Au lieu de l’auteur

Jean Breschand

le 01.04.98 — cher gérard — à paris — chemin faisant — que ces lignes soient donc pour moi l’occasion d’essayer d’y voir un peu plus clair — autant que faire se peut — sinon y voir se déplacer — évoluer dans cet enlisement de l’émulsion — la confusion des termes — l’obscurité du faire — en ce point aveugle où si peu auteur — démuni de tout savoir — perdu de doute — s’éprouver — ici un vide — comment définir cette boîte noire — le sujet du verbe — je- on — s’éprouve — serait-ce le nom qui signe — l’individu divisé concentré — le complexe qui filme — l’échange d’un intérieur avec un extérieur — l’économie de la chambre noire des frères lumière qui tout à la fois enregistre développe projette —

si peu auteur et pourtant se pose — au regard de l’industrie d’abord — on en comprend le règlement administratif — une affaire de copyright — sa nécessité financière — son impératif face au faux ami — mais au prix de la dilution de ce que découvrit en son temps le mot — associé à cet autre oublié — des auteurs la politique — ce dont il n’est plus guère question — pas même par ceux qui s’affichent — société écran d’une affaire de droits et de redistribution — qui donc oserait là ne pas se dire auteur — tant il est vrai qu’il y va d’une reconnaissance et d’une distinction — sur le fond de l’équivalence abstraite du marché — le mot alors demeure — nécessaire et embarrassant — recouvrant aussi bien le singulier que l’uniforme du commerce — blanchiment d’image sous le manteau de l’argentique —

et pourtant s’expose — au regard des autres — spectateurs qui entrevoient le trait — l’œil la main qui firent le film à ce moment-là — et te renvoient ce qui t’échappe — pourtant se dépose — entre toi et le spectateur — S’impose — en toi — nœud d’incertitude — comme cet autre qui se dit je — ce je qui se dispose — se décompose en un autre — le moi soufflé de l’extérieur disait hofmannstahl — je dois le mot à jean durançon — impossible de retrouver la référence — mais l’expression laisse entrevoir un intérieur traversé par l’extérieur — façon d’échapper à ce que l’identité a d’aliénant — et reconnaître cette zone où l’on est ouvert à tout vent — plutôt que la seule affirmation d’une volonté — sinon celle de gagner en déliaison pour faire venir un lien — au mieux dans l’invention d’une forme-avec soi — contre soi — aussi contre les autres — avec eux — une exigence aveugle — injustifiable — qui tient d’un partage — d’être sur une ligne de partage — entre ruine et ouvrage — savoir et vacuité —

madrid — avril 1997 — en route pour gibraltar — le film suit le fil d’un voyage — à peine un voyage — un déplacement — une femme quitte paris — la ville un amant — un arrachement — et gagne la pointe sud de l’europe — où elle disparaît — un dépouillement — ce qui définissait le personnage c’était son devenir-nuage — on l’entendrait parler mais on ne la verrait pas à l’image — sauf une fois — les plans ne seraient pas tournés à l’épaule pour mimer un regard subjectif — mais fixes ils seraient ce par quoi elle est traversée en même temps que l’espace qu’elle traverse — arrivé à madrid je ne savais pas encore que je trouverai le nuage de cette disparition accroché au sommet du rocher de gibraltar ni la brume misoguchienne qui nimbe les montagnes du maroc — je n’y étais jamais allé — mais j’étais à l’affût de tous les phénomènes de vapeur — une discussion dans un bar avec un vieux madrilène ancien parisien révolutionnaire me conduit un jour à la gare d’atocha qui abrite un jardin équatorial — pendant trois heures je filme sans discontinuer les brumisateurs qui régulent le degré d’hygrométrie — et je repars — sous la pluie le ciel noir — insatisfait — pour revenir le lendemain — je ne sais plus à quel moment j’ai compris que je n’avais pas trouvé le bon axe — qu’il ne fallait pas rester au pied des plantes — mais qu’il fallait grimper les passerelles pour dominer le jardin — de même qu’une semaine plus tard j’accèderai au sommet du rocher en téléphérique — sinon qu’il y arait une logique de la hauteur du nuage que j’avais intériorisée sans la formuler — car ce qui me portait c’était la certitude obscure que le film avait sa pente dans ce devenir-nuage — une certitude physique comme le disait si bien max ophüls — prise ici dans le tournage entre obstination et recadrage perpétuel — et c’est là le nœud étrange — le regard en éveil — pris dans un mouvement de recomposition sans repos — inquiet — que ce soit à travers l’œilleton de la caméra ou au fil des pas — ne cesse de guetter le cadre par lequel un plan peut trouver sa durée — mais toujours en se déplaçant dans un espace — cherchant la place où s’organise un champ de tension — parfois c’est comme s’il s’agissait de trouver un angle mort — se mettre à la place du mort pourrait-on dire — mais la formule risque d’être trop facile — en tout cas là où sans être caché les passants peuvent passer outre — et d’attendre — ce peut être simplement un rythme — comme celui des voyageurs au coin d’un couloir du métro — c’était l’horizon d’un film que je tourais en 1995 pour la télévision — une façon de voir comment les gens sont mis en scène par l’architecture des lieux — aucun rapport avec la soi-disante mise en situation des personnes filmées — comment ils y échappent aussi bien — c’est-à-dire comment déjà nous sommes pris dans un imaginaire — pétri dans la pierre et qui l’excède —

