De la solitude des premiers opérateurs à la mise en œuvre des équipes de tournage

Le cas des opérateurs Lumière

Dominique Moustacchi, Béatrice de Pastre

Le 13 février 1895, Auguste et Louis Lumière, déposent le brevet du « Cinématographe » : une machine légère, maniable (5 kg contre 50 pour le kinétoscope Edison), facilement transportable puisqu’il tient dans une caisse en bois de la taille d’une valise et surtout permettant à la fois la prise de vues, le tirage et la projection. Elle utilise une pellicule 35 mm de largeur à perforations rondes à raison d’une seule de part et d’autre de chaque photogramme. Son utilisateur est donc autonome et mobile de par la simplicité et le faible encombrement de l’appareil.

Afin de tester cette invention, Louis Lumière tourne, durant toute l’année 1895, des vues dans son univers professionnel (l’usine de Monplaisir) et familial, comme la résidence d’été du Clos des plages à La Ciotat, la maison familiale à Lyon, ou chez sa sœur Jeanne, épouse Koehler, où il mit souvent en scène ses neveux : Marcel et Madeleine. Il semble qu’il soit d’ailleurs seul à utiliser le prototype comme il le précise à Georges Sadoul en 1948, son frère Auguste n’ayant tourné qu’une seule bande : Mauvaises herbes1.

Dès 1895, la parution de comptes rendus élogieux décrivant le bien-fondé de l’invention suscite des demandes d’achat pour le cinématographe. Mais la famille Lumière compte bien être seule à exploiter l’appareil comme le confia Antoine Lumière à Georges Méliès : « C’est un grand secret que cet appareil. Je ne compte pas le vendre. Je veux en faire moi-même l’exploitation » 2. Après donc cette année d’expérimentation, l’entreprise cinématographique Lumière quitta le cercle familial pour partir à la conquête de marchés et de paysages. Des opérateurs sont formés, rapidement, afin de prendre en main l’outil et d’acquérir l’autonomie que permet le cinématographe. La première étape de cette formation passe parfois par la projection comme s’en explique Félix Mesguich : « Je n’ai aucune notion d’électricité, et j’ignore tout de la photographie, mais il m’engage tout de même, m’assurant que je m’y mettrait facilement » 3. Le jeune homme – il vient tout juste d’être dégagé de ses obligations militaires – devient assistant de cabine, participant à l’installation et l’exploitation de la première salle ouverte à Lyon fin janvier 1896, puis dans les semaines qui suivent, il s’occupe des installations de Mâcon et Chalon-sur-Saône. Et très vite il est appelé à partir « recueillir des scènes locales » : on le missionne pour New-York de par sa connaissance de la langue anglaise. Il fait un premier essai dans la cour de l’usine de Monplaisir qui est une réussite. Une bataille de femmes4 fut ainsi inscrit dans le premier catalogue de vente de la firme et « MM. Lumière me préviennent que j’aurai à m’embarquer au Havre à la fin du mois de mai » 5. Ce témoignage atteste de la facilité qu’il y a à s’emparer du cinématographe pour un novice, tant dans sa fonction de « projecteur » que dans celle de « caméra ». Mais facilité d’usage et formation approximative n’ôtent pas toute angoisse aux opérateurs restés seuls avec leur machine et surtout seuls face aux sujets qu’ils ont à cinématographier. Même le premier d’entre eux, Alexandre Promio n’échappe pas à la crainte :

Mon premier voyage eut lieu en Espagne. J’étais quelque peu ému. Je me sentais bien seul, entièrement livré à moi-même et je redoutais un insuccès. Un télégramme venu de Lyon, après mes premiers envois, fut un précieux encouragement, je pris confiance et poursuivis ma route avec moins d’inquiétude. 6

Les opérateurs tournent « à l’aveugle », sans retour du regard d’un autre, sans viseur et « sans retour-image ». Dans les premiers mois d’utilisation du cinématographe, c’est la maison mère qui confirme, ou pas, la qualité des vues. Cet « abandon » marqua fortement Félix Mesguich, qui fit de cette solitude, quelques trente-cinq ans après les faits, le fondement de la geste de l’opérateur :

