Pierre Merejkowsky
le schéma directeur
L’auteur et moi, moi et l’auteur, nous tournons mes films.
L’auteur me manipule. Je suis le jouet de l’auteur.
L’auteur déplace mes interlocuteurs, mon quotidien en fonction de la trame qu’il tisse et que j’impose également à l’auteur.
Mais qui manipule qui ?
Je suis mon propre sujet.
Mon propre sujet gravite autour des options, du quotidien de mes interlocuteurs.
Je m’oppose au rôle que je m’impose de jouer.
Mon quotidien, mes relations avec le monde nourrissent mon auto-expérimentation.
Chaque intervention me renvoie à mon auto-introspection qui elle-même nourrit la prochaine auto-introspection.
Je suis un champ d’auto-expérimentation illimité.
l’objectivité
Le thème de l’exclusion lié au fonctionnement du RMI renvoie à la problématique de mon champ illimité d’auto-introspection.
Il n’y a pas de barrière entre le monde de la fiction de l’auteur et le monde du réel de l’auteur.
Le thème de l’exclusion me renvoie à la quête de ma propre exclusion de la fonction d’auteur.
Je pense faire preuve d’objectivité, et même de cette objectivité revendiquée par la fonction officielle d’auteur de documentaire de création.
Je ne cherche pas à analyser un comportement social, à décrire une situation personnelle, ou un conflit international ou communal.
Le SDF décrit par l’auteur dans le scénario de mon film n’intervient pas en tant que SDF.
L’auteur du film ne décrit pas le comportement affectif ou social d’un SDF.
Je m’adresse à un homme qui a un statut social de SDF et qui est intervenu dans mon film, dans mon quotidien en tant que spectateur d’un de mes films, et non en tant que SDF.
Cette intervention, cette incroyable subjectivité, comme l’écrit Emmanuel Brassot, donne corps à une description, à une réflexion. Elle ne vient pas de l’observation du sujet, mais de l’observation par les éventuels téléspectateurs de mon observation sur un SDF qui n’a pas un statut de SDF.
Je ne cherche pas à prendre le pouvoir sur l’auteur.
Je ne cherche pas à prendre le pouvoir sur le tube cathodique.
Je ne crée pas une barrière entre le réalisateur et l’intervenant du documentaire.
L’auteur crée son personnage autour de l’incompréhension, autour de l’incommunicabilité.
Il me manipule.
Il procède par négations successives afin de brouiller mes points de repère et les points de repère du téléspectateur et de ma mère.
« Mais vous cherchez à démontrer quel point de vue à travers vos films ? » ainsi que le demande une intervenante dans mon film le Cinéaste, le Village et l’Utopie.
Ce brouillage tend à renvoyer le spectateur (et ma mère) à sa propre observation. Le spectateur devient lui aussi le propre spectateur de ses propres observations.
Il n’y a plus d’identification à un héros positif, à un héros négatif, à un SDF malheureux, à des familles bombardées.
L’auteur refuse que les archives cinématographiques se donnent le droit d’illustrer un passé, et d’éclairer un avenir.
Le choix des thèmes de l’actualité (le chômage, l’utopie, le RMI) permet comme la réappropriation des archives cinématographiques de recentrer le commentaire de l’actualité sur ma propre réalité.
Je suis le moteur descriptif de ma propre réalité.
Le système revendiqué de la négation (je ne veux pas, je refuse etc., etc.) permet de tracer les limites de mon champ d’auto-introspection et interdit le recours à la relativisation d’une question, à l’exposé de la multiplication des effets secondaires ou déterminants des conséquences (imprévisibles) de la mondialisation.
Il n’y a plus d’alibi.
La protestation et le cri tiennent lieu de description objective.
Le cri s’exclut du statut de militant, ou du statut de témoignage exceptionnel de la souffrance, de la révolte révoltante.
Le cri est catalogué dans l’expression de l’artiste.
L’auteur par mon intermédiaire se lance aussitôt à l’assaut de ce statut d’artiste qui pourrait nous être accordé. Il recentre son discours sur une critique des systèmes que je défends, les systèmes de l’utopie, les systèmes de la réinsertion des RMIstes.
Il me juge.
Il m’ausculte sans fin.
Il ne veut pas être taxé de leader, de professeur, de détenteur d’un savoir, d’une spécialisation.
Il ne veut pas m’enfermer dans un statut professionnel.
Mon documentaire sur la fonction sociale du RMI s’infiltre malgré ma volonté dans une structure déterminée par les lois de la réinsertion.
Inexorablement, l’auteur me pousse à revendiquer un statut d’exclu, à me méfier d’une identification aux professionnels que je côtoie dans mon documentaire, aux hommes d’argent, aux hommes de pouvoir, aux femmes aimantes, aux enfants qui errent, aux chiens qui aboient dans la campagne, aux voitures rutilantes. Ma fonction de réalisateur et ma fonction d’exclu concourent à exclure mes intervenants de leur champ de référence habituelle.
Je me déplace de groupes en groupes, de militants en militants, d’amis en amis, de femmes en femmes avec toujours la même obsession.
Je ne dois pas prendre le pouvoir, je ne dois pas utiliser mon documentaire pour attirer sur moi les feux de l’actualité puisque je ne reconnais pas le pouvoir de l’actualité sur mon cheminement.
La répétition de la même argumentation chasse mon angoisse. La répétition de la même argumentation chasse mon angoisse. La répétition de la même argumentation chasse mon angoisse. La répétition de la même argumentation chasse mon angoisse. Mon esprit est occupé par l’unique pensée du refus de la prise du pouvoir.
