien président du Sénégal, en revenant sur les lieux qui ont vu grandir cet académicien français.

Dans Afrique, je te plumerai, Teno mélange présent et passé, établissant un lien de cause à effet entre violence coloniale d’hier et présent insupportable. En partant d’une scène de justice populaire, il s’interroge avec lucidité et humour sur l’autorité au Cameroun avec Chef ! Dans Vacances au pays, il dénonce la « modernité tropicale » où le local est archaïque. L’analyse, drôle et sévère, dépasse les frontières du seul Cameroun.

Simultanément ces trois auteurs concourent — comme d’autres (documentaristes ou non) voire d’autres intellectuels ou artistes — au processus d’affirmation culturelle de l’Afrique.

Miroir, mon beau miroir

Leur revendication a comme motifs les agressions physiques, culturelles et morales envers le peuple négro-africain que j’ai exposé supra. Il y a aussi la collaboration des autorités en place au Sénégal et au Cameroun, leurs dénis, silences, omissions.

Le colon a pris soin de laisser « des amis » comme le dit Teno dans Afrique… Cette collaboration, pendant la période esclavagiste, puis coloniale (élections truquées) a été augmentée de nouvelles agressions. La gabegie et la gestion sanglante actuelles ont remplacé celles des occupants européens, toujours présents par des voies qui ne relèvent plus du militaire, mais de l’économique et du culturel. Teno ouvre son film sur une image de cadavre, qui plus est, celui d’un enfant, un bras en moins dans l’édification de l’Afrique. Les coups de feu claquent sur des images où la soldatesque de Paul Biya poursuit les Camerounais qui ont l’outrecuidance de réclamer des assises de la démocratie baptisées « Conférence Nationale ».

L’affirmation culturelle est différente chez Mambéty qui suit un mouvement en deux temps. Contras’ City commence dans le sens de l’histoire : le Sénégalais eut à faire face à la volonté du colon de l’assimiler. Les premiers plans montrent des fleurs de lys ainsi que les détails de lance qui décorent le grillage de l’hôtel de ville de Dakar : évocation du royaume français et du caractère guerrier de la rencontre forcée entre le Sénégal et l’Europe. L’autre voie que dessine le film est celle de l’auto-assimilation. La voix over du réalisateur dit, en réponse à la voix féminine (française) qui s’interroge sur la présence de l’Islam au Sénégal : « Depuis que “ton père” a installé ses usines d’alcool, de fils de marabouts Coran, beaucoup sont devenus fils de marabouts Cognac ». Il s’auto-critique : fils de marabout, il tutoyait l’alcool. Il pose aussi la question de l’assimilation imposée de l’intérieur ; quand Senghor parle de l’accès des femmes à la culture, c’est une certaine culture européenne qui leur est offerte. Cette séquence est encadrée par deux plans du Secrétariat d’État à l’Information : les deux femmes que l’on a pu voir feuilleter des magazines (à grand renfort de soupirs extasiés) montent les marches du Secrétariat. Ici on peut avoir une position double et ambiguë : désir d’avoir plus de culture (européenne) ou bien d’avoir des éléments culturels sénégalais « en plus » de cette culture européenne dont Senghor fut l’infatigable promoteur.

On remarquera qu’après Contras’ City (qu’il signe « Djibril Diop »), Mambéty modifie légèrement son nom : l’orthographe actuelle de son nom est fondamentalement sénégalaise. Son prénom est celui de l’Archange Djibril (Gabriel) et « Mambéty » fonctionne comme « un nom référent ». Dans une société sénégalaise friande de généalogie : contraction de « Maam Betty » (« grand-mère Betty », en wolof), il renvoie à une tradition sénégalaise où après le nom de famille, on rajoute souvent un nom de femme, pour reconnaître les enfants de chaque lignée maternelle, dans une société polygame.

Sur un tout autre plan, comme J.-M. Teno et Samba F. Ndiaye (quand il évoque Senghor parlant des heures à la radio pour instruire le peuple), Mambéty postule les médias comme puissant moyen d’expression, de défense, parfois de destruction de culture. Son film Parlons grand-mère est symptomatique du combat des cinéastes pour une image de l’Afrique, à travers le miroir de Yaaba (Idrissa Ouedraogo) où il promène sa caméra et sa verve. « Cinéma ou pas cinéma, grand-mère vengera l’enfant que l’on met à genoux ! » dira Mambéty, sur des scènes où le jeune héros est puni par ses parents. Il souligne par là une proximité entre vie quotidienne et cinéma, et l’utilité du cinéma comme porte-voix d’une société, porte-étendard donc de son affirmation culturelle. C’est aussi le credo de Teno dans Afrique, je te plumerai… où la dernière séquence montre l’humoriste camerounais Essindi Mindia dans un sketch sur sa préférence pour les cinémas africains face aux autres cinémas qui proposent certes de l’évasion, mais ne présentent pas l’Afrique en termes honorables.

Félix Ndiaye est au stade pré-politique, selon la grille d’analyse de l’affirmation culturelle proposée par de Certeau. Dans les deux films choisis, il y a la même intention : montrer le visage de la tradition. Dans Ngor, c’est un habitant de Ngor qui s’interroge sur sa société ; dans Lettre à Senghor, Senghor lui-même sert ce discours.