Ce n’était pas une expédition. Pas d’autre aide que les quelques mercenaires recrutés sur place dans des conditions parfois difficiles. Je me revois par monts et par vaux, dans des pays inconnus, lourdement chargés de mon trépied et de ce rouet magique avec lequel j’ai « tourné » sous toutes les latitudes et emmagasiné le monde sur le film.
Seul ! oui, j’étais seul ou à peu près ! il me fallait penser à tout, préparer l’itinéraire, chercher le gîte, transporter les accessoires, trouver les sujets, prendre les vues, développer les négatifs, fixer les positifs et, fréquemment même, en effectuer la projection. 7

Tout passe donc à travers le regard de ces hommes seuls, qui tout en domptant une technologie neuve, donne naissance à un art. Tout un monde en pleine mutation passe à travers l’objectif de leur outil, prolongement de leur œil. La mission dont ils se sentent investis est clairement affichée : « révéler sous leur “forme visuelle” à toute une génération, les paysages de notre planète et les mœurs de ses habitants les plus lointains, dans leur exacte réalité, ce que personne n’avait encore fait » 8. Ainsi Promio place le cinématographe dans une gondole sur le Grand Canal à Venise car « si la caméra immobile permet de reproduire des objets mobiles, on pourrait peut-être retourner la proposition et essayer de reproduire à l’aide du cinéma mobile, des objets immobiles » 9. Le travelling est né, ou plutôt le panorama, pour reprendre le terme consacré de l’époque 10. De son côté, Mesguich détaille l’un de ces dispositifs, pour ne pas dire bricolages, que ces inventeurs de l’image mettent en œuvre dans leur quête du réel :

Au cœur de Madrid, j’ai trouvé une combinaison simple à la vérité, pour bien en marquer le caractère. Installé sur la plate-forme avant, je prends tout bonnement le « tramvita » attelé de mules qui m’emporte de la Puerta del Sol jusque dans les faubourgs. Je sens battre les artères de la capitale devant mon appareil, qui absorbe le mouvement incessant de la rue et sa gaité, c’est-à-dire la vie qui passe par-dessus les oreilles pointues des mules. 11

Ces quelques témoignages attestent que les premiers utilisateurs du cinématographe ont su le discipliner seuls et développer des ressources d’ingéniosité afin de lui faire rendre pleinement son potentiel technologique et esthétique. La prise de vue ne se fait pas au « hasard » 12, elle est réfléchie, expérimentée, cadrée, dominée de bout en bout. Cette maîtrise allant parfois jusqu’à l’organisation de la chose à filmer, à sa mise en scène.

Un chef d’orchestre

Dès les premiers « films de famille » des premiers mois d’expérimentation, Louis et Auguste Lumière ont volontairement scénarisés et « mis en scène » leur quotidien. Ils choisissent l’axe de prise de vue, la distance entre le sujet et le cinématographe et mettent en place la scène, comme au théâtre. Il suffit de voir certaines saynètes comme Partie d’écarté13 ou Concert14 pour constater que l’opérateur ne s’est pas contenté de laisser tourner sa caméra pour prendre « sur le vif » un moment de détente. Les membres de la famille et les amis filmés « jouent » avec force mimiques devant l’appareil en prenant des poses qui n’ont rien de naturel. Et ce, malgré les dénégations de Louis lorsque Georges Sadoul, dans leur entretien de 1948, employa le terme de « mise en scène » : « (…) [mes] films de 1895 avaient avant tout entendu reproduire la vie » 15. Mais au-delà de ces premiers « essais » réalisés au sein du cercle familial, un constat semblable peut être fait pour nombre de vues réalisées sous la tutelle d’un concessionnaire ou par un opérateur libre de toutes astreintes administratives. En effet, pour conserver la mainmise sur l’exploitation de l’outil, les frères Lumière mettent en place début 1896 un système où des concessionnaires achètent l’exclusivité des projections dans une ville française ou dans un pays étranger. Ce sont souvent des distributeurs de produits photographiques Lumière tentés par la nouveauté des images animées. En échange d’un fort pourcentage des recettes (50 %), ils reçoivent en prêt un Cinématographe avec son équipement de projection et des films, ainsi que des opérateurs recrutés et formés à Lyon pour sa mise en œuvre, personnel rémunéré par les concessionnaires. Seule une partie des opérateurs envoyés par la firme est habilitée à effectuer des prises de vues, et dispose donc du matériel nécessaire et de bandes vierges. D’autres, non liés à un concessionnaire en particulier, effectuent de véritables tournées à travers un pays et viennent ainsi nourrir les programmes des projections. En 1897, le système des concessions est abandonné et le matériel de projection, de prise de vue et les films sont alors mis en vente aux concessionnaires et à des opérateurs désirant se mettre à leur compte. Les archives de la maison Lumière ayant en grande partie été détruites, il est particulièrement complexe aujourd’hui de retracer précisément le mode de fonctionnement des concessionnaires et de leurs opérateurs. Cependant, les témoignages laissés par certains d’entre eux ainsi que la vision de différentes bandes peuvent nous donner quelques pistes.