Cette unique pensée ressassée permet d’entrer en communication avec le monde de la lumière, avec les splendeurs naturelles ou les laideurs naturelles de la Nature. Elle contraint l’auteur à se recentrer autour des paroles des interlocuteurs.
Le caractère obsessionnel de cette répétition contraint le spectateur attentif ou peu attentif à échapper à l’ennui que suscite les mêmes propos, les mêmes attitudes.
Il est à son insu amené à ne plus s’identifier à mon jeu d’acteur narcissique.
Il entre lui aussi dans un phénomène d’introspection (en admettant qu’il n’ait pas eu la chance de mettre tout de suite la main sur le boîtier qui commande l’ouverture et la fermeture des différents canaux de son poste satellitaire et parabolique).
Il n’y a plus de spectateur.
Il n’y a plus de réalisateur.
L’information n’est plus verticale, elle est horizontale, elle traverse les contradictions de l’auteur et les attentes des spectateurs.
Le spectateur n’est plus convié à se laisser gaver par une rhétorique qui m’exclut de son propre quotidien.
L’auteur à travers ma voix et ma gestuelle agitée explique qu’il fuit le sensationnel, qu’il n’essaye pas de capter l’attention.
Le non-captage de l’attention est capté par la revendication du non-captage de l’attention.
Ma parodie fréquente des documentaires programmés par les chaînes de télévision officielle critique le système de l’identification.
Je refuse d’endosser le micro-cravate du spécialiste qui laisse entendre que les muscles fessiers rivés sur les canapés doivent se contenter de leur situation : « Nous, spécialistes, informons par la vérité objective des images que vous n’êtes pas bombardés dans une ville assiégée, que vous ne stationnez pas dans une interminable queue avec l’intention avouée d’avaler une soupe fade et populaire, et c’est pour cette raison que face à la description objective de ces malheurs, vous n’avez rien à revendiquer, ni à réclamer. Vous avez la possibilité d’avaler vos soupes salées et de vous massacrer à coups de voitures particulières les jours de grands départs. Vous êtes libres. Nous sommes libres. Vive la liberté.
Vive la télévision. Vive les voitures. Vive les canapés. Vive la soupe. Vive les vacances ».
l’analyse
Mon indignation détermine le choix des sujets de l’auteur.
Cette indignation est immédiatement suspecte.
L’auteur exige des explications.
Il veut savoir si cette indignation n’est pas destinée à créer un climat de sensationnalisme qui contribuera à augmenter les points de l’audimat.
L’auto-dérision, le recours à l’ironie combattent la gravité solennelle et grotesque de l’auteur désireux de s’auto-flageller. J’essaye de m’abstraire des valeurs de l’audimat avec le secret espoir que cette non reconnaissance consacrera mon entrée dans le corridor de l’audimat.
Les objets se déchaînent autour de moi.
Les demandes de mes interlocuteurs alimentent ma surenchère verbale. Je m’adresse aux cochons (Le cinéaste, le village et l’utopie). Je m’engage dans un Bataillon de Volontaires pour la Yougoslavie (La petite guerre).
Je n’impose pas une analyse qui permettrait d’assouvir la soif de connaissance du spectateur.
Je n’ai pas soif. Sur mes tournages, on ne boit pas, et on ne mange pas.
Même si j’affirme que mes films sont créés autour d’une certaine forme d’autogestion.
Il n’y a pas de réalisateur suprême.
Je ne suis pas dieu
Ils disent souvent ou parfois que je suis un démagogue.
Je reconnais facilement et à volonté mon attitude démagogique.
J’ai déjà annoncé que je comptais me présenter aux élections présidentielles dans un de mes précédents films (Le cinéaste, le village et l’utopie). Cet effet d’annonce imprévu et partiellement imprévisible même dans mon propre système me permettait de justifier mon discours démagogique. Le prétexte de la réalisation du film laissait enfin la place au Tribun qui s’affranchissait ainsi des contingences propres à la réalisation d’un film (recours à une caméra, fiches de paye, recrutement de collaborateurs autogérés, etc., etc.).
Annoncer de but en blanc que je renonce à toute jouissance terrestre à bas le désir, à bas la normalisation comme je l’ai écrit dans mon film Nous voulons du chômage) participe également à cette démagogique auto-intoxication.
Ma remise en cause des moyens techniques, la remise en cause du pouvoir des opérateurs ou des monteurs dissimulent ma culpabilité.
Je suis coupable.
J’apporte ma pierre à l’édifice du Meurtre.
Le va-et-vient constant entre l’auteur et mon personnage renforce la barrière que mon narcissisme et mon humilité de circonstance alliée à une dérision programmée instaurent entre mon quotidien et mon entourage.
Je voudrais casser cette magie du Verbe et ce rappel constant à autodérision qui participe à mon propre meurtre. A ce Meurtre qui tue l’individu par l’individu et qui se répercute de tubes de télévision en tubes de télévisions et de canapés en canapés.
Le Moi et l’auteur tentent de trouver une ligne de fuite. Une ligne de fuite qui niera l’idée de Meurtre.
La ligne de fuite se dérobe.
Mon ironie et mon auto-dérision laissent habilement entendre que je ne cherche pas à endosser les malheurs de l’Humanité.
C’est certainement une nouvelle et ultime manipulation.
La répétition récurrente de ma revendication à un statut d’exclu est le fruit de mon auto-manipulation.
Je participe au Meurtre.
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 153, 1er trimestre 1999)