Le personnage principal de Ngor, l’esprit des lieux est un quadragénaire en train de rompre d’avec le monde des jeunes pour rallier le monde des Anciens, selon la typologie sociale sénégalaise. Appartenant à un entre-deux, ce personnage, dont je n’ai pas pu saisir le nom (ce côté « anonyme » le rend exemplaire de toute sa classe d’âge ; il les représente tous) peut avoir une position critique. C’est ainsi qu’il y a des bribes de critique de la tradition, non pas pour la remettre en cause, mais pour mettre à l’index la génération des pères qui ont failli dans sa transmission. Cela revient à dire que si la tradition est perverse, c’est qu’elle a été pervertie. Ce n’est pas par cécité intellectuelle ou esprit réactionnaire que Félix Ndiaye part de ce postulat. Mais, pour aller plus loin que de Certeau, je dirai que dans « l’affirmation culturelle » il y a rivalité et préférence. Dans ce rapport de forces, pour emporter l’adhésion, il est nécessaire de parer la culture que l’on défend, parfois d’ignorer la culture « dominante ». On cherche donc les côtés positifs, les aspects négatifs sont minorés.

À travers « le paysan de sept ans » qu’était Senghor, derrière « le mythe », c’est la glorification de la culture sénégalaise, de sa richesse, qui est recherchée. « Le Senghor culturel » est le fil d’Ariane de Lettre à Senghor. Un des interviewés, chef du village de Djilor, en restitue la valeur programmatique : « Je vais […] vous aider à trouver le Senghor que vous cherchez, celui qui est lié aux traditions ». Les autres Senghor sont laissés dans l’ombre. Même les interviewés participent à ce discours. Pour Mambéty, interviewé, « notre témoignage ne peut qu’être à la hauteur de l’homme un tant soit peu et s’en tenir à ce que nous savons ». Là, du wolof au français, Félix Ndiaye réinterprète/surinterprète les propos de Mambéty qui dit littéralement « Ce fait [sur lequel on vient t’interroger] étant notre père, notre grand-père : Léopold Sédar Senghor. Ce qu’on peut en dire va être “nice” [gentil, en anglais], aussi court que puisse être notre propos [sur cet homme], une parole “nice” dans la limite de ce que l’on sait de lui. » 4. Il est vrai que traduire, c’est trahir.

Toujours dans cette logique, Félix Ndiaye réinterprète le témoignage de Abdou Anta Kâ car ce dernier va dans le sens inverse d’une mythification de Senghor, du portrait d’un homme du peuple proche de ses traditions. Pour A. A. Ka,« on ne rend pas service à Senghor en en faisant un homme qui a tout dit, tout vu, tout compris ; c’est faux. Senghor a vécu (même en Afrique) dans un domaine réservé, dans le domaine de son père […], un riche commerçant ; donc qui avait très peu de contact avec la réalité de la vie des Sénégalais ». L’ancien conseiller culturel de Senghor, qui est aussi présenté comme son ami, ne s’arrête pas en si bon chemin en mettant l’accent sur le fait que l’homme État a grandi au séminaire de « Ngazobil […], un endroit isolé […] où on formait plus des catholiques que des hommes instruits. La distance est là entre Senghor et le peuple et la vie, la vie africaine (plus encore en France). Cette vie africaine, qu’il a toujours entrevue à travers […] les fenêtres d’une villa bourgeoise, il en a rêvé à Paris, il en a rêvé à Paris, il en a rêvé à Paris. »

Cette analyse se fait en off sur des images du séminaire de Ngazobil dans un lent travelling qui renforce l’idée de solitude des lieux. Et pour contredire l’assertion (d’autant plus lourde que A. A. Kâ répète trois fois sa phrase) de distance entre Senghor et sa culture, Félix Ndiaye assène « Moi, je savais que tu n’étais pas si loin de nous ».

Une bonne part de la famille de Senghor était de confession animiste ou musulmane. La référence à la formation au catholicisme renvoie donc à un endoctrinement, à une sorte de lavage culturel, la religion chrétienne ayant été le cheval de Troie de la culture européenne.

Dans Ngor… l’accent est mis sur la déperdition de la culture traditionnelle par la faute des pères. Si les jeunes sont en porte-à-faux (les difficultés économiques aidant), comme le leur reprochent les vieux, c’est parce qu’ils perçoivent le pervertissement de cette culture. Mais même quand le réalisateur montre l’activité génératrice de ressources qu’est le tourisme ou encore le travail des femmes, ce sont les incidences sur la culture qui sont mises en exergue. Ici, la religion musulmane — dans ce fief de la culture traditionnelle léboue, assimilation — trouve un peu grâce, à cause de son pouvoir structurant dans la préservation de la tradition. Ainsi au début du film, on passe du temple de l’alcool (un bar) à un autre temple (la mosquée) par un insert de pêcheurs (la mer, autre temple, lieu où résident les esprits protecteurs de Ngor), en même temps que l’on passe de la nuit au petit jour. Cependant sur la scène d’enterrement d’un villageois, le réalisateur place une musique maghrébine. Le chef du village de Ngor précise que c’est à cause de la culture musulmane que son ancêtre a rompu d’avec le matriarcat et choisit le patriarcat.

Félix Ndiaye portraiture Senghor sous l’angle unique du culturel, occultant le politique. Cependant, une part de politique rattrape l’auteur. Ainsi, le réalisateur ne peut faire l’économie de la « trahison » de Senghor vis-à-vis de sa culture sérère, sénégalaise, au profit de la française. Ayant l’autorité nécessaire pour faire une large place aux cultures sénégalaises (niées sous la colonisation), Senghor n’a promu comme langue officielle que le français.

L’une des meilleures preuves de « la clôture culturelle » est la position transcendantale des personnages politiques. Senghor, le personnage principal, enserre le film en lisant en voix off des extraits de ses poèmes. Des interstices de Lettre à Senghor s’échappe une toute puissance des figures politiques. Toutes sont montrées en train de descendre des passerelles d’avion, d’essence divine, venant directement du ciel pour s’adresser aux simples mortels après avoir conversé avec Dieu. Ainsi du général de Gaulle et André Malraux (Festival Mondial des Arts Nègres, 1966). Un plan montre Malraux et Senghor assis derrière une longue table qui les séparent d’avec la masse. Le Senghor professeur qui parlait à la radio, des heures durant 5 — est filmé dans une position surélevée par rapport à son auditoire. Il est sur une tribune-cabine, ce qui renforce son autarcie. L’homme politique, divin, se suffit à lui-même. Le cinéaste voudrait se limiter à la culture mais la politique déborde in abstentia.

