François Barat
Les fêtes du centenaire de l’invention du cinéma viennent de se terminer sans que rien de bien nouveau ne soit apparu sur cette planète. Rien concernant des résolutions nouvelles à propos de la finance, rien à propos du statut du scénario, du statut des scénaristes, produire quoi et comment, pour quelle diffusion. Quant à la notion d’auteur de cinéma, il semble que ce soit toujours difficile de la rendre plus compréhensible et que le désir de plus en plus équivoque de faire « du cinéma » envahit les jeunes générations, nous plongeant dans la loi des grands nombres où règnent la confusion et l’immaturité, la bêtise et l’ignorance; la barbarie future se construit sur ce souple matelas de désir incertain, dans la cacophonie des élites soudainement coupables, dans la désertion des intellectuels, dans l’absence de marquage de cette notion d’auteur au cinéma, qui a vu plusieurs générations se chamailler pour savoir qui habitera le terrain vague de la culture cinématographique.
On pourrait avancer sur ce terrain vague en disant que les techniciens du cinéma sont aussi des interprètes du cinéma. La formation orchestrale rappelle beaucoup la cohorte des spécialistes interprètes qui compose l’Équipe du Film. Cette équipe du film comme l’orchestre répond à des conventions syndicales précises, assez fermes et qui obligent à une organisation rigoureuse du travail de fabrication d’un film. L’auteur d’un film pourrait être celui qui échappe à tout contrôle et dont les composantes de l’orchestre du cinéma, l’Équipe du Film accepterait selon certains accords régissant le code du travail du film à interpréter le scénario-découpage-montage etc., imaginé par l’auteur de cinéma (cet Auteur-là, peu à peu, s’organisera, c’est sûr; mais ici nous frayons un peu, on ouvre des petits chantiers sur le terrain vague, on s’amuse). Jean-Louis Baudry, auteur du livre incontournable l’Effet Cinéma, nous rappelle certaines nécessités du vocabulaire : il serait préférable d’appeler le producteur du film (le financier) « Entrepreneur » et la production « Entreprise ». Et c’est vrai. L’auteur étant le sujet-producteur, l’auteur, cet être « incontestablement individualiste ». 1 « Aussi lorsque j’évoquais l’auteur de film, mes questions allaient dans ce sens. Presque naïvement, je me demandais quelle sorte de désir pouvait animer le cinéaste, à quel champ pulsionnel, à quelle sorte de représentation ou de fantasme se référait le désir de faire du cinéma. » 2
Pointe ici la délicate question de la Liberté. Oui, liberté de la création cinématographique. Pas dans son acception d’un abandon des lois, des règles, des protocoles, mais bien dans le respect et l’organisation du travail autour de cette idée jamais admise de liberté du créateur.
« Entre l’auteur et son produit, entre le sujet-producteur et l’œuvre, entre la main et la matière s’interposaient de multiples manœuvres, surgissaient des interventions étrangères à l’artiste et il n’était pas sûr qu’il puisse s’en assurer la parfaite maîtrise. » 3
L’outil dont je rêve appartiendra aussi aux fous, aux réprouvés, aux réprimés, aux exclus, c’est ce que je pense de certaines expériences de production que j’ai menées, que je mène, que je mènerai.
L’esprit d’innovation dans la diffusion ne doit pas être absent de nos désirs.
Et même de redéfinir, enfin, de proposer de nouvelles marques pour renforcer, renouveler, relancer le sujet-spectateur.
Nous avons donc (quelques-uns) essayé de devenir des sortes d’artistes auteurs de films, en essayant de maîtriser l’ensemble de la production d’une œuvre cinématographique. Une espèce de méthode globale de la création cinématographique. Dès Mai 68 passé, nous nous sommes jetés dans la maîtrise des moyens de production, ce fut notre grand combat. On peut s’appuyer sur deux entreprises exemplaires : la fabrication des films de Marguerite Duras Son nom de Venise dans Calcutta désert et Le Camion.
(cut.)
C’était hier soir à la fête du cinéma, croyez-vous qu’on m’aurait prévenu que l’intégrale allait passer dans un cinéma du côté de la République ? Une plaisanterie pourtant m’a été faite, on parlait de mon curriculum à cause du jeu des chaises musicales qui fait rage en ce moment dans les milieux cinématographiques de la culture, comme toujours, Barat, vous savez le producteur de Duras. Mais sur l’intégrale, rien, peut-être que mes copains de la Cinémathèque n’en savaient rien, ni le directeur du CNC, ni la Ministre de la culture, enfin personne, peut-être même qu’ils ne savent pas qui c’est cet auteur-là de films : Marguerite Duras, comme l’article le dit aujourd’hui dans le journal acheté fiévreusement, le lendemain de la fête pluvieuse du cinéma (je n’y ai pas vu beaucoup d’auteurs). Ca rejoint avec humour le texte débuté la veille pour cette Revue Documentaires, on sait que j’ai écrit un petit topo pour Cerisy, sur les documentaires de la fiction chez Marguerite Duras, je m’en tape de Marguerite Duras, elle peut bien continuer de crever dans sa tombe du cimetière du Montparnasse, nous qui avons tué notre vie pour la cause du cinéma, nous qui nous sommes retrouvés à la rue pendant de longues années, à cause de ces petits films pas chers, comme dit le journaliste, tellement pas chers, qu’on s’est retrouvés complètement ruinés et pour longtemps, et qu’on nous a arraché la propriété des films pour que des gros pleins de soupe les rachètent pour rien du tout et en fassent des gorges chaudes ou bien se mettent à me les louer lorsque je demande de pouvoir les projeter à mes élèves, à mes étudiants, à mes amis, aux public, ça me rappelle les ouvriers de chez les fabricants d’automobiles qui rachètent deux fois leur voiture !
