Entre Icare et la chute, un oignon…

Micheline Créteur

Dans le premier roman des Temps modernes, Cervantes inscrit son héros dans un rapport ambigu au réel. Don Quichotte, le chevalier à la triste figure, évolue dans un monde en trompe-l’œil, fruit de son imagination ou de ses rêves, tout en manifestant, à l’occasion, une grande lucidité, nourrie du dialogue avec Sancho Pança. Être imaginaire par excellence, il s’acharne cependant à courir le monde et à signifier la vie, nous renvoyant à la question de qui nous sommes. Ne serions-nous pas nous aussi, lecteurs, spectateurs, des êtres de fiction ? Le romanesque est à son comble.

Dans le film que nous propose Claudio Pazienza, les images sont déjà là, monnaie usée, affadie, qu’il interroge en prenant la route avec une seule image vierge-mère qui les contiendrait toutes. Image sainte, pornoludique, shirtifiée, cartolinée, visitée, bombardée, qui va lui permettre de poser la question de ce qu’il voit et de ce qu’il ne voit pas. Image butoir, image juste. Bye-bye Godard…

Cette image qui « ne bouge pas », celle du tableau de Breughel « La chute d’Icare » va conduire le film et tenter de faire bouger le rapport à l’autre et au monde qui nous est proche, en y impliquant à la fois son auteur et le spectateur. À partir de ce fait qu’il est là et que nous sommes là, « qu’on le veuille ou non » …

L’image, le tableau « La chute d’Icare » , devient l’objet, l’entre-deux de la rencontre avec l’autre ou le lieu de la mise en scène, c’est-à-dire le moment où l’image sort du tableau pour faire vivre d’autres réalités.

Mais qu’est-ce que ça veut dire : « aller à la rencontre de quelqu’un, du monde, avec une image » : talisman, viatique, boule de cristal, animal familier ou exotique… ?

Souvent, dans un film, le croisement des regards se fait autour d’un fait précis, un événement contemporain par exemple, ici, c’est une image du passé qui fait se mouvoir et se développer des histoires singulières, au présent. La familiarité de l’image, faussement d’Épinal, ce que chacun voit ou ne voit pas met en jeu, chez les personnages, des perceptions, des affects qui dépassent la catégorie de leur fonction, même lorsque celle-ci est sollicitée par la rencontre. Cette rencontre avec ou autour de l’image donne place à une parole subjective où l’intime et le public se rejoignent dans ce qui fonde un être humain. Cela produit de l’intelligence, de la philosophie, sans prétention apparente. Qu’il s’agisse du Premier Ministre ou de l’Animateur de la Maison des Jeunes de Molenbeek, de l’observateur du ciel ou de la dame du chemin de Paradis à Quaregon, du Conservateur du Musée d’art ancien ou de l’Écrivain Paul Ost (je laisse, dans le tiroir, la langue de bois du président du parti socialiste et réserve à plus tard la langue par rapport à laquelle Pazienza n’est pas de bois), les « Belges » ne sont plus des clichés qui jouent à être des clichés, c’est-à-dire qui pratiquent à leur propos ironie, voire autodérision. On assiste, et ce n’est pas courant, à une apparition de « Belges » ; c’est-à-dire d’humains et de citoyens qui vivent et s’inscrivent en Belgique, s’y projettent dans leur savoir et leur expérience propre. Le tout dans cette langue variablement métissée qui est la nôtre, qui est et qui n’est pas du français. Bouton pressoir d’un kaléidoscope invisible, le tableau visualise des désirs de paroles, de rencontres. En faisant évoluer la matière même du film, il figure des tracés qui se rejoignent ou ne se rejoignent pas, vers la réflexion, l’utopie, l’envol et donc aussi la chute. Sans esquiver la mort à l’œuvre. Tutsis, Rwandais, Julie et Mélissa, grévistes, chômeurs à la tête coupée, retrouvent une place dans la disparition. Une disparition qui, parce qu’elle est vue, leur permet d’exister là où ça nous touche, là où ça fait mal.

Dans cet agencement, ce ballet des regards, le père et la mère occupent une place particulière voire centrale. Ici, la rencontre a déjà eu lieu. Rencontre originaire, fondatrice, au surplus périlleuse, délicate, s’il s’agit d’y voir un peu plus clair. La participation très active des parents dans la mise en scène permet de faire transpirer des rapports, des visions, des fantasmes y compris ceux du spectateur. Ce n’est pas par hasard si ces moments provoquent un déploiement d’humour, d’humeurs et de rires, vu l’importance des enjeux que le cinéaste ne peut maîtriser. L’essence des rapports du cinéaste avec ses parents tiendrait à cette scène où l’on voit le fils assis sur une chaise et tenant les fils qui le relient à une mappemonde, soutenu derrière lui par le regard debout de la mère. Le père est à deux mètres de lui, debout lui aussi. Il porte le « monde ». Après quelques instants, le trio éclate de rire.