J.-M. Teno opère sur un autre mode puisqu’il se positionne politiquement pour se prononcer sur la culture. Ici on pense à la formule du doyen Sembène (Sénégal) : le cinéma doit être « une école du soir ». Mais il faut une position ferme pour s’acheminer vers une option politique qui se donne à terme de changer la culture. J.-M. Teno se pose en épigone d’auteurs engagés comme Eza Boto qui publia Ville cruelle. Et c’est par « Yaoundé, ville cruelle » sur un panoramique de la capitale, que débute Afrique.

Autant dans AfriqueVacances au pays, que Chef !, la prise de position est constante, analytique, passionnée et raisonnée. Le propos est limpide : l’Afrique d’aujourd’hui se construit sur des bases viciées par le contact avec l’Occident qui a profité sans vergogne du continent noir, avec la complicité de certains Africains. C’est un passé difficile à oublier car l’Occident se pose encore en modèle, mais la copie se révèle fort pâle. Dans un exercice de style risqué (car une analyse superficielle pourrait faire croire à un repli vers le passé), Teno pose un regard attendri sur la tradition et un regard critique sur la modernité, plus encore, « la modernité tropicale ». Les autorités africaines apparaissent comme des pantins, des caricatures de démocrates, avec le seing des dirigeants occidentaux.

Cette classe au sommet, pour se légitimer, se pose comme incontournable et même modèle à imiter. Pour paraphraser Teno, tout le monde veut devenir chef comme les chefs. Cette « caste » va occulter toute réclamation, car un chef n’a pas d’avis à recevoir. Pour Gruzinski, la « modernité [est souvent] condamnée parce qu’elle est occidentale et unidimensionnelle ». La tropicalisation d’une vision unique ne donne pas forcément un bon bronzage. La modernité est vidée de son sens si elle n’est pas la prise en compte de l’opinion publique pour satisfaire au mieux l’ensemble des citoyens. Cela ne peut être le diktat d’une classe sur une autre au nom d’intérêts flous car éloignés des besoins du plus grand nombre.

Jean-Marie Teno entame sa réflexion sur ce peuple de chefs qu’est le Cameroun en commençant sur les cérémonies d’inauguration de la statue du Roi Kamga II Joseph (1900-1975) de la chefferie de Bandjoum. Le réalisateur précise que le roi a été l’ami des colons avant d’évoquer « la position délicate dans laquelle nous a laissés notre illustre ancêtre ». En même temps que la position est critique, elle participe à une valorisation. Cette mise en valeur s’appuie sur l’image d’une figure royale qui a traversé le temps et dont la lignée est encore vivace, avec le roi actuel des Bandjouns, Sa Majesté Ngnié Kamga.

À l’image de Ndiaye et Mambéty (qui pose Senghor comme ouvrier de l’occidentalisation de la société sénégalaise), Teno stigmatise la génération des pères qui ont failli dans la transmission de la tradition. Le sultan Njoya (qui a créé un alphabet original) est ainsi en opposition au roi Ngnié Kamga. Dans Afrique… Teno donne un portrait positif du sultan. Dans Chef ! il lance « chef caricatural ! » vivant dans un « pays de chefs, pays d’inégalités », après une image du roi dansant. Teno propose une promotion des cultures africaines laminées par la culture occidentale. Cette dernière pèse encore de nos jours : en faisant le tour de trois centres culturels (français, allemand et britannique), on voit le peu de place faite à la culture africaine. Il met à égalité toutes les oppressions coloniales puisque toutes ont la même démarche, jusqu’à ce jour encore, avec l’Afrique. Les images d’enfants se goinfrant de bandes dessinées et de films occidentaux témoignent de la difficulté du sevrage.

En s’interrogeant sur la (petite) place de la culture de son pays, Teno dépasse le discours idéologique pour une affirmation politique. En s’attaquant à la figure de Biya, il dénonce les relais de déculturation, pour réclamer leur remplacement par des autorités plus vigilantes quant à la promotion de leur culture. Par-là, Teno renforce un des postulats de de Certeau : « ceux qui veulent “faire la vérité” et ressaisir en ses fondements démocratiques une organisation sociale de l’autorité : ils ont le courage de voir et de dire ce qu’ils voient ; ils refusent, à juste titre, de prendre des vessies pour des lanternes (de prendre pour des “autorités ” les puissances et les traditions qui utilisent seulement ce qu’elles sont censées représenter) ; ils contestent les thérapeutiques méprisantes qui anesthésient une société, qui entretiennent une irresponsabilité pour en tirer profit et qui exploitent un malaise pour des bénéfices immédiats dont les conséquences lointaines ne sont que trop prévisibles. »

