Les invisibles

Philippe Delesalle

« Mais à quoi tient le sublime et quel pouvoir des sons, des mots, des images, de déplacer en nous quelque chose d’inconnu que nous reconnaissons cependant et n’est-ce pas pour cela que nous le reconnaissons ? De nous faire acquiescer, par exemple, à cette douleur, au souvenir de telle douleur que nous n’avions cependant jamais éprouvée comme la nôtre ? », Jean-Louis Schefer

Lorsque j’ai découvert ce voyage d’Hiver — terminé fin 1997 et projeté le 19 mars 1998 au Cinéma du Réel — j’étais au courant de la maladie de Michèle Gard mais je n’imaginais pas sa fin si proche… Pourtant le film est prémonitoire. Il est de ceux qui vous marquent et que l’on ne peut oublier.

À l’issue de la projection, une discussion s’était engagée, filmée en vidéo par une amie proche de Michèle — Maïté — qui avait pu ainsi lui montrer ce « mini-débat » (auquel participaient Jean Rouch et Freddy Buache, entre autres) le soir même sur son lit d’hôpital. Trois jours plus tard, nous apprenions sa disparition.

Si j’osais… mais j’ose, sachant qu’elle ne m’en voudrait/voudra pas…

je dirais qu’elle a fait « mouvement » le 22 mars ! Elle qui signe avec ce film une sorte de manifeste de lucidité et de révolte… et qui en a signé sans doute plus d’un il y a trente ans !

D’elle, j’ai le souvenir de quelques interventions — à l’occasion de réunions où j’ai pu la rencontrer, de loin en loin, depuis l’époque des activités du MRTV (Mouvement des Réalisateurs de Télévision) — prises de parole jamais gratuites, toujours vives et passionnées.

Toujours tournée vers les autres ou vers une cause, celle de la défense du documentaire par exemple ! Comme ce jour où, lors d’une assemblée d’ADDOC (Association des Cinéastes Documentaristes) à la Cinémathèque, elle s’était insurgée contre la tendance si répandue, si envahissante dans le documentaire et qui consiste à donner la priorité absolue au verbe !

Réclamant des films où le sens reposerait sur une construction, chaque fois à réinventer… où l’imaginaire reprendrait ses droits… Curieusement, ce soir-là, aucun écho ne lui était parvenu. Mais il est permis de penser qu’avec ce dernier film, Hiver, elle a répondu elle-même à ce qu’elle voulait exprimer au Palais de Chaillot.

Simple… et très construit… limpide… et touffu… rigoureux et vivant : tel est le film. (« Légendé » en voix off à la troisième personne, il parvient à éviter la pose que pourrait faire craindre l’utilisation d’un tel procédé.)

« Elle s’avance dans la magie d’un ciel de neige à la rencontre d’une Auvergne de fantasmagorie où rôde encore la bête cruelle, là où les gens brûlent d’une vie dont ils ne cherchent pas le sens, mais dont ils donnent le goût comme une évidence ».

Tel en est le résumé.

Mais son vrai sujet le voici : nous ne faisons ici que passer et ne laisserons — au mieux — qu’une trace de ce passage… Il s’agit en effet d’une réflexion autour de la seule certitude que nous possédions, celle que nous ne sommes ici que pour disparaître… comme ces empreintes qui fondront avec la neige sur laquelle elles sont — temporairement — inscrites…

(Que ceux qui n’ont pas encore découvert le film — ceux et celles qui n’ont pas encore eu la chance de dialoguer avec lui — n’aillent pas s’imaginer qu’il s’agit d’une œuvre austère. Elle y témoigne de son refus de mourir et de son amour de vivre. On y entend sa voix, si musicale et son rire… inimitable.)

Le grand voyage / Le grand jeu… de pistes

Signes, omniprésents : tout ici fait signe. Depuis la voiture dont les essuie-glace qui gémissent ont quelque chose de vivant (à rapprocher de : « n’est pas mort quand on tousse ! ») de même que quelqu’un évoque « un véhicule au vieillissement naturel »… jusqu’au maquis du Gévaudan : tout est signe de résistance.

Même à la télévision, on peut entendre l’évocation d’un « radeau de survie » et un peu plus tard, dans le dialogue d’un feuilleton : « …l’avenir… donnez-moi un peu de temps ! »

« Combat contre la maladie, mais aussi contre une autre bête aveugle et meurtrière que l’on appelle système et que l’on pourrait tout aussi bien nommer indifférence. » Selon Denis Gheerbrant.

Exemple cette télévision vilipendée par une femme du village qui désigne le poste, éteint : « celle-ci… » — (la bête ?) — « elle a rentré les gens chez eux… » — (quelle peur les y pousse ?) — …parce que tout le monde l’a… « — (le Haut Mal ?) — » dans le village.