La mère est celle qui regarde à l’écran de la fenêtre et du monde. Elle sait le malheur et la solitude. Personnage comme surgi d’une tragédie de Sophocle, elle est une reine triste et silencieuse qui a déposé sa couronne tout en accomplissant son règne. Le père semble plus perdu dans un monde qu’il n’a pas voulu et qu’il ne comprend pas ; personnage pasolinien, il fait les gestes de la vie car le monde est là qui l’attend. Il fait monter aux lèvres : le rire et la parole et aux mains : la caresse.

Derrière le tableau, derrière l’image, il y a Claudio Pazienza. En mettant en avant sa propre histoire au quotidien tout en s’adressant à d’autres histoires singulières, Claudio Pazienza repose la question du sujet et de sa liberté. Mais, s’il est devant la caméra, homme fragile ou homme tout court, il est d’abord derrière la caméra. A l’écran même, sa présence narcissique a toujours quelque chose de ludique voire d’autoironique. Clin d’œil de la photo « officielle » où le cinéaste nous dit qu’il y est aussi. Clin d’œil de l’homme qui porte l’« image » sur son cœur ou sur son sexe. Mon œil, œil de verre, poumons-radio, pieds des villes ou pieds des champs (papa a bon dos), ventre tressaillant de Raminagrobis. Hors du rire de la psychanalyste, rien ne se perd, rien ne se lâche, tout est là…

Claudio Pazienza marque son territoire en drôle d’animal pensant qu’il est, qui emmène et ensemence ses images dans la tour de Barbe-Bleue, l’antre de son appartement, où il guette la pluie, les insectes et les passants, où il vise et visualise pour se les incorporer : son quartier à Bruxelles, une carte de Belgique musicale, des journaux, des livres, des images, des images et encore des images…

Il marque, il cadre, il aligne, il mange, mais il y va aussi, il marche, il démarque, il roule. Le pays où il a pied, c’est d’abord la terre flamande dont on pourrait presque dire qu’il y est né (en fait, il est né a Roccascalegna dans les Abruzzes) et qui constitue, dans l’îlot qu’il décrit, une sorte de patrie paisible, campagnarde, ouverte, de par l’aménagement même de l’espace et de l’architecture, à la multiculturalité. C’est ensuite Bruxelles, une ville étrange, étrangère, qu’il nous montre depuis les toits ou dans le regard de l’ange policier, comme une belle dormeuse, ou qu’il arpente en tram ou en auto.

Parfois, Bruxelles signifie plus que cela. Elle est le lieu d’un court-circuit entre une culture folklorique très ancrée et une culture européenne abstraite. Lorsque des majorettes, sur arrière-fond de bâtiments européens un peu froids, vont entamer leur curieux ballet sur la peau du lion, n’est-il pas même question de la fin de la Belgique ? Bruxelles est aussi la ville où passe et s’exprime le politique en termes des grandes luttes ou des grands mouvements qui traversent l’Europe: l’agriculture, l’automobile… ou la Belgique : les enseignants, la marche blanche… Cependant, si Claudio Pazienza nous montre la rue Belliard pleine des corps et des voix de manifestants européens ou autres (il importe peu), et, que, le plan suivant, il propose l’image de la même rue, vide et tranquille, il nous laisse entendre le peu de poids de ce passage dans l’infini anonyme de la grande ville qui digère tout. Après le centre, ce sont encore des morceaux savoureux de Wallonie sur fond de Charte de Quaregnon (texte fondateur du parti socialiste, marxiste) où à l’implicite extrêmement chargé de la Charte répond le très proche et modeste chemin du Paradis. Plus tard, au bout, il y aura le fleuve, la Meuse transfrontalière, qui ouvre sur l’autre, sur la femme et sur le désir, pas seulement celui de voler. Même si la chute et la mort sont au rendez-vous, à la colline.