Le positionnement politique suppose un métadiscours, d’où le traitement qu’en fait Teno. Je prendrai deux exemples. Le premier est tiré de Afrique, je te plumerai… où Biya, président de la République, déclare : « La Conférence Nationale est sans objet pour le Cameroun ». Il est juché sur une tribune, à ses côtés assis, derrière une longue table, des dignitaires du régime. On ne voit pas de vis-à-vis ou plutôt on a l’impression que Biya ne voit pas ses vis-à-vis. Comme pour les lui rappeler, Teno introduit en voice-over la clameur d’une foule qui scande « Conférence Nationale ! Paul Biya, Conférence Nationale ! » faisant entendre le pouvoir de la masse camerounaise, omnipotente, douée d’omniprésence, tel Dieu. C’est un détournement de la « puissance quasi divine » classiquement accordée à une voix extradiégétique. Teno utilise le même type de montage et la même situation dans Chef ! Au discours de Biya — « Oui à la liberté, non à l’anarchie » — est surimposé le son d’une vidéo d’archives (d’un meeting du collectif Cap Liberté, anciennement Comité pour la Liberté de Puis Njawé, journaliste) où des militants scandent : « Conférence Nationale !… » Dans Vacances au Pays, le réalisateur camerounais va à la rencontre du sous-préfet Biya Il Jean Jacques, introduit et accompagné par une musique de cirque avec trompette, tuba et caisse claire. Le commentaire renforce l’ironie : « Par curiosité je suis allé [le] voir : un monsieur important et très occupé ». Le sous-préfet lit son journal, même quand Teno lui pose une question, lui répond sans lever les yeux. La musique joue un rôle de marqueur culturel chez ces trois cinéastes. Afrique, je te plumerai… fait appel à une orchestration reggae de « Alouette, je te plumerai ». Vacances au Pays laisse entendre un solo de saxophone sur l’air de « La Bohème » (Charles Aznavour) sur la séquence du Lycée Leclerc. Dans Contras’ City, la première séquence s’ouvre sur une discussion en over à propos de l’hôtel de ville de Dakar que la voix féminine prend pour un bâtiment parisien. Sur un lent travelling vertical descendant, Mambéty met une musique classique européenne qui sonne comme un air de Lully (style Louis XIV). Quand le travelling laisse voir le drapeau sénégalais qui flotte au fronton du bâtiment, la musique européenne finit dans une sorte de gargouillis pour céder la place à Sakha Dougou, célèbre titre mandingue tiré du répertoire de la musique classique africaine : Mambéty promeut ici des styles musicaux plus proches du Sénégalais.

Filmer, c’est politique

La difficulté de l’Afrique à se voir et se faire voir, a été et demeure toujours grande. Le combat est long et ardu. C’est pourquoi l’écrivain congolais Sony Labou Tansi écrit : « Penser, vendre, acheter ont bousillé les géographies. Même si d’un point de vue philosophique vendre et acheter sont dérisoires, penser s’impose comme l’irremplaçable moyen de créer un impact sur l’avenir. Dans la situation actuelle, la tragédie qui nous étrangle est que l’Afrique pense peu, vend mal et achète pire. »

Il est nécessaire d’avoir un point de vue politique et de ne pas s’en tenir à la simple revendication culturelle qui a causé la mort logique de la négritude qui valorisait le mot « Nègre » en assumant toute la barbarie, le règne de l’émotion qui l’entourait. Une entreprise de gommage que les œuvres des documentaristes qui nous intéressent ici travaillent à réparer.

Mais le travail n’est pas facile. Outre d’énormes problèmes de structure liés à la production, à la distribution et une exploitation de piètre qualité, il y a aussi la censure. Au Cameroun, « la Commission nationale de contrôle que préside le ministre de l’Information et de la Culture […] a créé une véritable psychose parmi les cinéastes qui sont obligés de s’autocensurer de peur d’être censurés » (Guy J. Ngansop).

Au Cameroun, « pour la seule année 1984 près de trente films [comprenant des films camerounais, américains, ou français : Le professionnel, État sauvage, Le justicier de minuit, Racket […] ont été censurés » (G. Ngansop). Au Sénégal, Sembène, cinéaste, a eu maille à partir avec les ciseaux d’Anastasie dont le président-poète Senghor se servait promptement. Kaddu Beykat (Lettre paysanne, Sati Faye, Sénégal, 1975), long métrage docu-fiction, fut censuré. Avec ce premier film, cette cinéaste ethnologue subit les foudres de Senghor pour avoir capturé la parole de paysans se plaignant des méfaits de la culture de l’arachide imposée par les colons et que les nouveaux maîtres du pays continuent à imposer au risque de créer des crises alimentaires. Mambéty vit Touki Bouki retiré des écrans après quatre (4) jours.

Hormis la production et la censure, il y a la question des médiateurs culturels : journalistes… Comme le note Luc Moullet dans les Cahiers du Cinéma (mars 1995), « la distance avantage les auteurs lointains, et pas seulement à cause du remords : dès lors qu’on ne voit pas très bien où ils veulent en venir, qu’ils échappent à nos critères, ils bénéficient de l’engouement des journalistes occidentaux ». Il avoue : « je m’aperçus soudain que j’avais un jugement négatif dès que les sujets traités étaient proches de moi ou contemporains ».

Une fois tous ces obstacles surmontés, il y a l’accès aux films par le spectateur.

« Alors que le cinéaste camerounais propose son film à raison de 500 à 1000 francs par projection, un film indien ou de karaté [déjà rentabilisé en Europe] coûte de 200 à 300 francs. » Ceci n’aide pas le public africain à voir ses films. Parfois le cinéaste loue une salle de cinéma pour diffuser son film. « Jean-Claude Tchuilen […] s’est même vu imposer par un exploitant un prix exorbitant pour la location de sa salle : 11 000 francs (550 00 CA) pour une séance de projection ». Le prix d’entrée varie entre 2 et 40 francs, alors le revenu journalier moyen d’un Camerounais est de l’ordre de 17 francs.

En 1973, le Cameroun comptait 32 salles exclusivement situées en zone urbaine avec une fréquentation annuelle de 966 000 spectateurs, alors que le Sénégal moins peuplé a une fréquentation (à la même période) de 4 461 000 entrées pour 70 salles. Au Sénégal comme au Cameroun le confort est précaire ; les bonnes salles sont chères et fréquentées par les cadres nationaux et les immigrés européens. Dans les autres, le faible prix d’entrée occulte ou justifie la médiocre qualité de l’équipement. On voit dans Parlons grand-mère la salle de cinéma Le Palace (Burkina Faso) à ciel ouvert, des sièges rudimentaires, des haut-parleurs genre mégaphones. Le contenu fait aussi reculer les distributeurs et exploitants, même quand l’écueil de la censure est contourné. « Les œuvres camerounaises sont des films d’auteurs défendant des valeurs ou des idées (Pousse-Pousse, Muna Moto, etc.) au contraire des films étrangers qui sont conçus dans un souci de rentabilité […] » pour Ngansop.