La carte et le territoire / En pays de connaissance

« Je ne suis cependant pas surpris par la reconnaissance de ces lieux que je n’ai jamais atteints. », Jean-Louis Schefer

Bourrasques de neige… « La tourmente ne lui fait pas peur. » « elle a fermé les yeux » — déjà ! — « et posé un doigt sur la carte. » Au hasard ?…

Allons donc ! Où que le sort tombe, la destination est connue d’avance : elle est sera la même pour tous !

« La bête après laquelle elle court… » (le cancer ou la mort, c’est selon… et c’est pareil !) chacun la poursuit… par des chemins différents, voilà tout. Elle a simplement une longueur d’avance sur nous, puisqu’elle : « elle l’a reconnue. » Maintenant, « elle la regarde en face. »

La Belle et la Bête / Attraction, Répulsion

Un chien (Loup ?)… rôde. Rôde… movie…

Étrange fascination pour le monde animal : chats, chèvres, lapins, chevaux… dotés ici d’une présence singulière. Animaux si mystérieux et si proches à la fois.

(Lors du débat — à peine amorcé — j’ai eu l’occasion d’évoquer certaines résonances perçues entre Hiver et Un roi sans divertissement, le film de François Leterrier d’après Jean Giono. Elles sont nombreuses : la neige filmée en couleurs et qui rejoint le noir et blanc… les traces… la bête… les jeunes victimes… les gens confinés chez eux, recroquevillés sur leur peur… le sang… (ici une tache rouge sur la neige : le canard « au sang »)

Même fascination pour la représentation de la bête : le monument — figure récurrente — mis à distance (mis en scène) avant de l’approcher. Afin de mieux l’approcher.

Et l’on découvre la bête, transpercée par une lance à l’instar du « poète » dans Le testament d’Orphée : « Quelle horreur ! »

Mais la vie se manifeste. Par le plaisir des sens : le goût, les saveurs (ct. le texte de Roland Barthes), la recette de la soupe au lard, etc. « Vous aimez les ails ? » L’ail ? Sage précaution afin de se préserver des fantômes.

Car il est certain qu’elle n’en fait pas (pas encore) partie.

Déconnectée du goutte-à-goutte (« elle a arraché sa perfusion » entend-on au début), elle peut nous apparaître dans le miroir, ce que ne peuvent les vampires. (Et l’on sait que F.W. Murnau a « triché » lorsqu’il nous fait voir le reflet de Nosferatu.)

En effet, après la neige, la glace. Le miroir — un instant vide — prend le temps de « réfléchir » avant de renvoyer l’image (Cocteau, toujours).

Moment bref mais essentiel. Pure apparition fugitive. Face à elle-même. Au-delà du miroir, déjà ? Et le spectateur renvoyé face à lui-même…

« Parce que toute histoire est mon histoire, toute image mon image, sous d’autres traits, à travers d’autres événements. », Jean-Louis Schefer

Encore un temps… Suspension… Apesanteur… Un homme glisse sur une pente neigeuse… (Glissez, mortels…) L’apesanteur… et la grâce !

Le voyage se poursuit…

« Le monde donnant déjà les signes de ce qu’il sera après moi », Jean-Louis Schefer

Comme en roue libre… (François Truffaut disait avoir voulu réaliser Tirez sur le pianiste pour la séquence où l’on voit rouler une voiture, au point mort, sur un chemin de neige.)

« Tous les soirs… elle se dit qu’elle va partir… mais quelque chose la retient… » Serait-ce le désir de ne pas quitter ce monde avant d’avoir laissé un sillage cohérent attestant de la justesse de son parcours ?…

« Quelque chose la retient… » Plus maintenant.

Dans Instruments des ténèbres, Nancy Huston cite à deux reprises la phrase que voici : « les morts ne sont pas les absents, ce sont les invisibles. »

J’aime à penser que Michèle est encore parmi nous. Grâce à ce film, essentielle et fragile, inscrite dans la neige, la trace de son passage demeure.


  • Jean-Louis Schefer, extraits de L‘homme ordinaire du cinéma, Cahiers du cinéma/ Gallimard, 1980 et Du monde du mouvement, Collection Essais Cahiers du cinéma, 1997
  • Nancy Huston, Instruments des ténèbres, Actes du sud/Leméac, 1996

  • Hiver
    1997 | 1h08 | Vidéo
    Réalisation : Michèle Gard
    Production : Michèle Gard
    Image : Michèle Gard
    Montage : Michèle Gard

Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 163, 1er trimestre 1999)