Michèle Blumental
Les films disparaissent. Pour de multiples raisons. Certains sont détruits, perdus, censurés. Le plus souvent ils disparaissent, atteints d’une sorte d’obsolescence inhérente au genre. Un film chasse l’autre. La frénésie des flux d’images, la boulimie de films, les poussent les uns après les autres aux oubliettes. Ils disparaissent, ensevelies au fond des mémoires.
Alors, il y a des chasseurs de films, pêcheurs ou cueilleurs qui parcourent le monde, les marchés, les caves, les arrière-cours et les fonds de placards.
Federico Rossin 1 est de ceux-là. Chasseur qui traque ses proies dans les archives, les cinémathèques, les sous-sols… Son gibier : les bobines enfouies. Son terrain de chasse s’étend partout où un jour une d’elles a séjourné. Mais la bobine est rusée. Elle sait échapper aux embuscades. Elle peut être versatile et changer de nid ou de terrier, changer de titre en changeant de propriétaire. Alors il faut flairer, renier, remonter le temps et débusquer la farouche bobine.
Fébrile, passionné, Federico parcourt inlassablement l’histoire pour dégîter sa proie et la ramener au présent. Et nous la servir, mitonnée, dans des menus de gourmet, à l’occasion d’un festival, d’une rencontre, d’une conférence. C’est ainsi qu’il nous nourrit, nous les insatiables, les boulimiques d’images. Nous sommes les premiers responsables de la disparition des films. Toujours en demande, toujours affamés, toujours le bec ouvert attendant qu’on veuille bien nous servir pitance nouvelle.
C’est ainsi que Federico nous propose en 2011 une rétrospective d’Alberto Grifi 2, en exhumant du passé cette chair encore vive. Une autre fois, il rapporte d’une de ses chasses un gibier précieux et rare, de ces films qui comptent, qui nous nourrissent si intensément qu’ils peuvent changer notre vision du monde. Je veux parler de Marc Karlin 3, qui savait trouver le langage juste, le montage juste pour nous toucher en débusquant les manipulations médiatiques. On ne s’étonne pas, après les avoir dégustées, que ces précieuses bobines aient été enfouies au fond d’un placard ; le langage trop précis, les questions qu’ils soulèvent sur l’idéologie des différentes forces politiques de notre société – y compris l’opposition marxiste – dérangent et ne peuvent faire bon ménage avec les programmes des télévisions.
Récemment, Federico Rossin a ramené de sa chasse un gibier qu’il traquait depuis longtemps : Mueda, mémoire et massacre, de Ruy Guerra 4.
A propos de cette traque frénétique, il écrit en 2011 pour le festival Cinéma du réel 5 : « J’ai cherché partout une copie DVD de Mueda et contacté des collectionneurs sur tous les continents sans jamais parvenir à en voir ne serait-ce qu’une séquence : c’est comme si, par la force des mots de John 6, ce film était planté dans mon cœur comme une épine. Je voudrais pouvoir en finir avec cette douleur – qui tient moins de la boulimie cinéphilique que de la colère politique – en le voyant enfin pendant le festival. » Ses recherches arrivent à son terme cinq ans plus tard quand enfin il débusque une copie au fond d’un tiroir chez un producteur à Paris et nous sert le film dans un menu qu’il appelle « Rejouer » au Cinéma du réel 2016. Rejouer parce qu’il rassemble dans ce programme des films qui traitent de « répétitions de situations, de gestes et d’histoires ».
Nous assistons dans le film à une scène de reconstitution d’un événement. En l’occurrence, des habitants rejouent un massacre survenu en 1960 à Mueda, au Mozambique. L’armée coloniale y exécute six cents personnes parmi la population, après une manifestation, sur ordre du gouverneur portugais. Depuis, chaque année, la population – dont des survivants – rejoue le drame, sur les lieux mêmes, incarnant le gouverneur, les soldats, les victimes, et tous les protagonistes. Ce massacre, aujourd’hui encore, est considéré comme l’acte fondateur du soulèvement et de la décolonisation mozambicaine. Et chaque année les habitants rejouent inlassablement la scène, réveillant les morts en quelque sorte. Les disparus sont ainsi réincarnés le temps d’une journée. Ce film tourné en 1979, auquel le réalisateur a associé des survivants et des témoins, est une manière de revivre perpétuellement une scène insupportable, « rejouée » depuis dix-neuf ans au moment du tournage. Si on ajoute à cela le temps de répétition nécessaire, les acteurs s’immergent dans leur rôle jusqu’à s’en imprégner, et recommence d’année en année. Ruy Guerra a filmé ce jeu qui tient plus de la reconstitution que du théâtre, comme une reconstitution de justice. Le film est une forme de mémoire ou de mémorial filmant un mémorial. Il y a là une double mise en abîme. D’abord celle de l’acte lui-même puis celle du film regardant et enregistrant cet acte, et des spectateurs entraînés dans ce cycle. Dans l’acte du rejoué, il y a quelque chose de la mémoire obligée, une sorte de deuil impossible. On ne saurait dire si cela est un exorcisme ou une cérémonie de deuil interdit. Faire le deuil, c’est donner la possibilité, l’autorisation de vivre sans. Mais rejouer une scène à l’infini, en empêchant la mémoire d’oublier, donne au vivant l’obligation du souvenir, l’obligation de revivre la tragédie éternellement, ce qui va bien au-delà du devoir de mémoire.