Rectification des pères/pairs

Pour le cinéma documentaire en Afrique il y eut « un viol de l’imaginaire » africain. Il est impossible d’occulter des actes inqualifiables comme l’esclavage européen.

Mambéty, et Félix Ndiaye (Geti Tey, 1978) dénoncent les relations que le monde occidental entretient avec l’Afrique. Ces relations, bâties sur un socle qui confine dans certains cas au mépris, justifient le colonialisme, fils aîné de l’esclavage industriel qui prospéra jusqu’à l’orée des indépendances africaines (avec le travail forcé). Teno évoque cet esclavage déguisé, avec des témoins vivants qui ne cachent pas les complicités d’autorités africaines. « Ne voyons-nous pas, de nos jours encore, des dirigeants négro-africains embrigadés, compromis dans la néo-colonisation ? » s’interroge Godwin Tété.

On ne saurait cependant impliquer tous les rois africains dans cette collaboration, ni jeter la responsabilité sur tous les Africains. Le Sénégalais (notion très française) ne se sentait pas frère du Nigérian (notion très anglaise) du seul fait de la couleur de la peau. Adopter une position globalisante, c’est céder à une écriture téléologique. De même, on ne peut minorer la responsabilité des occupants européens car : « en tout état de cause, ces rois n’avaient point franchi l’Atlantique pour aller livrer leurs semblables en Europe ou en Amérique » rappelle Godwin Tété qui pose cette interrogation majeure : « comment comprendre que des chrétiens “super-civilisés” aient pu accepter d’acheter des êtres humains quand même bien proposés par des rois considérés par ces chrétiens comme sauvages ? »

Le travail de rectification concerne aussi une analyse de l’exercice du pouvoir des nouvelles autorités africaines. « Le 1er septembre 1966, monsieur Ahidjo, “père de la Nation” [rires de Teno] rassemble tous les Camerounais sous la bannière du parti unique et concentre entre ses mains tous les pouvoirs. » entend-t-on dans Afrique… Pour en arriver à cette mascarade, il a fallu saper les partisans d’une Afrique réellement indépendante. « Au Cameroun, le massacre des populations favorables à une réelle indépendance a permis de mettre en place Ahmadou Ahidjo, un “ami” de la France » selon Verschave. Des pans entiers de notre histoire restent à exhumer, se confondant avec des agressions plus récentes. Sur le cas du Cameroun, le président de association Survie écrit : « Dans ce pays, un massacre a eu lieu à partir de 1957 jusqu’en 1965, qui a fait peut-être jusqu’à 400 000 morts, en tout cas au moins 200 000, avec une pratique de la torture. […] Cette histoire, pourtant, vous ne la connaissez pas, ni la quasi-totalité des Français […] » (F.-X. Verschave, 2000 b).

Mon ennemi, mon allié

L’Occident lointain est proche et présent dans les documentaires. En un retour de situation dont l’Histoire a le secret, la globalisation a étendu ses tentacules destructurantes à l’Occident même. « À oppresseur, oppresseur et demi », Aminata Traoré dans Le viol de l’imaginaire (2002). Par un anti-américanisme caricatural, certains pensent avoir identifié le monstre : cependant, des entreprises européennes participent (depuis des siècles) à mettre les sociétés africaines sous le règne d’une économie qui ne connaît que la rentabilité. Teno, Mambéty et Ndiaye rappellent que l’oppresseur n’est pas né le 4 juillet 1776. Cette nouvelle oppression mondialisée ne donne pas pour autant une solidarité active. À la suite des attentats sur New York le 11 septembre 2001, ceux qui n’ont jamais été « Rwandais » lors du génocide de 1994 ont dit que : « Nous sommes tous Américains » ; car il y a une gestion unilatérale des médias. Si cette attaque relève d’une ignominie condamnable avec la plus forte énergie, elle ne peut supplanter l’attaque de 1250 ans dont l’Afrique est victime.

Le cinéma documentaire doit faire face à la « noire image de l’Afrique ». Les écueils sont encore nombreux. Teno explique comment (en tant que producteur) il ne peut avoir accès au système de financement auquel tout producteur sur le sol français a droit. Ses films passent sur Arte, chaîne franco-allemande, mais la composante française rejette systématiquement ses projets que les responsables allemands d’Arte financent.

La cérémonie des Césars (France, 2001) fut un modèle du malaise autour de la « noire image ». Le Collectif Égalité, qui milite pour une représentation effective de la composante noire du peuple français, fit un happening bousculant le programme. Ce n’est qu’a ce moment que le réalisateur de l’émission aurait montré les Noirs présents dans la salle 6.

En cette ère de « mondialisation », ces cinéastes font entendre un discours revendicatif d’un continent qui a très tôt connu le métissage, riche de civilisations dont certains auteurs attribuent la paternité à des Blancs mythiques et mystiques qui auraient bizarrement laissé leurs terres natales pour exprimer leur génie en terre africaine.

Mondialisation, documentaire et Afrique

La mondialisation, telle que je la comprends, est la mise du monde en réseau. Les interprétations divergent sur les visées de cette interconnexion. Ceux que l’on appelle les « antimondialistes » se défendent d’être contre la mondialisation, mais combattent l’exploitation capitaliste qui en est faite. Ce réseau qui s’étend sur le monde est nourri par la circulation des connaissances, des biens et personnes. C’est ainsi que les Africains prennent encore plus conscience de toute une littérature malsaine qui a forgé leur « noire image ».

