ou l’auteur vu par...
Freddy Denaës
Il était une fois… et déjà une alternative !
Soit un producteur, séduit par une idée, un sujet, une histoire, une émotion, une rencontre…
Aspiré par le tourbillon des morceaux de récits qui lui tournent autour, il sait n’être ravi que par ce qui le ravit…
Après avoir ruminé cette idée de long en large, souvent au cours de marches incohérentes et aveugles, déambulations pensives et labyrinthiques, le producteur appelle cet animal qui lui ressemble étrangement, son double créatif, l’auteur colérique, l’auteur névrotique, l’auteur libérateur…
Ou alors : l’auteur a un projet, un écrit, l’existence première d’un film sur papier. Lui aussi rumine. Lui aussi marche, peut-être. Lui aussi se décide, appelle le producteur, envoie le scénario.
Dans l’un ou l’autre cas, les Athéniens maintenant s’atteignent.
Là, j’attends, j’écoute, j’épie, je flaire. Je me méfie, l’oreille seconde porte de la vérité et principale du mensonge. Vous avez toujours de grandes chances de croiser des auteurs de cafés, se déplaçant d’arrondissement en arrondissement selon les époques et les modes, attablés devant un ballon du rouge le plus quelconque. « Il » est auteur parce qu’« il » se montre tel. Méfiez-vous des mythologies, souvent leurs enfants illégitimes sont des mythomanes…
Et justement… l’auteur et le producteur sont tous deux mythologies un peu erronées. On dit « cinéma d’auteur » , mais de quel cinéma et de quel auteur s’agit-il ? Celui qui écrit, sens classique, presque renaissant ? Celui qui met en scène ? Alors pourquoi ne jamais dire d’un metteur en scène de théâtre qu’il est « auteur » ? Le producteur a-t-il sa part du gâteau auteuriste ? Y a-t-il un auteur des images, un auteur des sons ? Et à quel point les auteurs « généralistes » — le réalisateur, le producteur, peut-être même la chauve-souris du cinéma, monteuse suspendue dans une petite caverne obscure — à quel point donc ceux-là sont-ils auteurs-éponge ?
De nouveau je m’égare. Reprenons donc le fil de l’histoire.
Nous sommes maintenant après la représentation première, après les regards lancés en trompe-l’œil. Cet auteur-là me captive, son conte m’entraîne dans un monde qui résonne avec le mien. Il est alors temps, forcément temps, de passer du conte aux comptes. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le premier acte que j’ai avec les auteurs n’est pas l’établissement d’un contrat de cession de droits d’auteur. Tout au plus signons-nous une option sur cette cession, fiançailles du pauvre. Comme il m’arrive de ne rien signer, commençant tout de même le travail de production, impliquant évidemment une complicité et une confiance totale entre l’auteur et moi : ni l’un ni l’autre ne devons dépendre de l’autre avant l’engagement définitif. En fait, le rapport que le producteur entretient avec l’auteur, à l’instar d’un célèbre travelling, est une immortelle histoire de morale.
Et le début de cette histoire est marqué par la répartition des rôles : le personnage producteur, mythologiquement gendarme Gnafron, se doit d’être la première concrétude d’une œuvre qu’il suivra du début à la fin, en assurant la diffusion, tant pour cette entité floue qu’est le public que pour l’auteur, qui signera peut-être Guignol. Maintenant, auteur et producteur se sont engagés sur des bases communes.
L’œuvre, passée aux révélateurs les plus multiples, prend forme. L’auteur en est l’architecte, et tapi dans son ombre, le producteur joue à la fois le banquier — il n’y a plus de mécènes — et le maître d’œuvre. L’œuvre ? Ouvrage en cours, tâche à accomplir, les anglicistes disent joliment « Work in progress »…
Tapi dans l’ombre, ai-je dit ?
Ne lâchez jamais la proie pour l’ombre !
Pour le producteur, l’auteur est aussi la proie. Mais proie de prédateur ou proie de vampire ? Qui nourrit l’autre ?
Finalement l’auteur est double. Il est créateur : pertinence du regard porté, acuité à inventer ou retranscrire une histoire, un état, une pensée, ou même l’identité d’un moment — cette acuité à énoncer avec clairvoyance la profondeur de l’individu, qui sera sa marque ou son cheminement.
Et puis, il y a celui, le même, qui touche des droits d’auteur. Qui a des droits d’auteur. À-t-on écrit un jour la déclaration des droits de l’auteur ? Et l’article premier en serait-il : « Tous les auteurs naissent et demeurent libres et égaux en droit » ? Auquel cas, ne serait-il pas radicalement contradictoire avec le premier commandement: « Un seul auteur tu auras et vénéreras » ?
Cet auteur, démiurge qui accompagne son œuvre du début à la fin, catalyseur d’une aventure qui regroupe au fil du temps une quantité de gens dont le but est de servir l’œuvre, l’auteur alter ego créatif du producteur, l’auteur entraîneur sportif autant qu’entraîneuse fatale, l’auteur avec un grand H, soldat d’une monarchie en perpétuelle voie d’apparition/disparition… Je dresse un monument à l’auteur inconnu et à nouveau je m’égare…
Je me suis souvent posé cette question d’une relation qui au point de départ apparaît tout le temps idyllique pour devenir douloureuse lors des finitions d’un film… Qui « scotomise » qui ? L’auteur et le producteur, indispensables l’un à l’autre pour qu’existe le film, cheminent ensemble et chacun de son côté tout à la fois, Janus jouant a pile ou face, et organisent la rencontre du troisième type d’un abstrait bouleversant et d’un concret « indispensable »…
S’il est deux entités-cinéma qui font rêver, sans savoir les savoirs à déployer pour les mener à bon termes, ce sont bien celle d’auteur et celle de producteur… Dans la chaîne du cinéma, ces deux représentations sont aussi floues que pleines de mystique, et au-delà des codes et des contrats qui peuvent les lier l’un à l’autre, au-delà de leurs engagements respectifs, il est troublant de constater à quel point est importante et nécessaire leur complicité dans l’aboutissement du film.
Nous approchons du terme. Maintenant, je suis debout à l’entrée de la caverne. Dehors, les feux de l’auteur, enfin mêlés à ceux de la rampe, s’ingénient à projeter mon ombre sur le mur où j’ai posé quelques pierres. Je le regarde se débattre dans la création, ce domaine qui me touche de près, qui me séduit, m’attire et qui de fait me fait peur, peur de ne savoir exprimer, défendre, faire passer un point de vue, un regard, une expression qui m’est chère, pour laquelle j’ai souhaité et continue de me battre, d’où la bifurcation de la réalisation à la production, pour être plus à ma place dans l’aide, dans l’organisation d’un tournage, la mise en place d’une équipe pour servir l’auteur (écrivain, cinéaste, etc.).
À la fin de toute fable, il y a une morale. Restant dans l’imaginaire cher à nos enfances, j’aime à croire que notre morale est qu’il n’y a pas de Petit Poucet sans ogre… qu’encore une fois, on ne se laisse ravir que par ce qui nous ravit… et que les petits cailloux blancs égrenés derrière soi ne servent aucunement à être retrouvé, mais bien à relier les mondes entre eux, condition sine qua non pour qu’un film fasse le jour d’une salle noire. Méfiez-vous des apparences…
Et encore celle-ci, si facile : si le producteur est un personnage en quête d’auteur, l’auteur le racontera…
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 145, 1er trimestre 1999)