Michelle Gales, Claudie Jouandon
Dans l’histoire du documentaire, un courant important s’est préoccupé des questions sociales. Pendant la Crise économique des années 1930, inspirés notamment par les films soviétiques, Yves Allegret, Joris Ivens, Henri Storck, John Grierson, les cinéastes de la Workers Film and Photo League aux États-Unis, entre autres, ont réalisé des films à la fois politiques et poétiques, rendant hommage aux gens ordinaires et dénonçant les injustices sociales et économiques. Cette tradition ne s’est jamais éteinte, et pendant la période des « trente glorieuses » — rappelée avec tant de nostalgie de nos jours — les documentaires engagés dévoilaient les coulisses de la prospérité des pays développés, obtenue en partie grâce aux guerres coloniales et spoliations des pays du tiers monde. En même temps, les films ethnographiques révélaient des peuples et des cultures menacés par la « globalisation », avant qu’elle ne soit ainsi nommée. Les documentaristes poursuivent toujours ce travail, en dénonçant les injustices et la destruction des systèmes sociaux et de l’environnement, et en faisant connaître les luttes et les résistances. Cependant les documentaires ayant pour sujet l’économie sont beaucoup moins nombreux.
Bien avant cette crise de 2007-2008, moment où la fameuse « main invisible » a conduit le système bancaire au bord du précipice, il y avait déjà eu plusieurs autres crises dans les années 1980 et 1990 : en Russie, au Japon et en Argentine, ainsi que plusieurs autres « crises – reprises » à répétition en Europe et aux États Unis. En guise d’explication de cette dernière crise dévastatrice, les économistes néo-libéraux, qui ont réclamé et obtenu la déréglementation responsable du krach, osaient prétendre que ce marché, dorénavant géré par des algorithmes informatiques, était devenu « trop complexe » pour être maîtrisé par le cerveau humain, et encore moins par des profanes.
Sans le moindre repentir, les mêmes économistes réussissaient, avec la complicité des médias et des politiques, la prouesse de convaincre une grande partie du public que la crise avait pour origine l’endettement de l’État, dû à une politique sociale au-dessus de ses moyens, et non au fait d’avoir renfloué les banques en faillite. Ainsi sont-ils parvenus à imposer l’austérité comme remède. Sous le « choc » de la « crise », on a fait passer mensonges et impostures.
Des forces démocratiques s’insurgent contre cette fiction obscurantiste et cette mystification du système économique, lourdes de conséquences dans nos vies et pour la planète. Des documentaristes se posent la question de savoir si le documentaire peut participer à dévoiler et analyser ces forces « invisibles » et soi-disant « trop complexes » pour les non-initiés.
Dans un numéro précédant, intitulé Images des sciences, la revue s’était déjà intéressée à la problématique du documentaire face aux questions scientifiques. Concernant la réalisation de documentaires sur des sujets difficilement représentables, la question se pose à nouveau de savoir à travers quels dispositifs parler de ces concepts économiques abstraits autre que celui de l’entretien avec des chercheurs ou des experts. Puisque le discours scientifique constitue une forme de représentation verbale ou symbolique pré-existante à sa représentation cinématographique, comment s’articule le passage de l’expression de la pensée en mots vers celle de la pensée en images et sons ? Représenter ces phénomènes abstraits et leur fonctionnement dans le documentaire traitant de l’économie pose d’une façon aiguë tout cet ensemble de problèmes pour l’écriture cinématographique.
La place de l’économie parmi les sciences, les dimensions épistémologiques, idéologiques et son interaction avec les contextes historiques et sociaux sont le sujet de livres dont quelques-uns sont cités par les contributeurs de ce numéro. Cependant notre recherche sur le documentaire traitant de l’économie a pour but de réfléchir sur une écriture cinématographique dont l’objectif est de mieux faire comprendre le fonctionnement du système économique et de permettre d’en débattre plus largement, en vue de proposer une politique économique plus juste.
Nous nous sommes adressés à un membre du groupe des Économistes atterrés pour lui poser cette question : quels sont les concepts ou les aspects de l’économie les plus difficiles pour un profane et pour lesquels le fait d’être mieux compris aiderait à établir un rapport de force, capable de peser sur les orientations de la politique économique ? Bruno Tinel, chercheur en histoire de la pensée économique contemporaine, finances publiques et rapports au travail, a généreusement accepté d’y répondre.
Ensuite nous proposons quelques réflexions sur la difficulté à représenter le mode de fonctionnement abstrait de l’économie, les éléments du langage cinématographique dont les cinéastes disposent, l’évolution de la représentation de l’économie dans le cinéma et quelques autres pistes de recherche, suivis de critiques de trois films phares sur l’économie.
En 1931, (sortie en 1932) Yves Allegret réalise son film classique, Prix et profits, mettant en scène la production et la vente des pommes de terre. Béatrice de Pastre analyse les propos et les moyens cinématographiques mis en œuvre. Grand précurseur, Johan van der Keuken a entrepris un film sur l’argent en 1984, au moment même où les effets des mesures néolibérales commençaient à se faire sentir. Thierry Nouel nous propose une analyse critique approfondie de I ♥ $, ce film prémonitoire. Catherine Bot, de son côté, aborde l’écriture novatrice, inhabituelle en termes télévisuels, d’Alexander Kluge avec Nouvelles de l’Antiquité idéologique, (2009), qui reprend — 80 ans plus tard et dans le contexte d’un nouveau krach boursier — le projet ambitieux d’Eisenstein, conçu en 1929, d’adapter cinématographiquement le Capital de Karl Marx, sous une forme proche de celle d’Ulysse de James Joyce.
Puis nous donnons la parole aux praticiens : réalisateurs, militant et comédien, programmateurs. Lors des projections de leur film, deux réalisateurs discutent avec le public, Gérard Mordillat sur Le Grand Retournement, sa transposition de la pièce de théâtre de Frédéric Lordon, D’un retournement l’autre, et Marie-Dominique Dhelsing sur son expérience de film de commande pour Arte, Faut-il avoir peur de la dette ? Jérôme Palteau, réalisateur et Xavier Mathieu, militant et comédien, raconte La Saga des Conti. Michèle Blumental nous fait part d’une expérience interactive, investissant trois formes d’écritures, avec les ouvrières de Lejaby. Puis Gilles Perret, réalisateur des films, Ma mondialisation, De mémoires d’ouvriers, Walter, retour en résistance et Les Jours heureux, explique son cheminement. En guise de mode d’emploi, Sylvie Agard et Marianne Palasse nous livrent, de leur point de vue de programmatrices, quelques réflexions sur l’organisation des projections-rencontres.
Pour finir, Claude Bailhlé récapitule les problématiques économiques contemporaines et interroge leurs possibles représentations dans le documentaire, tout en pointant quelques démarches phares dans la filmographie — structurée en quatre catégories — et annexée à sa réflexion.
Les citoyens, qui réfléchissent sur l’économie et le besoin urgent de changement, réclament des outils et des lieux : pour s’approprier les connaissances indispensables, pour faciliter la prise de parole et l’argumentation, pour s’expliquer l’économie et proposer d’autres modes de fonctionnement face à l’idéologie néolibérale. Le film documentaire peut certainement aider, tel un catalyseur, à la prise de conscience des enjeux et des stratégies à mener. Avec ce vingt cinquième numéro, nous espérons y contribuer.
Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 5, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0005, accès libre)