Quand Bertrand Poirot-Delpech, chroniqueur au journal Le Monde et « de l’Académie Française » fait un bien mauvais jeu de mot sur les Africains et Hegel, il y a tout lieu de broyer du noir en attendant la réflexion bien pesée d’un paysan vendéen, corse ou corrézien nourri des Journaux-Télévisés-de-TF1-sur-la-banlieue et des aventures de Tarzan ou Tintin au Congo. Restons donc en Corrèze pour nous étonner que l’art classique africain attende l’opinion éclairée du corrézien Jacques Chirac pour quitter la station dégradante d’« Arts Primitifs » et rejoindre la qualification généreuse d’« Arts Premiers ». Peut-être n’ai-je pas assez d’oc ni de latin-grec, mais il me semble que mettre dans le même sac l’art Nok (Nigeria, IIIe siècle), les sculptures papoues (Océanie), les masques Pongwés (Gabon) et le Gou d’Abomey (Bénin, fabriqué fin XIXe avec de la ferraille de bateau), relève d’un amalgame que l’on ne se permettrait pas s’il s’agissait d’art européen. Les belles pages de La réforme intellectuelle et morale (Ernest Renan, 1871), publiées au lendemain de la guerre de 1870, évoquaient les « races inférieures ou abâtardies », divisés en « race d’ouvriers » (les Chinois) et « de travailleurs de la terre » (les Nègres). Ah ! quand même, ils ne sont pas fainéants pour tout le monde. Dire « y’a bon banania » et crever dans la neige d’Europe, ce n’est pas tenir une agence Century 21, mais c’est du boulot. Un écolier de 1910 qui n’a pas buissonné et bien fait sa catéchèse ne prend sa retraite qu’en 1960. Donc, si un « presque-président » français (J.-M. Le Pen) a pu dire récemment croire à l’inégalité des races, on sait où il traînait il y a cinquante ans. Ne voyons pas tout en « noir » : c’est au moins un qui va à la retraite.

À ce titre, le « documentaire africain » doit enseigner et « désenseigner », combler et ôter. Ignacio Ramonet note que les mass media créent des réflexes de consommation provoquant de l’incompréhension, voire de l’hostilité face à des œuvres qui échappent aux normes.

L’Histoire boursoufle les documentaires de Teno, Ndiaye et Mambéty. Tous trois concourent à cimenter l’adhésion à leur communauté.

In fine

Il peut sembler dépassé de baser son propos sur une identité qui renvoie à un continent voire à une race, la noire en l’occurrence. Mais il y a plusieurs explications à cela. La première, c’est que le Sénégalais et le Camerounais sont nés en 1960, le Bissau-Guinéen en 1973, le Namibien en 1990. Des identités nationales qui sont plus récentes que la brésilienne, Tahitienne ou la française ; qu’il faut comprendre, accepter, assumer et surtout emplir.

La responsabilité du cinéaste est toujours engagée, Teno le rappelle à juste titre quand dans Chef ! il filme la scène où un voleur de poule est violenté par la foule. Un homme prend entre ses mains la tête du voleur de quatorze ans. Le geste est protecteur, comme s’il voulait lui murmurer quelque chose à l’oreille, mais à quelques centimètres, il assène un violent coup de tête à l’adolescent. S’ensuit un long fondu au noir où la voix de Teno retentit : « Ici, j’ai posé ma caméra et je me suis interposé ». Un voleur de poule est violenté alors que les politiciens agissent en toute impunité et sont même acclamés par la foule. Est-il plus criminel que celui qui spolie la foule, met tout un peuple dans un sac au moyen d’élections truquées avec l’aide d’une armée corrompue et sanguinaire ? La question est posée dans un implacable montage où l’image du voleur de poule cède à celle d’un voleur de foule : Paul Biya.7

Au royaume du Cayor (Sénégal), le roi était élu par u conseil avec toutes les composantes du peuple (esclaves compris). Le chef des armées était Esclave, doté de privilèges. Le roi ne régnait jamais seul et pouvait être démis. Tant et si bien que quand Teno et Mambéty (Félix restant en deçà de la politique) critiquent l’autoritarisme des dirigeants africains contemporains, ils leur opposent les formes traditionnelles de démocratie.

D’où une vigilance accrue des « metteurs en signe » s’est mise en marche et dont les cinéastes ne sont qu’une composante. Il y a mutation politique dans une Afrique où les amis de l’Occident n’ont plus les moyens de bâillonner la libre expression. Leur gabegie a conduit un nombre important d’Africains à l’exil. La production africaine actuelle est presque essentiellement celle des cinéastes en exil (comme Teno et Félix Ndiaye), ce qui influe sur le contenu et les moyens de leurs œuvres. Cet exil exacerbe l’écart culturel (à l’instar du generation gap : écart générationnel) et crée un besoin conscient ou non de revendication culturelle dans un monde unipolaire. Lévi-Strauss — au-delà de ses égarements sur les sociétés froides/chaudes — affirme que « toutes les civilisations les unes après les autres reconnaissent la supériorité de l’une d’entre elles, la civilisation occidentale » 8 car tous les peuples s’habillent en jeans et boivent du Coca Cola. Venant d’un esprit réputé brillant, on mesure combien le travail est immense pour faire descendre à la culture occidentale une à une les marches du piédestal qu’elle a arbitrairement construit à sa gloire sanguinolente.