En le voyant, nous pensons immanquablement au film de Jean Rouch, Les Maîtres fous. Le rapprochement est inévitable malgré une différence de taille. Ici il n’y a pas de transe, pas de délire ni de transformation, ou de sublimation de la réalité, ni d’espoir de guérison, mais une reconstitution la plus fidèle possible. Et le passage des actes consignés comme étant la réalité vers un souvenir filtré, déformé au fil de l’histoire et du temps ne semble pas se faire, les actes sont figés dans un réel intemporel. La question qui me vient est celle de savoir si à un moment ce « rejouer » va se tordre, se déformer, se diffracter et à quel moment l’imagination va intervenir et déformer cette réalité. Et la question qui en découle est de savoir s’il y a nécessité pour la vie de la transformer et de déconstruire pour pouvoir reconstruire autre chose.
Quand et comment se fait le passage entre la réalité vécue et le souvenir, la réalité vécue et le réel cinématographique, ce petit moment magique de l’entre-deux ? Cette magie qui nous est indispensable si l’on parle de cinéma. Ce film me donne envie de savoir ce qu’est devenue cette reconstitution et comment le temps a joué sur le souvenir, comment la distortion a pu s’opérer, si tant est qu’elle ait pu s’opérer.
Le film était invisible mais des images, des photogrammes n’ont pas cessé de circuler malgré tout, au Mozambique même. Un timbre postal a été édité en mémoire du carnage en utilisant une image du film, commémorant ainsi l’événement et le film. Puis le film est retrouvé. A sa réapparition, il change de statut. En 1979, au moment du tournage, il est un témoin. Aujourd’hui, enfin visible, il devient patrimoine, mémoire, souvenir… Sa disparition pendant des années lui confère une dimension particulière. Il est comme une mémoire disparue que l’on réveille, une chose vivante, qui prend chaire. Le film réapparu redonne une nouvelle dimension à l’événement lui-même. Il oblige à une rétrospection : la mémoire est-elle conforme au film ? Échappe-t-on à un réajustement, une remise en conformité, une sorte de tournée d’inspection ?
Ici il y a réincarnation perpétuelle, un « éternel retour », au sens nietzschéen. C’est-à-dire on revit de telle sorte que chaque instant se reproduise éternellement. « Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : “Cette vie, telle que tu la vis et l’as vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même –. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières !” » – Le Gai Savoir de Friedrich Nietzsche, publié en 1882, sous le titre original Die fröhliche Wissenschaft, la gaya scienza. On peut également y voir une allusion au film L’Éternel retour de Jean Delannoy (1943) : deux amants qui, ne pouvant s’aimer de leur vivant, meurent pour s’aimer éternellement dans la mort –.
Si, aujourd’hui encore, la scène est inlassablement rejouée en reconstitution, les acteurs du film ont vieilli, voire disparu à leur tour et le film fait réapparaître ces comédiens jouant des personnes disparues, et ces survivants aujourd’hui eux-mêmes disparus. Et la cérémonie du souvenir prend elle-même les allures d’une tragédie.
Mais finalement n’est-ce pas le statut de tous les films, et peut-être même leur rôle social, de nous entraîner dans ce même cycle, cet Éternel Retour ?
Fiche technique
Interprétation : Cassanio Cornelio, Filipe Gunuguacala, Mauricio Machimbuco, Alfredo Mtapunsunji, Raltasar Nchilema
- Federico Rossin, historien du cinéma et programmateur. Il a la particularité de concevoir ses programmes comme des essais cinématographiques.
- Alberto Grifi (né à Rome le 29 mai, 1938, mort le 22 Avril 2007) réalisateur, peintre et inventeur de dispositifs vidéo-films italiens, considéré comme l’un des plus grands interprètes du cinéma expérimental italien. Rétrospective programmée aux Etats généraux du documentaire, Lussas 2011.
- « Marc Karlin (1943-1999) fait partie de cette génération de cinéastes qui, après avoir vécu l’expérience militante des années 60 et 70, a développé une nouvelle pratique cinématographique dans les années 80 (les années de Margaret Thatcher et Ronald Reagan) en repensant la tradition marxiste pour la dépasser » (F. Rossin). Rétrospective programmée aux Etats généraux du documentaire, Lussas 2015.
- Ruy Alexandre Guerra Coelho Pereira, né le 22 août 1931 à Lourenço Marques, aujourd’hui Maputo (Mozambique) est un réalisateur et scénariste brésilien, occasionnellement acteur. « J’ai lu ensuite comment Guerra, né au Mozambique avant d’émigrer au Brésil, retourne dans son pays natal pour tourner le premier long métrage jamais réalisé là-bas. Il choisit un épisode terrible, le massacre de Mueda le 16 juin 1960, au cours duquel l’armée coloniale portugaise extermina plus de 600 personnes qui réclamaient la fin des travaux forcés. Guerra fait un film foncièrement radical qui entrelace vertigineusement reconstitution, fiction et documentaire et associe les survivants du massacre et les nouveaux habitants de Mueda à sa réalisation. » (F. Rossin)
- Cinéma du réel, Paris, Les Invisibles, 2011.
- John Gianvito : « J’ai découvert ce film grâce à un ami, un grand cinéaste, John Gianvito. Il m’en a parlé comme d’un chef d’œuvre perdu du cinéma, comme d’un film essentiel dont on a perdu la trace. » (F. Rossin, Mon invisible, Cinéma du réel 2011).
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Mueda, memória e massacre (Mueda, mémoire et massacre)
1979 | Mozambique | 1h15
Réalisation : Ruy Guerra
Production : Instituto Nacional de Cinema (République populaire du Mozambique).
Image : Ruy Guerra, Fernando Silva
Montage : Ruy Guerra
Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 111, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0111, accès libre)