Londres fut la première capitale où des vues furent tournées. Antoine Lumière y avait envoyé comme concessionnaire dès février 1896, son vieil ami, l’un des fidèles des vacances à la Ciotat, l’artiste de music-hall Félicien Trewey, qui y avait triomphé et avait gardé de nombreuses relations dans le monde du spectacle 16. En 1897, il semble que sa succession soit prise par Jules Fuerst, un photographe londonien qui tenait avec son frère, depuis 1894, une agence de photographie dans laquelle il vendait des plaques Lumière. 17 Or, on note la présence de ces deux hommes côte à côte dans la vue Danseuse des rues18 où ils se sont joints aux badauds qui regardent danser les jeunes filles tandis qu’eux-mêmes fixent l’objectif de la caméra en souriant. Le manque de sources ne nous permet pas de dire avec certitude qui a filmé cette scène puisqu’au moins deux opérateurs, Charles Moisson et Alexandre Promio 19, se sont succédés en Angleterre 20. En regardant les images, on ne peut imaginer que les deux concessionnaires – l’ancien et le futur – se soient trouvés là par inadvertance… Cet exemple nous semble attester qu’il ne s’agit pas d’une simple prise de vue tournée au hasard d’une rue mais bien d’une « représentation » montée de toute pièce avec la complicité des trois hommes : un opérateur et deux « animateurs » de la vue qui entrent dans le champ pour dynamiser le rythme de la scène. Ce cas de figure se reproduisit fréquemment dans nombre de vues Lumière, où l’image laisse apparaître soit le concessionnaire soit un individu dirigeant la foule. Les gestes effectués, visibles sur les bandes, peuvent être des indications de mouvements, de positionnement dans le champ des personnes filmées pour l’homme qui tourne la manivelle ou de simples saluts ou signes de reconnaissance.

Le même Charles Moisson se trouve en Italie et plus particulièrement à Venise à l’été 1896 où trois vues : Arrivée en gondole21 ; Pigeons sur la place Saint-Marc22 et Tramway sur le Grand Canal23 lui sont formellement attribuées. Or que montrent-elles, sous couvert de reportage filmique ? L’épouse de l’opérateur, Marie, en présence d’un ou plusieurs hommes. Ceux-ci sont difficilement identifiables mais sur la vue Pigeons sur la place Saint-Marc il semble bien, que l’homme présent à l’image soit le concessionnaire Lumière pour l’Italie du nord, Vittorio Calcina, dont on retrouve fréquemment le nom dans la presse de l’époque 24. Au-delà de leur aspect documentaire, ces vues dénotent, là encore, la complicité et la connivence qui pouvaient parfois se tisser entre ces personnages engagés par un contrat professionnel. Cette entente les conduit à se représenter les uns, les autres, tout se passant comme si, la prise de vue avec le cinématographe reproduisait le dispositif familial des premières heures, la famille s’entendant ici aux collègues de travail qui constituent la « famille » de l’expatrié.

Mais l’un des cas les plus singuliers de « collusion » entre un opérateur et son concessionnaire pourrait être illustré par les vues tournées en Suisse par Constant Girel 25 ou Alexandre Promio sous la houlette de François-Henri Lavanchy-Clarke. En effet, l’assiduité avec laquelle ce dernier se retrouve à l’image, donne à penser qu’il y avait peu de place laissée à l’improvisation et que ces vues ont été très vraisemblablement minutieusement orchestrées par le preneur de vues et son complice.