Face à ce monde qui se voudrait unipolaire par la grâce des médias (tous supports confondus, du cinéma hollywoodien à Internet) la modification des modes de productions apporte une évolution notable, en particulier l’irruption de la vidéo numérique. Le Mariage d’Alex (Teno) ou encore le film de Félix Ndiaye consacré au photographe Touré Mandémory (Nataal, 2001) sont en DV-cam. Teno est aussi son propre producteur (comme Mambéty et Félix Ndiaye), avec des partenariats diversifiés qui le rendent moins dépendant des humeurs de fonctionnaires européens ou de restrictions qui font qu’un cinéaste africain ne peut être financé si son film est tourné en Europe. Idrissa Ouédraogo (Burkina) est sevré de subventions du fait de ne plus être un jeune auteur et d’avoir commis un crime de lèse-majesté : son dernier film Kini & Adams (Sélection Officielle Cannes 1996) tourné au Zimbabwe, dans la langue de la perfide Albion. Les difficultés du cinéma de fiction sont partagées par le documentaire, et exacerbées car il faut faire des films qui rapportent. Le cinéma n’a pas d’autre ambition, si on lui en donne les moyens législatifs.

La mutation économique concerne aussi le secteur de la distribution. Mambéty, peu avant sa mort s’était associé avec un cinéaste camerounais, Jean-Pierre Békolo, et avec une structure de promotion qui disposait d’un site Internet avec extraits de films. Autre symptôme de cette connexion des auteurs africains : Teno est le distributeur de Passage du Milieu (Guy Deslauriers, Martinique, 2001), un documentaire-fiction d’une très grande force esthétique sur l’esclavage européen. Ce film reflète aussi une idéologie dangereuse qui peut miner tout le travail effectué : « la créolité » 9, chêne qui se voudrait sans terreau, sautant allégrement les ères. Quand on entend que les rois africains esclavagistes capturaient des hommes, gardaient les meilleurs bras pour cultiver leurs terres et vendaient ceux « dont l’Afrique n’avait pas besoin », on est dans la mystification. Lorsque dans Lettre à Senghor, l’enracinement culturel est enjolivé, on est dans la mythification. La différence n’est pas si mince : la mystification crée des croyances pour les besoins d’une clôture culturelle, la mythification veut créer des identifications pour donner des raisons de s’attacher à une culture. Les deux menacent chaque documentariste africain qui prend la caméra, la meilleure piste étant une revendication culturelle (inhérente) qui ne se contente pas d’indiquer une place, mais l’emplit. La mondialisation, au lieu d’accroître les connaissances, semble amplifier les ignorances et déclencher un « processus de construction d’une identité ethnique collective » 10.

Bret, la mondialisation, en mettant en contact les hommes, les connaissances et les moyens de les faire circuler, fortifie l’essor du documentaire en Afrique. Ce qui change fondamentalement, ce sont les moyens de faire et de se faire entendre. Ce qui change : les médias privés se développent et les médias d’État tendent à assumer un service public ; disparition des dictateurs ou combat acharné de la société civile. La génération née après le colonialisme et les années d’indépendance hésite moins à traiter sans fard du devenir de l’Afrique.

Alors que les rangs des documentaristes se gonflent (même si pour certains le genre est un tremplin vers la fiction) une analyse de la revendication culturelle est déjà possible et peut être approfondie en incluant d’autres films, ou auteurs.

Des réalisateurs de fiction comme Moussa Touré ou Moussa Sène Absa (Sénégal) se frottent au documentaire ; d’autres comme le bordelais Abdoul Dragoss Ouédraogo (Burkina) ont une œuvre documentaire en construction. Notons toutefois que la tendance générale s’oriente plus vers les approches Mambéty-Teno que de la voie de Félix Ndiaye. Les contraintes apparaissent encore au niveau des États alors que la marche vers la renaissance africaine est lancée et nécessite d’être accompagnée par le travail documentaire.

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  • Ramonet (Ignacio) : Propagandes silencieuses. Masses, télévision, cinéma, 2000.
  • Saouter (Catherine) (sous la dir.) : Le documentaire. Contestation et propagande. Montréal : XYZ éditeur, coll. « Documents », 1996, 161 p.
  • Seck (Boubacar) : « La Vénus hottentote », in 20e parallèle (Bordeaux), n°2, fév. 1999, pp. 2-4.
  • Snipe (Tracy Donald) : Arts and Politics in Senegal. 1960-1996. Trenton (USA) / Asmara (Erytrée) : Africa World Press, 1998, 174 p.
  • Labou tansi (S.) : « Lettre aux Africains sous couvert de Parti Punique », L’autre monde, (posthume) 1997.
  • Teno (Jean-Marie) : « Imagining Alternatives : African Cinema in the Year 2000 », in www.newsreel.org/articles/teno.htm
  • Traoré (Aminata) : Le viol de l’imaginaire. Paris : Fayard / Arles : Actes Sud, 2002, 207 p.
  • Tété (G.) : La traite et l’esclavage négriers. 1848 : Abolition de l’esclavage. in Dossiers Noirs, Spécial Mémoire, n° 11. Paris : Agir ici-Survie / L’Harmattan, [1997) 1999, 63 p.
  • Verschave (François-Xavier) : (2000 a) Noir silence. Paris : Les Arènes, 597 p.
  • Verschave (François-Xavier) : (2000 b) France Afrique, le crime continue. Lyon : Tahin Party, 3ème éd, retranscription de la Conférence du 5 déc. 1998, à la librairie La Gryffe (Lyon), 75 p.
  • Vieyra (P. S.) : Le cinéma au Sénégal, Bruxelles : OCIC / Paris : L’Harmattan, 1983.