Enfin, tout ça nous dit bien qui est l’auteur et qui est le fabricant, on voit bien que c’est bien de cracher sur le fabricant, avec la production de ces deux films d’auteur, Son nom de Venise dans Calcutta désert et Le Camion, on a inventé une nouvelle manière de produire des films, personne n’a jamais fait ça, d’ailleurs ça fait rigoler ; les détracteurs disent : vous voyez dans quel état ces petits traités révolutionnaires l’ont mis, tout nu dans la rue, tout nu dans son âme, tout nu dans son cœur et presque en prison, et son frère pareil, c’est un peu comme une mauvaise comédie noire, il y a la famille Barat dans le coup, moi ça me plaît que les films ressortent pour illustrer cet article, mais vous lirez cet article après avoir vu les films c’est dommage, je crois qu’il faut essayer de les voir dans l’ordre chronologique, c’est nécessaire de les voir comme ils ont été conçus, mais vous pouvez faire n’importe quoi, on aurait dû ajouter Hiroshima qui est de loin le plus grand scénario du cinéma français, et puis aussi Une aussi longue absence et tous les films de Brooks qui sont très bons, Marguerite les détestait, mais ce sont de bons films, Belmondo et Jeanne Moreau, c’est très très beau, Blaye, c’est très très bien. Les courts métrages sont un peu nuls dans l’ensemble. C’est à dire qu’après, disons, l’épopée des années 70, l’affaire s’est dégradée passablement, à part le Navire Night. Et pour d’autres raisons. Les enfants, je peux la dire la raison, à cause de Martine Chevalier que je trouve sublime dans ce film et qui a bien voulu faire un passage dans le film L’Émoi que j’ai réalisé en 1988, un court métrage sur les événements de Mai 68, où elle est sublime aussi, voilà, c’est de la chance tout ça me direz-vous, ça alimente la fiction intérieure, ça forge du destin.
Dans cet article au sujet de l’auteur de film Marguerite Duras, on remarque de l’ironie aussi, comme à la fête du cinéma avec les raisons, les vraies raisons de faire Le Camion, par exemple; Duras ne règle pas ses comptes avec Staline, elle s’attaque à Staline, et à tous ceux qui continuent de croire à ces messages de mort, il n’y a pas à passer, il y a à regarder et à écouter, personne (je l’ai déjà dit) n’a voulu l’attaquer sur ce point lorsque le film représenta la France au Festival de Cannes et que toute la salle s’est vidée en vingt minutes avec des rires, des éclats de voix, des plaisanteries grossières. Je crois que nous étions plus que quatre ou cinq à la fin, il y avait Benoît Jacquot, mon frère, Nuytten peut-être, une ou deux copines, qui d’autre ? Henri Chapier qui écrira un texte formidable. Au fond, le scandale, on aima ça, qui ne l’a pas connu se prive d’une joie fantastique, ce sont, je crois, les auteurs qui connaissent le scandale. C’est peut-être une définition de l’auteur : faire scandale. Au théâtre non, ça n’arrivait pas, on adorait Duras au théâtre, tout aussi auteur, si ce n’est Duras plus encore au théâtre, mais au théâtre ça va, on aime, mais au cinéma c’est interdit, le théâtre encore, ça va, les auteurs sont de pauvres fous, qu’on joue faute d’avoir d’autres paroles à se mettre sous la dent, au théâtre les auteurs doivent disjoncter, mais au ciné, non, non, c’est hollywood, on ne disjoncte pas, on ne s’occupe donc pas des fous des réprouvés des exclus comme on le disait au début de cet article qu’il faut bien terminer, car on fond maintenant dans le désespoir qui nous vient, après la fête du cinéma, après la pluie, après cette annonce déplorable de cette intégrale Duras au République, on est atteint (moralement) par les intégrales, il n’y a que les vrais auteurs qui font des intégrales, on est troublé de penser à une intégrale Verneuil par exemple, mais une intégrale Bresson, ça va, une intégrale Bergman, ça va, comme on dit à Marseille.
Il est temps de vous laisser tomber et de vous dire de vous débrouiller tout seul avec cette notion d’auteur. C’est à vous de travailler pour savoir qui est auteur, qui ne l’est pas. Lisez Renoir, vous verrez un classique comme lui un peu gnangnan s’en sort pas mal et avec drôlerie de cette affaire qui empoisonne le cinéma mondial, l’auteur, c’est l’avenir du cinéma.
- L’Effet cinéma, Collection Ça cinéma, Édition Albatros, 1978.
- Idem
- Idem
-
L’Émoi
1988 | 16’
Réalisation : François Barat
Production : RS Productions -
Le Camion
1977 | France | 1h16
Réalisation : Marguerite Duras -
Son nom de Venise dans Calcutta désert
114 | France | 1h54
Réalisation : Marguerite Duras
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 159, 1er trimestre 1999)