Mais qui était donc ce personnage soucieux de se mettre systématiquement en scène ? Devenu le concessionnaire de la maison Lumière pour la Suisse, il organise en mai 1896 la première projection du cinématographe à Genève au Palais des Fées à l’occasion de l’Exposition nationale 26. Or, on peut relever, dans la dizaine de vues tournées à Lausanne et à Genève par l’un ou l’autre des deux opérateurs 27 que le concessionnaire y est fréquemment présent puisqu’il apparaît à l’image sur plus de la moitié d’entre elles : Laveuses, Scieurs de bois, Cortège arabe, Danse égyptienne, Fête au village, Place Bel-Air28 ; parfois pour donner des indications à l’opérateur mais le plus souvent juste pour être à l’image, ne faisant que passer, tel un Alfred Hitchcock avant l’heure ! Par ailleurs, dans Laveuses, Défilé du 8e bataillon29 et Berne : arrivée du roi de Siam30 la présence au premier plan d’un chariot portant la mention « Sunlight savon » ou d’une pancarte publicitaire « Sunlight Seife » n’est pas anodine puisque François-Henri Lavanchy-Clarke était également, depuis 1889, le représentant en Suisse de la firme anglaise Lever Brothers, fabricants du savon Sunlight. Il semble donc que notre homme ait disposé d’une grande autonomie, se permettant grâce au Cinématographe la promotion des produits qu’il représentait, inventant ainsi la publicité filmée ou ce que l’on appelle aujourd’hui le placement de produit… Dans cette configuration, l’homme à la caméra nous semble être assujetti, ou tout au moins dépendant, d’une organisation laissé à la liberté du concessionnaire, celui-ci agissant en metteur en scène/producteur. Le réel est alors orchestré pour l’objectif, décors et mouvements des « personnages » organisés pour la réussite de la scène selon des critères qui ne sont plus seulement ceux de la maison Lumière.

De l’orchestration à l’équipe de tournage

Étudions maintenant la pratique de l’un des opérateurs « historiques » de la maison Lumière, Gabriel Veyre 31, dont la correspondance avec sa mère, 32 nous éclaire parfois sur certains aspects de son travail. Il effectue un premier voyage en Amérique centrale de juillet 1896 à décembre 1897 dont il rapportera 17 vues du Mexique qui sont, pour la plupart, des vues documentaires. Malheureusement aucune des bandes prises dans les autres pays visités (Cuba, Colombie, Panama, Venezuela, Martinique) ne sont parvenues jusqu’à nous. Ses lettres donnent peu d’indications sur sa façon de tourner mais on perçoit cependant à leur lecture, sa soif de découverte et son envie de prendre des images inédites. Mais était-il seul ? Avait-il des assistants ? Nous savons uniquement qu’il part accompagné de son concessionnaire Claudio Fernando Baron Bernard et que les deux hommes bénéficieront d’un deuxième appareil, mais très certainement destiné à la projection plus qu’à la prise de vues. Cependant, si l’on s’arrête sur la vue Repas d’Indiens33 dans laquelle des Indiens sont assis en cercle entourés par des spectateurs occidentaux au pied de l’arbre de la Noche Triste à Popotla, on note la présence de Fernand qui lui fait de nombreux signes de la main, jette un objet au milieu du cercle puis se lève pour redresser le chapeau d’un autre homme et maintenir la tête d’une femme en direction de la caméra. On a donc bien ici un homme présent pour « organiser » la scène… Preuve s’il en est que même les vues dites documentaires sont rarement une prise du réel sans artifice. C’est la seule vue mexicaine où nous avons pu trouver ce genre de dispositif mais cela pourrait indiquer que nombre d’entre elles relèvent en partie d’une reconstitution…

Veyre semble d’ailleurs aimer ce genre d’ambiguïté, poussant l’exercice à l’extrême puisqu’il ira jusqu’à recréer un faux duel au pistolet 34. La bande, tournée dans le parc de Chapultepec à Mexico, reconstitue un événement qui s’est réellement produit entre deux députés. Bien que classée en « fiction » dans les catalogues de la société Lumière, elle reproduit la réalité avec une telle fidélité qu’elle provoqua à la fois un scandale parmi le public mexicain, persuadé de la véracité de la scène et l’hostilité de la presse locale :

[…] Montrer sans la moindre explication un faux duel auquel participent des individus déguisés avec l’uniforme du corps respectable, constitue un affront envers la police et la loi, un affront des plus grossiers car le public, s’il est étranger ou simplement ignorant des faits, ne peut pas savoir s’il s’agit d’un simulacre ou d’une véritable affaire d’honneur 35.