Filmographie de Samba Félix Ndiaye

  • Perantal (documentaire, 1975, 30′)
  • La Confrérie des Mourides (documentaire, 1976)
  • L’exode rural au Sénégal (documentaire, 1976)
  • Les Halles, l’ancien marché (documentaire, 1979)
  • Problèmes de l’espace et du logement en France (documentaire, 1977)
  • Geti Tey (documentaire, 1978, 41′)
  • La Santé, une aventure peu ordinaire (documentaire, 1986, 15′)
  • Aqua (documentaire, 1989, 12′)
  • Les Chutes de Ngalam (documentaire, 1989, 9′)
  • Diplomates à la Tomate (documentaire, 1989, 12′)
  • Teug ou chaudronnerie d’art (documentaire, 1989, 17′)
  • Les Malles (documentaire, 1989, 14′)
  • Dakar — Bamako (documentaire, 1992, 58′)
  • Amadou Diallo, un peintre sous verre (documentaire, 1992, 13′)
  • Ngor, l’esprit des lieux (documentaire, 1994, 1h34)
  • Lettre à Senghor (documentaire, 1997, 49′)
  • Un fleuve dans la tête (documentaire, 1998, 54′)
  • Nataal (documentaire, 2001, 50′)

Filmographie de Jean-Marie Teno

  • Schubbah (documentaire, 1983, 15′)
  • Hommage (documentaire, 1985, 13′)
  • Fièvre jaune Taximan (fiction, 1985, 30′)
  • La Gifle et la caresse (fiction, 1987, 20′)
  • Bikutsi water blues (documentaire, 1988, 1h33)
  • Le Dernier voyage (1fiction, 1990, 19′)
  • Mister Foot (documentaire, 1991, 22′)
  • Afrique, je te plumerai (documentaire, 1992, 1h28)
  • La Tête dans les nuages (documentaire, 1994, 37′)
  • Clando (fiction, 1996, 1h38)
  • Chef ! (documentaire, 1999, 1h01)
  • Vacances au pays (documentaire, 2000, 1h15)
  • Le Mariage d’Alex (documentaire, 2002, 45)

Filmographie de Djibril Diop Mambéty

  • Badou Boy (fiction, 1970, 65′)
  • Contras’ City (documentaire-fiction, 1969, 27′)
  • Touki Bouki Le voyage de la hyène (fiction, 1973, 95′)
  • Parlons grand mère (documentaire, 1989, 34′)
  • Ramatou (Hyènes) (fiction, 1992, 1h50)
  • Le Franc (fiction, 1994,45′)
  • La Petite Vendeuse de Soleil (fiction, 1998, 45′)

  1. Voir Thierno I. Dia, « De Skip® se moque-t-on », article à paraître.
  2. Senghor n’a pas dit autre chose quand il proteste que « l’émotion est nègre et la raison hellène » ; formule qu’il ne reniera jamais, tentant au contraire de la défendre. Dans sa grande mansuétude, ce sieur accorde aux Nègres d’avoir une raison, mais intuitive ; quel verbiage ! C’est d’autant plus abominable qu’il se rétère à… Gobineau (qui se donne une particule comme de juste), dans l’Essai sur Inégalité des races humaines (1854).
  3. Hume juge que les nègres sont inférieurs aux blancs, car ils n’auraient ni arts ni science. Pour Obenga, c’est un « certificat philosophique de l’infériorité naturelle, congénitale du Nègre, de l’Africain. Hegel recopiera Hume, textuellement ». Obenga, p. 116. Voir David Hume : Essays, Moral, Political and Literary, [1777].
  4. Il dit en wolof : « Mbir moomu di sumu baay, sunu maam, Léopold Sédar Senghor. Lañ ci mena wax moy lu “nice” [beau/gentil en anglais], lumu tuuti tuuti lu “nice”, Lan ci xam, mu yam fa ». Il insiste sur “nice”
  5. Les longs discours de Senghor ennuyaient les gens, car en plus, il usait de force citations latines et grecques. Voir dans Léopold Sédar Senghor entre deux mondes (documentaire de Pierre Beuchot et Jean-Noël Jeanneney, France, 1998) le témoignage d’Abdoulaye Bathily, ancien ministre d’Abdou Diouf, et opposant qui a goûté aux aigres douceurs que Senghor réservait à ceux qui se plaçaient sur son chemin.
  6. M. Teno et alii, « L’insoutenable “invisibilité” des Noirs en France », in Bulletin de la Guilde africaine, n1°1, mars 2000, p. 1.
  7. « Au Cameroun, les royalties du pétrole se gardaient bien d’alimenter le budget du pays. Le président Biya – dont Le Floch-Prigent [ex-PDG d’ELF Aquitaine] déclare que c’est Elf qui l’a mis en place – avait déclaré qu’il ne fallait pas “donner de mauvaises habitudes au peuple camerounais” et que par conséquent il mettait en réserve l’argent du pétrole sur un compte spécial, en prévision des “temps difficiles”. Les Camerounais n’ont bien entendu pas vu la couleur de cet argent. » F.-X. Verschave : France Afrique, le crime continue, p. 23. Voir L. Le Floch-Prigent : « La confession de Loïc Le Floch-Prigent », dans L’Express (Paris) du 12 décembre 1996.
  8. Lévi-Strauss : Race et Histoire, chapitre 7, Paris, 1950
  9. Dans les œuvres de la « créolité », Afrique est toujours indigne, vile, avec une clémence voire une fascination pour l’Europe. On remarque une curieuse mise à l’écart de Haiti, par trop nègre. Rappelons que la « créolité » est une certaine apologie du métissage, dont la Martinique et la Guadeloupe seraient les modèles les plus aboutis. Un auteur comme le Guadeloupéen Tony Delsham dénonce cet intellectualisme qui voudrait prendre le contre-pied de la défunte « Négritude » d’Aimé Césaire (Martinique). On en convient : les Antilles ont su certes créer une culture originale (dans des conditions douloureuses), mais elle est le fruit d’autres dont l’africaine.
  10. Mar Fal : « De la construction communautaire », in Bulletin de la Guilde africaine, n°2, 2000, p. 3.


Publiée dans La Revue Documentaires n°18 – Global/local, documentaires et mondialisation (page 103, 3e trimestre 2003)