Voilà pour la quête/enquête qui serait le côté pile, avec les « Belges », les Belgiques, un homme fragile et un cinéaste qui le serait moins… Mais il y a aussi un côté face avec un questionnement sous-jacent sur la notion de réel et qui porte sur le Tableau pour l’essentiel. Questionnement qui marque un hiatus entre le survol d’une matière vivante avec un objet hautement culturel qui fait avancer la machine et la matière, et l’accomplissement des gestes les plus quotidiens tels que boire, manger, dormir, marcher, rencontrer des gens… vivre quoi ! Si l’on y voit affleurer des perceptions et des sensations propres à l’anthropologue qui voyage parmi les siens et qui cherche peut-être non ce qu’il ne connaît pas mais ce avec quoi il n’a pas ou il n’a plus le contact, dans sa gourmandise effrénée des livres et des images, il y a plus… L’étrangeté en l’occurrence ne provient pas des coutumes et des comportements de ce peuple « belge », mais de cet objet butoir, le Tableau, parce qu’il est le même pour tout le monde, mais aussi parce qu’il devient progressivement le lieu de toutes les identifications, parce qu’il devient le symbole d’une certaine Belgique, avec tout ce que cela charrie : sensualité rigolarde, indifférence tiède, audace des actes plus que des mots, envols avec casse-croûte et si possible sans casse-gueule… Ce Tableau lui permet de poser la question du regard, sans rien lui faire perdre de son objet et au contraire en rehaussant son objet, la quête/enquête, en lui faisant produire un réel autre.

Nous ne sommes pourtant pas au bout du compte et du conte. Le réel, c’est bien, ça fait trotter et gamberger, mais n’est-ce pas aussi un leurre ? Lorsque le poète /astronome dit que « le ciel est un frigo qui congèle le temps », il est davantage question d’imaginaire que de réel. Quant à la psychanalyste faite femme, n’insiste-t-elle pas, et son rire en informe mieux que sa langue, sur le fait que l’on ne voit jamais ce qu’on croit voir et qu’on n’est jamais vu, là où on veut être vu ?

Cela nous ramène à une des scènes finales du film où se rejoue le mythe de Minos et de Pasiphaé. En quelques plans, une femme est filmée, Pasiphaé, rose rouge dans l’attente d’être effeuillée. Elle se presse le ventre de la main. Sa jupe offerte au vent, rappelle le bruissement de la cape du toréador, matérialise l’attente et la jouissance anticipée en elle du taureau divin. Sectionnée par la caméra qui la vise, la femme s’abîme et s’anéantit dans le carcan du sexe. On ne peut manquer d’associer à cette scène étrange, la vue, après la course vaine d’Icare, de ces corps nus, vieux, qui pèlent la pomme au lieu de la manger ou s’adonnent à la lecture. La mort, celle qui donne la chair de poule, ne serait-elle pas la mort du désir ?

Terminus. Et pourtant l’écriture reste entière qui nous parle et laisse apparaître les traces d’une blessure secrète au cœur d’un désir de rencontre, de dialogue, sur un pied d’égalité. Aux prises avec une matière obscure et disponible, un mouvement apparemment contradictoire cherche sa voie. Phallus en berne dans l’orchestration des rencontres ou jeté aveugle dans les méandres de l’inconscient et de la fiction.

Un autre mouvement vient inverser celui-là. Il s’agit de cette incoercible envie de palper, de multiplier, d’agrandir, de réduire les images ; de mouiller, de tordre, de faire dégorger, au sens littéral, de rendre gorge, les représentations, ou de les faire s’entrechoquer. Dans une sorte de confusion voulue et entretenue, obsessionnelle, avec le réel pouvant aller jusqu’à fétichiser celui-ci (les images réduites de la TV : images en boîte…) ou, au contraire, en forçant les objets à raconter une histoire qui les dépasse (la pomme, le pecorino, par leur association sensuelle au tableau, allument, éclairent la vie simple là-bas, la terre du laboureur, qui renvoie à celle d’ici).

Il y a dans ce film, un homme qui sait qu’il est fondamentalement séparé de l’autre et du monde et qui s’y frotte quand même, embrassé dans ses armures et dans la morgue jouitive du verbe ou en précipitant des solutions dans la fiction. Et puis, il y a un expérimentateur scientifique prolifique qui multiplie les expériences pour faire rendre jus à ses images, leur donner figure. Un homme qui se bat avec les moulins de l’imaginaire contre l’usure des mots et des images pour constituer le monde et y faire vivre l’autre.

Ce qui distingue ce cinéma-là de celui de Boris Lehman, c’est que le monde qu’il fait surgir n’est pas un monde poétique où l’homme retrouve place et apaisement dans un tout qu’il s’est incorporé mais un monde de fiction et de frictions, qui existe en soi, en l’absence du cinéaste. Un monde qui pour exister, pour prendre saveur ou horreur, pour avoir quelque consistance, doit être vu et donc regardé à une distance incertaine. Expérience intime, expérience à risques, à faire partager dans ses leurres et ses limites. Dans ses angoisses aussi.


  • Tableau avec chutes
    1997 | Belgique | 1h43 | Numérique
    Réalisation : Claudio Pazienza
    Image : Dominique Henri, Claudio Pazienza, Jean-Marc Vervoort
    Son : Pierre Mertens, Jacques Nizin
    Montage : Michèle Hubinon

Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 167, 1er trimestre 1999)