Après un court séjour en France, notre homme effectue un second voyage, via le Canada, pour se rendre en Asie, au Japon et en Chine dans un premier temps, puis en Indochine où il arrive au printemps 1899 et dont il repartira en février 1900. Si, au départ, il est envoyé par les frères Lumière pour présenter et promouvoir la nouvelle invention, ce qui l’autorise désormais à écrire sur un papier à en-tête de la maison Lumière 36, son voyage se transforme en mission puisque le gouverneur général de l’Indochine, Paul Doumer, lui commande cinq cents vues pour l’exposition universelle de 1900 : « (…) [Le gouverneur de l’Indochine] a fait donner des ordres pour me faciliter tous mes voyages et m’a prié de prendre le plus grand nombre de vues possible pour l’Exposition de Paris afin de faire connaître à la France le Tonkin tel qu’il est.(…) » 37.

Il livre à sa correspondante quelques indications sur la façon dont il a opéré :

J’ai cinq cents vues de cinémato à prendre et à développer, ce qui représente un fort travail. J’ai pris pour m’aider deux garçons qu’on appelle ici des « boys ». Ce sont deux annamites dont l’un s’occupe surtout de ma chambre, de mon linge (…). L’autre s’occupe principalement de la photographie. En outre, comme il parle très bien le français (…) il me sert d’interprète lorsque je vais dans la brousse où les paysans ne comprennent pas un mot de français. Il leur explique ce qu’il y a à faire pendant que je prends mes vues. (…) 38

Ce travail en équipe est tout à fait perceptible dans certaines des bandes « indochinoises » puisqu’il arrive par exemple qu’un homme dirige l’action pour l’opérateur comme dans Tirailleurs annamites (Boxe)39. Ici il s’agit de l’entraîneur des soldats qui se retourne vers l’opérateur et lui désigne les hommes à l’exercice. De même, deux vues saisissent un homme derrière un Cinématographe en train d’enregistrer une scène. Dans La sortie de l’Arsenal40, l’appareil au premier plan, est installé devant la porte et un homme tourne la manivelle. Veyre filme ainsi un individu en train de tourner. Effet du hasard ? Ce dernier ne fait peut-être que simuler un tournage ? Impossible de répondre… Mais dans la série des six vues prises à bord du navire Le Tonkin41 montrant les activités diverses des passagers sur le pont, sur l’une d’entre elles, [Jeux à bord du « Tonkin », V] [n° 4 225] c’est Gabriel Veyre lui-même qui est filmé… ce qui atteste de la présence d’un deuxième opérateur !

Il arrive ainsi que dans diverses vues, l’on pressente la volonté du « metteur en scène » d’ordonner l’espace autour de lui jusqu’à figurer, dans les premières mises en abîme de l’histoire du cinéma, l’acte lui-même de la prise de vue. On est ainsi passé en quelques mois du « filmer seul » des premiers temps au « filmeur filmé » qui témoigne de la maturité et de la maîtrise de l’opérateur devenu réalisateur.