alors le label documentaire — tellement problématique — n’est d’abord qu’une question de fenêtre — la caméra découpe un plan sur le réel — un cache disait bazin — pas une image — un cadre qui relève d’une décision autant obscure qu’explicite — d’une tension — qui prélève une composition — le plan montre autre chose que l’immédiateté d’un mouvement capté — la narration développe autre chose qu’un enregistrement replié sur le visible — et d’aller à rebours du présupposé réaliste du cinéma documentaire — qui ne voit jamais que ce dont il a déjà la clé — commencer par s’en remettre à l’expérience d’un regard sur — non le monde — mais autour de soi — à l’alentour — le mouvement insignifiant — l’agitation en deçà du sens — où le sujet — au choix dit-on — n’est qu’un biais — ou un angle si on préfère — un moyen de transport — pas nécessairement un corps — pour chercher — découvrir — ce qui court au-dessous — anime les uns les autres — ni document ni témoignage — tout ce qui devrait faire le travail journaliste — encore moins salvation ou discours — mais ce qui aveuglément anime — et œuvre dans le faire — se manifeste dans la forme — en un mot un innommable — poussée vitale ou monstruosité — tel le chant intact du vieil enfant juif rescapé de l’annulation industrielle à treblinka — qu’il faut cerner — un envers à regarder en face —

et comprendre enfin que le documentaire ne désigne rien d’autre que l’espace — pas forcément symbolique — abandonné par la fiction — où peut encore se chercher — s’expérimenter la forme d’un regard — où parfois l’on voit le cinéma essayer de se recomposer — produire des films qui interrogent comme le formulait jean narboni un jour de février 1964 dans les cahiers du cinéma — à cette réserve près — que dans cet espace le cinéaste ne met pas en scène lui-même la réalité — au contraire de ce qui s’avance sous le nom de fiction où il feint d’en être l’organisateur — quand feindre veut dire aussi bien modeler que simuler — reste la mise en forme en champ en cadre — de l’image projetée sur l’écran — innervée — toujours menacée de devenir boue fluorescente par la tv — dressée contre l’effet télévisuel des multiplex — lieu de concentration — du capital du pouvoir de l’automobile — autarcie cathodique que dominique wolton — chercheur dépêché par le cnrs pour conseiller les responsables des chaînes nationales — de nickel-chrome trempées — renvoyant les nickelodeons aux calendes grecques — justifie en appelant cela lien social — et dont l’irradiation nous atteint en plein plexus solaire — alors que le cinéma est fils de la lune qui — mezza voce — dans l’impossibilité de se suffire à soi-même — vise à dessiller les yeux — délier les corps — désocialiser — briser avec la citoyenneté — cette vieille lune — pour renouveler — autant que faire se peut — le lien obscur qui nous tient ensemble — l’obscure clarté du désir — bloc élémentaire où se noue notre devenir civil — cela à l’épreuve de l’insaisissable — où le je défaille et s’emporte — dont le film porte la marque — reste comme un noyau — de sorte que — plutôt qu’un être — auteur désigne un lieu — là où le film se développe — où le spectateur se projette — où le cinéma se — nous — délie — ce par quoi seulement il peut se faire qu’on se tienne — debout — quelque part — avec en filigrane ce souvenir de lecture de 1996 — en suivant les traces de valery larbaud. dans la florence de 1912 lors d’un film sur les écrivains voyageurs — en 1544 maurice scève publie un recueil de poèmes placés sous divers emblèmes tels — à tous clarté à moi ténèbres — ma clarté toujours en ténèbres — quand tout repose point je ne cesse — et regroupés sous le titre unique du nom d’une femme — délie — qu’il accompagne de cet hommage — objet de plus haute vertu —


Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 149, 1er trimestre 1999)