  1. Georges Sadoul : Lumière et Méliès, p.40, éd. Lherminier, Paris, 1985, 279 p. Vue n° 64 du Catalogue des vues – Première liste, 1897, projetée le 29 mars 1896 à Lyon sous le titre La Destruction des mauvaises herbes.
  2. Cité par Georges Sadoul, p. 36, Ibid.
  3. Félix Mesguich, Tours de manivelle. Souvenirs d’un chasseur d’images, Ed. Bernard Grasset, 1933, p. 3.
  4. Vue n° 215 du Catalogue des vues – Première liste, 1897, inscrite sous le titre Bataille de femmes (deux femmes seulement), programmée le 21 juin 1896 à Lyon sous le titre Une bataille de femmes (Lyon républicain, 21 juin 1896).
  5. Ibid, p. 7.
  6. G.M. Coissac, Histoire du cinématographe de ses origines à nos jours, Cinéopse, 1925, p. 195.
  7. Félix Mesguich, op. cit., avant-propos, p. XII.
  8. Ibid. p. XIV.
  9. Coissac, op. cit., p. 197.
  10. Terme qui renvoie au dispositif spectaculaire de la fin du XVIIIe siècle qui mettait le spectateur au cœur d’une image à 360°, d’abord peinte puis photographique.
  11. Mesguich, op. cit., p. 41.
  12. Félix Mesguisch décrit ainsi précisément la façon dont il procède aux chutes du Niagara : « Sur chaque versant, je choisis des emplacements qui me permettent de reproduire les divers aspects des chutes du Niagara […], je me suis finalement placé sur le roc, tout au bord du précipice », op. cit, p. 16-17.
  13. Vue n°73 du Catalogue des vues – Première liste, 1897, projetée le 23 février 1896 à Lyon sous le titre Une Partie d’Ecarté (Lyon républicain, 23 février 1896).
  14. Vue n°22 du Catalogue des vues – Première liste, 1897, programmée le 18 avril 1896 à Lyon sous le titre Le Concert (Le Progrès, 18 avril 1896). Non attribuée de façon certaine à Louis Lumière car cette vue ne fait pas partie de celles dont il s’attribue la paternité dans l’interview donnée à Georges Sadoul (op.cit.), néanmoins elle fait partie des vues « familiales » et a été tournée à la villa Lumière du Clos des Plages à La Ciotat et de ce fait pourrait avoir été tournée par lui-même.
  15. Georges Sadoul, op. cit., p. 43.
  16. Yves Chevaldonné : « L’homme en morceaux, raccommodé : de Félicien Trevey au Professor Trewey » p. 22, 1895, éd. AFRHC, n° 36, février 2002.
  17. John Barnes : The Rise of the Cinema in Great Britain, The beginning of the Cinema in England, 1894-1901 : Volume 2, 1897, p. 7° et 125-126, Ed. Bishopsgate Press Limited, 1983, 272 p.
  18. Vue n° 249, Catalogue des vues – Première liste, 1897, programmée le 17 mai 1896 à Lyon sous le titre Danseuses de rue à Londres (Le Progrès, 17 mai 1896).
  19. Charles Moisson fut l’un des premiers opérateurs Lumière. Etabli à Lyon en 1894, il organisa les premières séances de projection de Bruxelles (les 1° et 12 novembre 1895), à la Sorbonne (le 16 novembre 1895) et au Salon Indien (le 28 décembre 1895) à Paris avec Francis Doublier. Quant à Alexandre Promio, son intérêt pour la photographie puis pour les vues animées l’amène à rencontrer les frères Lumière au début de 1896. Il occupera très vite une place essentielle et sera nommé chef du service cinématographique en charge de la formation des premiers opérateurs. Ce fut l’un des preneurs de vues les plus prolixes, sillonnant le monde pour le compte de la société pendant plus de huit ans.
  20. Michelle Aubert et Jean-Claude Seguin (collectif, sous la direction de) : La Production cinématographique des Frères Lumière, p. 286, éd. CNC/Université de Lyon 2, 1996.
  21. Vue n° 291, Catalogue des vues – Première liste, 1897. Programmation de Venise – Gondoles le 2 août 1896 à Lyon (Lyon républicain, 2 août 1896). On ne peut savoir s’il s’agit de la vue Arrivée en gondole projetée sous un titre différent ou s’il s’agit d’une autre vue au thème similaire, cependant les deux autres vues tournées par Charles Moisson à Venise ont été programmées en 1896.
  22. Vue n° 292, Catalogue des vues – Première liste, 1897, programmée le 2 août 1896 à Lyon sous le titre Venise – Les Pigeons de la place Saint-Marc (Lyon républicain, 2 août 1896).
  23. Vue n° 293, Catalogue des vues – Première liste, 1897, programmée le 27 septembre 1896 à Lyon sous le titre Tramways à Venise (Lyon républicain, 27 septembre 1896).
  24. Aldo Bernardini, « L’Aventure italienne du Cinématographe Lumière », L’Aventure du Cinématographe, Actes du Congrès mondial Lumière, Université Lumière Lyon 2, éd. Aléas, 1999, p. 19.
  25. François-Constant Girel commence par étudier la pharmacie. Grâce à son beau-frère qui travaillait pour le compte de la société Lumière, il est introduit auprès des deux frères et il débute sa carrière comme opérateur de prises de vue en 1896, métier qu’il exerça pendant deux ans.
  26. Roland Cosandey, « Le catalogue Lumière (1896-1907) et la Suisse » p. 3-8, 1895, éd. AFRHC, Paris, n° 15, décembre 1993.
  27. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible d’établir précisément la paternité des vues à l’un ou à l’autre des deux hommes.
  28. Vues n° 60, Catalogue des vues – Première liste, 1897, projetée le 27 juin 1896 à New York sous le titre Washing Day in Switzerland [Jour de lessive en Suisse] (The New York Dramatic Mirror, 4 juillet 1896) ; n° 93, Catalogue des vues – Première liste, 1897, programmée le 14 novembre 1896 à Marseille sous le titre Place Saint-François et scieurs de bois (Le Bavard, 14 novembre 1896) ; n° 310, Catalogue des vues – Première liste, 1897, programmée le 14 juin 1896 à Lyon sous le titre Cortège arabe (Exposition de Genève) (Lyon républicain, 15 juin 1896) ; n° 311, Catalogue des vues – Première liste, 1897, programmée le 26 septembre 1896 à Périgueux sous le titre La Danse orientale (L’Avenir de la Dordogne, 27 septembre 1896) ; n° 312, Catalogue des vues – Première liste, 1897, programmée le 29 août 1896 à Lyon sous le titre Fête au village suisse (Lyon républicain, 29 août 1897).
  29. Vue n° 316, Catalogue des vues – Première liste, 1897, programmée le 15 octobre 1896 à Montpellier sous le titre Le défilé d’un bataillon en Suisse (L’Éclair, 15 octobre 1896).
  30. Vue n° 786, Catalogue des vues – Cinquième liste, 1897, programmée le 6 juin 1897 à Lyon sous le titre Arrivée du Roi de Siam à Berne (Lyon républicain, 6 juin 1897).
  31. Pharmacien à l’origine, Gabriel Veyre est engagé par les Lumière au printemps 1896 pour le compte desquels il part tourner en Belgique. La même année, il se trouve au Mexique puis en Amérique du sud. En 1898, il entreprend un nouveau voyage qui le conduisit au Canada puis en Asie, à travers le Japon, la Chine et surtout l’Indochine où il restera dix mois.
  32. Philippe Jacquier et Marion Pranal, Gabriel Veyre, opérateur Lumière – Autour du monde avec le Cinématographe – Correspondances : 1896-1900, Actes Sud, 1999.
  33. Vue n° 351, Catalogue des vues – Première liste, 1897, projetée le 13 septembre 1896 à Mexico sous le titre Un grupo de indios al pie del árbol de la noche Triste en Popotla [Un groupe d’Indiens au pied de l’arbre de la Noche Triste à popotla] (El Tiempo, 13 septembre 1896).
  34. Vue n° 35 : Duel au pistolet (longueur : 12 mètres), Catalogue des vues – Première liste, 1897, programmée le 21 février 1897 à Lyon sous le titre Mexique – Un Duel au Pistolet (Lyon républicain, 21 février 1897).
  35. El Impartial, 14 décembre 1896, cité par Philippe Jacquier et Marion Pranal : Gabriel Veyre, opérateur Lumière – Autour du monde avec le Cinématographe – Correspondance (1896-1900), p. 95, op.cit.
  36. Philippe Jacquier et Marion Pranal : « Gabriel Veyre, opérateur Lumière (1896-1900) », L’Aventure du Cinématographe, Actes du Congrès mondial Lumière, Aléas, 1999, p. 83.
  37. Lettre à sa mère, Hanoi, 26 mai 1899, Philippe Jacquier et Marion Pranal, Correspondances, op.cit, p. 195.
  38. Lettre à sa mère, Haiphong, 9 octobre 1899, ibid, p. 213-21.
  39. Vue n° 1266, Catalogue général des vues positives, 1901, programmée le 18 novembre 190° à Lyon sous le titre À travers l’Indo-Chine (1° série). Tirailleurs anamites (leçon de boxe) (Le Progrès, 2° novembre 1900).
  40. Vue n° 1279, Catalogue général des vues positives, 1901.
  41. Seule une vue de cette série : À bord du « Tonkin » – Le saut à la corde, n° 1131 est inscrite aux catalogues de la société Lumière. Cependant, le 14 avril 1900, est programmé à Lyon Jeux à bord du « Tonkin » (Le Progrès, 15 avril 1900). Dans l’état actuel des connaissances on ne peut savoir s’il s’agit de la vue À bord du « Tonkin » – Le saut à la corde ou de l’une des cinq vues non retenues.

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 19, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0019, accès libre)